«Des trucs de dingue», Gabriel de La Fournière en a vu passer depuis qu’il a ouvert «Mojoe», un relais colis qui sert des cafés à emporter à Saint-Gilles. En seulement deux mois, environ 16.000 paquets ont transité dans sa boutique, parmi lesquels «des pneus, des canapés, de la bouffe pour chien».
Peu importe notre avis sur cette surconsommation, Gabriel part du principe qu’on ne peut pas lutter contre. «Tout le monde achète en ligne, il y aura toujours des colis.» Le SPF Économie le confirme, 75,26% des Belges ont effectué des achats en ligne en 2023. «On est amené à disparaître. Internet, c’est l’avenir, autant travailler ensemble et que ça nous rapporte un peu», clame Nathalie Quinet, propriétaire de la boutique «Lingerie Bigot» à Namur et démarchée par Homerr il y a huit mois. Disparaître, ça a été le cas pour 15% des points de vente de biens de consommation en Wallonie et 9% à Bruxelles entre 2009 et 2020, d’après une étude menée par l’ULB. À l’inverse, le cabinet de conseil RETIS montre que le nombre d’e-commerçants belges a presque été multiplié par 10 entre 2013 et 2023.
Disparaître, ça a été le cas pour 15% des points de vente de biens de consommation en Wallonie et 9% à Bruxelles entre 2009 et 2020, d’après une étude menée par l’ULB.
Si les nouveaux relais colis semblent en plein boom ces derniers mois, certains ont eu du flair un peu plus tôt, comme le kiné sportif Franky Tachenion qui tient le «Relax Sport Club» à Schaerbeek depuis une trentaine d’années. «On se foutait de moi quand j’ai rejoint Mondial Relay, il y a trois ou quatre ans. Aujourd’hui, tout le monde fait pareil.» Dans ce club, on traverse un couloir rempli de colis avant de monter sur son vélo elliptique. Le gérant garde un œil sur les quadriceps, l’autre sur les allées et venues via une caméra à l’entrée. Certains habitués connaissent le système de rangement, se servent eux-mêmes, puis vont faire scanner leur dû.
Franky a l’air de bien tenir le rythme. Il n’y a que pendant les séances de massage qu’il doit fermer son club aux livraisons. Le flux de passants anime ses journées et le rend enjoué. «Je suis un enfant du quartier, mes parents tenaient une boulangerie à Diamant», dit-il en surveillant la posture d’une cliente. Il aime rencontrer du monde. Sa meilleure amie, il l’a connue grâce aux colis. «Ça m’a rapporté 25% de ma clientèle. C’est de la pub gratuite.» Ça permet aux passants d’oser entrer dans certaines boutiques qui peuvent paraître impressionnantes, comme le magasin de lingerie de Nathalie.
Visibilité rime avec rentabilité?
Gagner en visibilité, c’est ce qui convainc généralement les commerçants de franchir le pas. Car la rémunération, entre 20 et 30 centimes par colis, arrondit à peine les fins de mois. «Si j’avais plus de clients pour des pièces mécaniques, je ne le ferais pas», avoue Olivier Van Craenendonck. Il dirige le magasin «Mécanique car» à Schaerbeek depuis 2001 et s’est converti au colis depuis trois ans. Il en reçoit 2.000 à 2.500 par mois. Au début, il avait cinq prestataires; maintenant, il collabore uniquement avec Mondial Relay et Homerr.
Contrairement à Franky, il y prend peu de plaisir: le rythme l’épuise. Il n’a pas le temps. Plus le temps. Il a dû se séparer de son ouvrier par manque d’argent. Ses journées de travail commencent tôt et finissent tard. Il doit parfois fermer trente minutes plus tôt pour pouvoir se concentrer sur les commandes automobiles. Le reste du temps, il y a un flot incessant de passants. Une dame âgée lui demande pourquoi l’emballage est déchiré. «Malheureusement je ne sais rien faire par rapport à ce problème. Le colis peut tomber du camion», répond le commerçant. Un riverain entre et lui file des paquets qui ont été déposés par erreur devant chez lui plutôt qu’au point-relais. Ça fait râler Olivier: «Les livreurs font n’importe quoi.»
Gagner en visibilité, c’est ce qui convainc généralement les commerçants de franchir le pas. Car la rémunération, entre 20 et 30 centimes par colis, arrondit à peine les fins de mois.
La logistique semble perfectible, surtout avec Homerr. Grégoire Germeau a été démarché il y a six mois pour son magasin d’aquariums à Jette. Il est «relativement satisfait» de la collaboration. Pour lui, chaque nouveau client est précieux, un aquarium est un achat sur le long terme qui amène à revenir. Mais il déplore des changements récurrents dans le système. Nathalie, commerçante à Namur, acquiesce: «D’abord on devait faire signer, ensuite le client devait apporter son scan, finalement c’est à nous de scanner… Mais bon, on s’adapte. Homerr est récent, l’entreprise prend ses marques pour optimiser au mieux, c’est normal.»
La période la plus chargée de l’année arrive à grands pas: Noël. En fonction de leur cœur de métier, les commerçants n’appréhendent pas l’explosion de colis de la même manière. Si Franky, kiné sportif, est sur les starting-blocks, Nathalie émet plus de réserves. Sa boutique de lingerie reste la priorité pendant les fêtes et elle ne compte pas accepter un flux plus important de paquets. «Je reste professionnelle, je respecte mes engagements, mais il ne faut pas que cela néglige la qualité du service que j’offre à mes clients.»
Un colis, un café et quelques râleries
«Dites-moi, c’est pour un colis ou un café?», demande Julie Schummer, dans sa combinaison de travail grise, quand un client entre. La réponse est généralement la première. «Mojoe» est l’ovni du colis à Bruxelles. Son créateur, Gabriel de La Fournière, passait beaucoup de temps dans les points-relais pour expédier ses paquets de café, l’essence de son projet lancé il y a trois ans. Il s’est rendu compte que l’expérience était souvent «archaïque et désagréable» parce que le métier demande une optimisation logistique particulière. «J’avais l’impression que c’était le Moyen-Âge du colis.»
Alors quand lui-même a décidé de se lancer dans la logistique de colis, il a souhaité créer un lieu agréable, avec de beaux matériaux et une jolie lumière. «Ce cadre luxueux influence le comportement des gens», alors que les travailleurs des librairies traditionnelles subissent, selon lui, de «l’esclavagisme moderne». Puisque la livraison était un service public qui est devenu privé, «les clients s’imaginent que ce service leur est dû et sont donc exigeants». Il a vécu cette «violence sociale» quand il a ouvert sa boutique et qu’elle était encore en travaux: «Les gens étaient agressifs.»
Moustapha connaît bien cette violence. Il tient le magasin «Maaz» de bijoux fantaisie dans les Marolles depuis deux ans. Pendant six mois, il a tenté d’être un relais GLS et DPD. «J’avais contacté tous les prestataires possibles, mais il n’y a que ces deux-là qui m’ont accepté, précise-t-il. J’employais une femme de 60 ans très gentille, mais les clients qui venaient récupérer les colis lui parlaient très mal, alors elle a démissionné.» Il pense que ses lacunes en français conduisent à la discrimination. Lorsqu’il s’est retrouvé seul, la situation a empiré. «Si je m’absentais dix minutes pour acheter à manger ou si je devais partir plus tôt pour chercher mon fils à l’école, je me faisais engueuler parce que je ne respectais pas les horaires.» Ça lui a même causé des problèmes avec le voisinage, les clients se plaignant auprès des commerces à proximité. Moustapha a préféré mettre fin à sa collaboration avec les sociétés de livraison, alors qu’il est persuadé que ses ventes augmentaient grâce à elles.
Débroussailler la jungle de la livraison
À Saint-Gilles, Gabriel a longuement réfléchi à son projet de relais colis. «Je suis le seul en Belgique à avoir demandé à visiter les centrales de classement de DPD et Mondial Relay, pour comprendre comment ça se passait.» En seulement deux semaines, une boutique peut devenir partenaire. Le trentenaire trouve ce délai trop rapide pour être bien formé à la dimension logistique. «C’est la jungle, je trouve ça scandaleux», dit-il à propos du système de livraison, où tout est sous-traité un nombre incalculable de fois. Et la «jungle», il la connaît, pour avoir été trader de café au Mexique. Fort de cette expérience et de son éducation, il ne se laisse pas faire. «Je suis chanceux. Maintenant, j’ai d’excellentes relations avec les transporteurs. Ça a pris du temps.» Il aimerait lutter contre cette violence, à tous les niveaux du processus.
«Gabi le roi du colis» – d’après son compte Instagram – a mis en place un «système pointilleux utilisant la technologie pour ne pas créer un métier pénible». Grâce à cette «organisation de dingue», 300 à 600 personnes défilent chaque jour dans sa boutique. Il embauche un temps plein uniquement dédié aux colis et un temps partiel à l’accueil. Une cabine d’essayage permet aux clients de directement renvoyer leur commande si elle ne convient pas. «Je veux que les gens repartent avec le sourire. Normalement, quand on se fait livrer, c’est qu’on s’est fait plaisir.»
«Je suis le seul en Belgique à avoir demandé à visiter les centrales de classement de DPD et Mondial Relay, pour comprendre comment ça se passait.»
Gabriel de La Fournière ou « Gabi le roi du colis »
Sa règle, c’est le service avant tout et que les clients aient une solution en cas de problème. Parfois, il suffit de les aider à suivre leur colis en ligne. Il répond aux messages sur Instagram, même le week-end. «On a un gros relais sur les réseaux sociaux qui s’est fait malgré moi (je n’avais ni le temps ni le budget). Notre service répond à une demande bien présente.» Il aimerait, à terme, que l’expérience Mojoe devienne la norme et que le relais colis soit «un commerce viable et socialement agréable». Il souligne que le chemin est encore long. Entre autres, un problème persiste: ne pas connaître en amont la taille ni la quantité des colis. Puisqu’on ne peut pas pousser les murs, certains magasins se retrouvent envahis. Gabriel n’a pas encore de solution idéale. Il a des étagères modulables, mais ça ne suffit pas. Et, des fois, les colis sont vraiment lourds.
Si les points-relais deviennent des lieux de vie agréables, peut-être que ça permettrait de réguler les embouteillages urbains en évitant les livraisons à domicile. Gabriel va même plus loin, en pointant un paradoxe: le chemin des colis part d’une expérience globalisée – la plupart ne proviennent pas de l’Union européenne – pour terminer avec une expérience très locale, c’est-à-dire aller chercher son colis dans une boutique près de chez soi. «Ça crée une proximité intéressante dans une société individuelle et seule. Les gens ne se parlent plus. Or, dans le point-relais, tout le monde vient, autant les riches que les pauvres, les jeunes que les vieux.» La boutique Mojoe est meublée de telle sorte que les clients sont obligés d’être proches et finissent souvent par se parler. «C’est chouette à voir. Il y a quelque chose de magique qui se passe. Le rôle de Julie à l’accueil est de faire le liant. Je l’ai engagée pour sa personnalité solaire.»
Et si le relais colis devenait le centre de la communauté, recréait une vie de quartier et permettait enfin aux inconnus de se parler?