Détecteurs de chute, piluliers électroniques, monitoring à distance des paramètres cardiovasculaires… le domaine de la santé fait l’objet de nombreuses avancées technologiques. Celles-ci profiteront-elles à tous, y compris aux plus fragilisés?
Article publié le 26 octobre 2016.
Combien de pas avez-vous effectués aujourd’hui? Combien de calories avez-vous ingurgitées? Votre fréquence cardiaque est-elle au beau fixe? Aujourd’hui, les initiatives commerciales qui permettent de surveiller vos paramètres de santé au quotidien foisonnent. Côté entreprises, le projet «Digital Health Valley» du ministre Alexander De Croo compte soutenir l’innovation et l’entrepreneuriat dans le domaine des «applis santé». Côté patients – ou consommateurs, selon le point de vue –, la ministre fédérale de la Santé, Maggie De Block, a lancé en juillet dernier son appel à projets «santé mobile» pour stimuler l’utilisation d’applications qui permettent de promouvoir ou de suivre la santé à distance depuis un appareil mobile (smartphone, tablette, montre connectée). Cinq domaines de la santé sont visés: les soins du diabète, les soins de santé mentale, les soins d’AVC aigus, les soins cardiovasculaires et les soins pour les patients souffrant de douleur chronique. Au total, 3,25 millions d’euros ont été dégagés et les projets sélectionnés prendront cours début 2017 pour une durée de six mois. Pour la ministre, ces applications offrent aux patients l’occasion de devenir «copilotes de leur santé» puisque ceux-ci pourront suivre personnellement leurs paramètres de santé et communiquer à distance avec leur prestataire de soins.
Exit la fracture numérique?
Les nouvelles technologies ouvrent un vaste horizon de possibilités pour faciliter le diagnostic, contrôler la santé à distance (monitoring connecté), améliorer le confort des patients (domotique) et leur autonomie, sécuriser leurs lieux de vie (prévention et détection des chutes) ou encore pour favoriser la communication entre professionnels de la santé et patients. Ce sont aussi les champs de la prévention ou de l’autodépistage qui sont investis par de nouvelles applis mobiles: «Vu le succès grandissant des smartphones, nous souhaiterions développer une application sur les infections sexuellement transmissibles», explique par exemple Thierry Martin, de la Plateforme prévention sida. Cet outil se destinera particulièrement aux jeunes et abordera, sous une forme ludique, les aspects touchant à la prévention, au dépistage et au traitement. L’opération, dont le coût est estimé à 20.000 euros, devrait être lancée au printemps prochain si les autorités publiques régionales répondent favorablement aux demandes de financement de l’association. Quant au dépistage du VIH via un smartphone, si un accessoire a été mis au point et testé par des ingénieurs américains, son utilisation n’est pas encore à l’ordre du jour en Belgique, où les autotests «classiques» arrivent à peine en pharmacie.
Ces nouvelles technologies seront-elles accessibles à tous? À ce jour, seule l’utilisation de capteurs de glycémie est remboursée aux patients dans le cadre d’une convention concernant l’autorégulation du diabète sucré. Mais Maggie De Block envisage la possibilité d’en rembourser d’autres. «Un des objectifs des projets pilotes ‘santé mobile’ est d’étudier la possibilité de remboursement des applications et de définir les critères qui constitueront les conditions pour le remboursement», explique Audrey Dorigo, porte-parole de la ministre. Ces critères toucheront tant à la protection de la vie privée, la sécurité, l’interopérabilité (la possibilité de fonctionner avec le dossier patient) qu’au fait de posséder un certificat européen et d’être «scientifiquement fondés».
Si le remboursement facilitera l’accessibilité à la santé connectée, une crainte plane de manière diffuse: que ces nouvelles technologies puissent être utilisées pour contrôler les patients. «Il y a quelques mois, un médecin a refusé de soigner une personne parce qu’elle n’avait pas adapté son mode de vie», illustre Bernadette Pirsoul, de la Ligue des usagers des services de santé (Luss). Autre cas de figure, la fibrose pulmonaire idiopathique, une maladie qui évolue rapidement et dont le traitement est très coûteux. «Pour avoir accès à son remboursement, il faut justifier six mois sans fumer, alors que cette maladie n’a pas forcément de rapport avec le fait de fumer ou pas. Le fait qu’une prise en charge soit conditionnée à un comportement existe déjà. Les nouvelles technologies pourraient clairement faciliter le contrôle.»
Au-delà du coût, c’est la maîtrise des outils qui pose question. La Ligue des familles s’inquiète du véritable «illettrisme numérique et digital» qui sévit dans notre pays: 14% de la population n’a toujours pas d’ordinateur ni internet, un Belge sur trois ne sait pas utiliser un traitement de texte, et un sur cinq est incapable d’envoyer ou de recevoir des e-mails, relève l’association. «Ce n’est pas parce que chaque ménage a un ordi dans son salon que tout va bien. La maîtrise des outils est la question du moment, cette fracture deuxième génération est tout aussi importante que ne l’était celle de la fracture numérique d’il y a quinze ans», commente Delphine Chabbert, secrétaire politique, dans Le Ligueur(1). «Si l’on veut que ça marche, il faudra financer l’achat de smartphones et former les usagers, confirme Julie Delbascourt, de l’asbl Psytoyens qui fédère des associations d’usagers en santé mentale. Si certains d’entre eux sont hyper-connectés, pour d’autres, ces évolutions pourraient être synonymes d’une augmentation de la fracture.»
L’enjeu réside plutôt dans la nécessité d’orienter ce public dans le dédale des milliers d’offres, plus ou moins commerciales, plus ou moins éthiques, proposées aux seniors en matière de nouvelles technologies.
«Il n’existe pas d’outil adapté à tous les patients», argumente de son côté Didier de Riemacker, qui coordonne le Réseau Santé Namur (réforme 107) mais qui s’exprime ici à titre personnel. «Quand on travaille avec des personnes en situation de précarité, on s’aperçoit que certaines sont parfois très connectées. Car cela joue sur la récupération de l’image de soi. Ce n’est pas parce qu’il y a fracture numérique qu’il faut s’empêcher d’innover.» Du côté d’Eneo, mouvement des aînés proche des Mutualités chrétiennes, on estime que, si la génération actuelle des aînés est encore un peu perdue face aux ordinateurs et aux réseaux sociaux, dans vingt ans, ce ne sera plus le cas. L’enjeu, pour l’association, réside plutôt dans la nécessité d’orienter ce public dans le dédale des milliers d’offres, plus ou moins commerciales, plus ou moins éthiques, proposées aux seniors en matière de nouvelles technologies.
Des robots en lieu et place des médecins?
Si l’image du robot-médecin semble – jusqu’ici – caricaturale, la crainte de l’effacement progressif de la relation de soins est manifeste, de même que celle touchant à la perte de nombreux emplois dans le domaine de la santé. Dans les maisons de repos, le personnel de surveillance pourra être remplacé par des caméras et des traceurs GPS sur des montres connectées. «Cela coûtera aussi moins cher d’équiper les maisons que de créer de nouvelles places résidentielles, explique Cyril Brard, responsable ‘gérontechnologies’ chez Eneo. Le terme ‘maintien à domicile’ est jusqu’ici employé pour les personnes qui veulent rester chez elles. Mais dans le futur, on va probablement ‘devoir les maintenir à domicile’. Ce ne sera plus un choix.»
Même inquiétude dans le secteur de la santé mentale, où l’initiative de la ministre a reçu un accueil mitigé. «Les représentants des usagers pointent déjà des manques dans les contacts humains en psychiatrie. Les applications web ne renforceront-elles pas ce manque? Leur développement ne met-elle pas en péril l’investissement dans les aides assurées ‘de visu’?», s’interroge Julie Delbascourt. Didier De Riemaecker, du Réseau Santé Namur (RSN), n’est pas de cet avis. Il croit dur comme fer que de nouvelles applications en santé mentale pourront même favoriser la rencontre. C’est en ce sens que le RSN a développé plusieurs projets «numériques». Parmi eux, une application en développement permettra à l’usager de télécharger à tout moment sa «carte réseau», autrement dit sa carte de ressources personnelles, ainsi que son «plan de crise»: soit une liste des personnes ayant donné leur accord pour être contactées en cas d’urgence. À terme, un bouton d’appel devrait permettre de téléphoner à ces personnes en cascade, en fonction des horaires auxquels elles ont annoncé être disponibles. Autre fonction de l’appli: un rappel des stratagèmes à activer en cas d’urgence: les activités, les photos, les musiques qui font du bien, qui permettent à la personne de s’apaiser par elle-même. Un autre projet sera mené en cas de soutien financier dans le cadre de l’appel à projets «Mobile Health», une plateforme numérique sera mise sur pied pour valoriser, faire avancer certaines concertations entre usagers et professionnels. «Dans les deux cas, ces outils sont créés pour favoriser la rencontre, la relation, et que celle-ci ait lieu au bon moment», conclut Didier De Riemaecker.
Des données en veux-tu en voilà
L’arrivée soudaine des nouvelles technologies dans le champ de la santé augure d’un nouveau rapport au corps et à la médecine. La médecine, art de guérir, serait en passe de devenir une science de la mesure. En oubliant la subjectivité de la maladie et la notion de bien-être, la santé pourrait se réduire à une somme de chiffres et à une moyenne à atteindre. «Dans la médecine occidentale, on est dans le rallongement de la vie à tout prix, commente Cyril Brard. On peut faire le parallèle avec le courant du transhumanisme (Les penseurs transhumanistes comptent sur les biotechnologies et sur d’autres techniques émergentes pour pallier les déficiences et améliorer les caractéristiques physiques et mentales des êtres humains, NDLR). On est très loin de s’imaginer ce que sera la médecine dans 50 ans. Les progrès de la médecine sont ultra-liés aux progrès technologiques; or, la puissance de calcul des machines est exponentielle.»
«Nous sommes assez sceptiques quant à la sécurité offerte par les téléphones portables», Bernadette Pirsoul, Ligue des usagers des services de santé (Luss)
La confidentialité et la protection des données sont des enjeux phares de ce développement. Issues d’un marché énergique mais peu réglementé, les applications génèrent des milliards de nouvelles données qui circulent d’un bout à l’autre de la planète. La toute nouvelle née Andaman7 permet aux patients du CHU de Liège d’accéder à leur dossier médical sur leur smartphone. «Nous sommes assez sceptiques quant à la sécurité offerte par les téléphones portables», commente Bernadette Pirsoul, préférant s’appuyer sur les plateformes d’échanges électroniques mises sur pied depuis plusieurs années par les ministres de la Santé successifs. Quatre plateformes (une wallonne, une bruxelloise et deux en Flandre) sont chapeautées par la «plateforme e-santé» qui gère la sécurité globale du système. La quasi-totalité des hôpitaux généraux et psychiatriques est reliée au système, dont l’objectif est d’assurer une meilleure qualité et continuité des soins, ainsi que d’éviter les doubles examens, superflus et coûteux.
Chaque professionnel peut avoir accès à tous les documents concernant son patient, explique Bernadette Pirsoul. Au coeur du fonctionnement se niche le principe de consentement éclairé. «C’est un des points pour lesquels on s’est beaucoup battus. Le système ne peut fonctionner qu’à partir du moment où le patient a donné son consentement éclairé. Au départ de la réflexion, tout le monde était considéré comme consentant, sauf celui qui exprimait son refus. Nous on voulait et on a obtenu le contraire.» Autre point d’attention: pour accéder aux données du patient, le prestataire de soins doit pouvoir justifier son lien thérapeutique avec le patient. Les assurances, la médecine du travail, bref tout ce qui est de l’ordre du contrôle, ne peuvent pas accéder aux informations contenues dans cette énorme base de données.
À ce jour, plus de 4,2 millions de patients adhèrent au système. À terme, ils pourront aussi accéder au contenu des documents en ligne. «C’est un outil très utile pour les professionnels et les patients, conclut Bernadette Pirsoul. Il y a encore des ratés, mais cela fonctionne tous les jours un peu mieux.»
Si la sécurité de ces plateformes est probablement meilleure que celle des applis mobiles, aucune base de données n’est inviolable. «Dans un congrès de hackers, un gars a montré qu’il pouvait prendre contrôle à distance d’un pacemaker dans un hôpital, signale Cyril Brard. C’est très facile d’entrer dans le système d’un hôpital. On peut arriver jusqu’à la machine de monitoring qui aide les gens à respirer…
(1) https://www.laligue.be/leligueur/articles/l-analphabetisme-numerique-exclut-des-familles