Une fois finalisé, le traité transatlantique n’entrera pas d’office en vigueur. Le Parlement européen devra l’approuver avant cela. Et s’il disait non? Et si d’autres scénarios conduisaient à l’enterrement du TTIP?
Pratiquer la politique-fiction revient à regarder dans une boule de cristal. À part quelques volutes de fumée, on n’y voit souvent pas grand-chose. Pour le «parcours législatif» du TTIP, l’exercice mérite pourtant d’être tenté. Car on l’oublie, un accord éventuel entre la Commission européenne et les négociateurs américains ne signifierait pas que le TTIP puisse entrer en vigueur sur le territoire de l’Union européenne. Il faudra que le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne (voir encadré) donnent leur accord.
Ce détail est important car, avant 2009, le Parlement européen disposait de pouvoirs largement inférieurs à ceux du Conseil de l’Union européenne. Ce qui a changé depuis le traité de Lisbonne. Aujourd’hui, le Parlement doit notamment approuver les traités internationaux en matière de commerce. Il pourra donc dire oui… ou non au TTIP. De même que le Conseil.
Un précédent : Acta
Existe-t-il des chances de voir le Parlement européen rejeter le TTIP? «Il y a une grosse opposition au TTIP au sein du Parlement, mais il faut voir si elle aura une influence. Le PPE (NDLR, Parti populaire européen) est pour. Martin Schultz (NDLR, le président du groupe socialiste [PSE] au Parlement européen) est aussi plutôt pour, confie une source proche des institutions. Et du côté des europhobes, il y en a beaucoup qui sont très portés sur le libre-échange. Il n’est donc pas sûr que les opposants au TTIP puissent constituer une masse suffisante.» Des opposants que l’on retrouve principalement au sein de la gauche radicale, des Verts et… de l’extrême droite.
Pourtant, l’hypothèse d’un vote négatif du Parlement européen ne semble pas invraisemblable. Emmanuel Foulon est porte-parole du groupe socialiste belge – et de l’eurodéputé belge Marc Tarabella – au Parlement européen. Pour lui, le dossier du TTIP présente certaines similitudes avec une autre «affaire» célèbre: Acta, le traité commercial anti-contrefaçon qui fut rejeté le 4 juillet 2012 par un Parlement européen pourtant plutôt favorable quelques mois auparavant. «Au début nous n’étions qu’une poignée à dire que ça n’allait pas», détaille Emmanuel Foulon. À l’arrivée, 475 eurodéputés votèrent contre Acta, pour 165 abstentions et 39 pour. Pour la première fois, le Parlement européen exerçait sa prérogative en matière de traités internationaux acquise grâce au traité de Lisbonne, alors que 22 États membres de l’UE avaient déjà signé Acta.
Peut-on établir des comparaisons entre les dossiers Acta et TTIP? Ils comportent en tout cas certaines similitudes. Tout comme le TTIP, Acta faisait craindre certaines dérives. En l’occurrence que le traité ne vienne faire obstacle au commerce des médicaments génériques ou ne mène à une criminalisation du partage de fichiers entre particuliers sur Internet. Tout comme pour le TTIP, les opposants à Acta dénonçaient l’opacité dans laquelle les négociations étaient censées se dérouler. Tout comme pour le TTIP, les «anti» firent beaucoup de bruit. «L’opposition à Acta a vraiment pesé sur la délibération des institutions européennes, parce qu’elle s’est déroulée à un niveau européen, explique Amandine Crespy 1, enseignante et chercheuse en science politique et études européennes au Cevipol et à l’Institut d’études européennes de l’ULB. Il y a eu une pression vers Bruxelles, mais aussi vers les gouvernements nationaux qui, pour certains, ont infléchi leur position. Ce qui a eu une influence au niveau du Conseil de l’Union européenne.»
La pression populaire pourrait-elle avoir un effet similaire en ce qui concerne le TTIP? Les avis divergent. Pour notre interlocutrice, c’est peu probable à l’heure actuelle, même si les négociations seront encore longues – on parle d’une finalisation de l’accord à la fin 2015 – et que la situation peut évoluer. «Ce qui a fonctionné avec Acta, c’est qu’il existait un message simple à faire passer dans le public. Il s’agissait de dire qu’il allait empiéter sur les libertés individuelles. Pour le TTIP, c’est un accord tellement énorme qu’il est compliqué pour les opposants de se rattacher à quelque chose.» Mais pour Yannick Jadot, eurodéputé français du groupe des Verts, la mobilisation sur le TTIP est intervenue beaucoup plus tôt que pour Acta. «Le débat est déjà public alors que l’on discute du fond depuis mai seulement.» Emmanuel Foulon estime ainsi que le TTIP est devenu un sujet «sexy». De plus en plus de monde s’y intéresse, et la situation pourrait basculer. Ce qui fait d’ailleurs réagir Amandine Crespy. «Il existe une forme d’hypocrisie des gouvernements nationaux. Ce sont eux qui ont donné le mandat de négociation à la Commission pour le TTIP (NDLR, par le biais du Conseil de l’Union européenne). Mais si des informations sortent et que l’opinion se retourne, vous allez voir les ministres qui vont multiplier les interventions à ce niveau.»
L’opacité, un problème?
Conformément au traité de Lisbonne, la Commission doit tenir le Parlement régulièrement informé de l’avancement des travaux. Le manque de transparence supposé des négociations pourrait-il l’irriter et influencer sa position? Pour Acta, le Parlement européen s’était plaint très vite du manque d’informations que lui délivrait la Commission. Au point d’adopter une résolution à ce sujet le 24 novembre 2010. Pour ce qui concerne le TTIP, il ne semble pour l’heure pas aussi carré. Emmanuel Foulon note d’ailleurs qu’«il est faux d’affirmer que nous ne disposons pas d’informations. Le Parlement et d’autres acteurs sont tenus au courant». Des propos que nuance Yannick Jadot, qui est par ailleurs vice-président de la Commission du commerce international du Parlement européen. Il devrait donc être bien placé pour disposer d’informations. Or, pour lui, si la Commission européenne communique avec le Parlement, elle ne le fait pas de la meilleure des manières. «La Commission dit ce dont elle a envie à une série de happy few. Pour moi, c’est de la com, pas de l’information. Il faut se battre avec elle lors de chaque réunion pour obtenir quelque chose. À titre d’exemple, j’ai accès au mandat de négociation, à certains documents de travail. Mais pas au texte de la première tentative d’accord.»
Autre point à noter : en votant contre Acta, le Parlement européen a pu être tenté de mettre en pratique ses nouvelles compétences pour s’affirmer par rapport au Conseil de l’Union européenne et à la Commission européenne. En fera-t-il de même pour le TTIP? «Le fait qu’il y ait un précédent pourra peut-être favoriser une récidive… ou pas», note Amandine Crespy.
D’autres scénarios
D’autres scénarios, n’impliquant pas le Parlement européen, circulent. Les négociations entre la Commission européenne et les USA pourraient capoter. Une hypothèse pas si farfelue que ça si on en croit Amandine Crespy et Yannick Jadot. «Il existe beaucoup de sujets conflictuels entre l’Europe et les États-Unis dans ces négociations», note ce dernier.
Autre possibilité : un basculement au sein du Conseil de l’Union européenne. Certains des ministres du commerce nationaux qui le composeront pour le TTIP pourraient-ils dire «non» s’ils sentaient que leurs intérêts nationaux sont menacés? «Tout va dépendre des États à ce niveau, c’est clair, constate Jacques Pelkmans, directeur de recherche (Senior Research Fellow) au Center for European Policy Studies, un think tank européen. Certains pays de l’Union sont plus protecteurs que d’autres, notamment en ce qui concerne l’agriculture.»
Enfin, l’arrivée prochaine d’une nouvelle Commission européenne pourrait-elle jouer un rôle? Il se chuchote que le Belge Karel de Gucht, actuellement commissaire pour le commerce extérieur, ne rempilera pas en novembre. Pour Jacques Pelkmans, il est toutefois peu probable qu’un nouveau commissaire influence le cours des négociations. Ce que confirme le porte-parole de Karel de Gucht, pour qui le mandat de négociation donné par le Conseil à la Commission ne changera pas.
Pour conclure, Yannnick Jadot pointe un détail, qui pourrait avoir son importance. Le traité de Lisbonne a conféré à l’Union européenne la compétence exclusive en matière d’investissements directs étrangers (ce qui concerne le TTIP). Les parlements nationaux n’ont donc pas à se prononcer sur cette matière. Or, pour l’eurodéputé français, il existerait aujourd’hui un «combat silencieux» entre la Commission européenne et le Conseil de l’Union européenne à ce sujet. «Certains États au sein du Conseil contestent ce côté exclusif. Si cette logique aboutissait, on pourrait en arriver à considérer que l’on se trouve ici sur un accord “mixte” (NDLR, de la compétence de l’Union et des États membres). Ce qui voudrait dire que les parlements nationaux devraient participer à la validation du TTIP. Cela pourrait constituer une nouvelle opportunité pour les opposants au TTIP.» Un énième scénario de ce qui reste, pour l’heure, de la politique-fiction.
Le Conseil de l’Union européenne, ou Conseil de l’UE, est l’instance où se réunissent les ministres des gouvernements de chaque pays membre de l’UE pour adopter des actes législatifs et coordonner les politiques.
1. Auteure d’un article intitulé «Comment le rideau est tombé sur Acta», publié dans l’Annuaire français des relations internationales.
Aller plus loin
- Beaucoup d’informations circulent au sujet du TTIP. Pas facile de faire le tri entre le fantasme – ce qui «pourrait» advenir – et ce qui est réellement négocié. Décryptage
- Loby contre lobby : interview croisée entre Martin Pigeon, chercheur chez Corporate Europe Observatory (CEO), et Pascal Keirnis, lobbyiste pour European Services Forum, un groupement d’entreprises européennes de services.
- Pour comprendre les enjeux du traité, il convient de le resituer dans les coulisses d’un conflit économique implacable entre la Chine, les États-Unis, la Russie et l’Allemagne. Interview avec Jean-Michel Quatrepoint, auteur du «Choc des Empires».