Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale

Photomaton

«La reconnaissance économique du travail domestique est restée un trou noir dans le débat politique»

Féministe marxiste italienne, Leopoldina Fortunati publie en 1981 L’Arcane de la reproduction, dans lequel elle repense le marxisme à l’aune du féminisme, en faisant du travail domestique des femmes un objet de lutte à part entière. Son ouvrage est paru en français en 2022. De passage en Belgique, Alter Échos est allé à la rencontre de cette figure importante du féminisme.

Alter Échos: Dans votre essai L’Arcane de la reproduction, vous rectifiez la théorie de Marx en intégrant la place centrale des femmes dans le processus du travail, en rendant visible le travail domestique. Quel a été le contexte d’écriture de ce livre?

Leopoldina Fortunati: J’ai toujours défini ce livre comme un essai militant, qui ne se limitait pas à rendre visible le travail domestique des femmes, mais qui cherchait à mettre en avant sa centralité dans la lutte pour leur libération. Cet essai naît dans les années 70, une période de pleine effervescence. Faut-il rappeler que la gauche était alors très forte avec, en Italie, le parti communiste le plus puissant d’Europe. Dans tous les secteurs, à tous les niveaux, de l’usine à l’université, on retrouvait des militants qui avaient une forte tradition de luttes, qui disposaient des instruments théoriques et pratiques de l’analyse de la société…

Nous, les femmes, on débarquait en quelque sorte dans ce monde-là et, pour défendre notre point de vue, argumenter sur notre condition sociale, on avait besoin de maîtriser ces outils qui étaient utilisés alors par les hommes. Pour rééquilibrer le rapport de forces, le travail théorique qu’a été L’Arcane est devenu nécessaire. Cet essai représente cet effort, celui de construire un outil qui pouvait aider les militantes féministes à analyser, défendre leur point de vue, qui pouvait les aider à développer leur stratégie politique, en revendiquant l’importance économique de ce travail gratuit.

AÉ: Comment a-t-il été reçu dans ce monde d’hommes?

LF: Au sein de la gauche, on avait une lecture traditionnelle, pour ne pas dire orthodoxe, de Marx. Aussi le travail domestique était-il considéré comme improductif. Avec d’autres comme Mariarosa Dalla Costa et Silvia Federici, on a mis en question cette idée dominante selon laquelle les activités domestiques ne seraient pas du travail. Car soutenir cette idée signifie condamner les femmes à une position subalterne dans l’action politique. Elles n’étaient pas considérées comme des sujets politiques en soi. Il faut s’en rendre compte. 

Elles n’étaient pas considérées comme des sujets politiques en soi. Il faut s’en rendre compte. 

Cette vision improductive du travail domestique n’était pas l’apanage de la gauche, vous vous en doutez. C’était aussi la position des économistes dont beaucoup considéraient le travail domestique comme un moyen de production précapitaliste, un moyen de production à part ou un processus naturel, biologique. Une vision totalement fausse des femmes, de leur condition. C’était vraiment une situation qui exigeait un effort particulier pour battre toutes ces positions absurdes. Et quel chemin parcouru depuis puisque la conscience du travail domestique existe, y compris à droite, mais, au début des années 70, c’était une tout autre question. Par contre, si conscience il y a, on n’est pas arrivées au résultat que nous prônions, à savoir la rémunération de ce travail ménager.

AÉ: D’une certaine façon, votre combat pour la reconnaissance du travail domestique s’est aussi opposé à d’autres courants féministes qui postulaient davantage la libération des femmes par leur entrée dans le monde du travail

LF: À gauche, comme au sein d’autres forces politiques, on a cru que l’émancipation des femmes s’obtiendrait avec leur entrée dans le monde du travail. Ce fut d’ailleurs la grande idée de Lénine. Elles allaient de la sorte acquérir une égalité avec les hommes… Cela a été le grand mythe, la grande illusion. Et, à mes yeux, un piège pour les mouvements féministes. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le capital assume ce point de vue et il trouve dans cette stratégie politique un intérêt, celui de disposer d’une main-d’œuvre corvéable à merci.

AÉ: Mais avoir un salaire, disposer d’une indépendance économique, c’est fondamental pour toute femme…

LF: En effet. Mais le prix à payer pour acquérir cette liberté reste assez élevé. Notre revendication d’un salaire pour le travail ménager est née d’un positionnement féministe anticapitaliste dans un contexte de transformation sociale majeure, marqué par l’entrée des femmes sur le marché du travail. Seulement cette entrée s’est faite par la voie des emplois précaires, flexibles, de manière à leur permettre de concilier vie privée et vie professionnelle. Le travail domestique a continué et continue de les attendre dès qu’elles rentrent à la maison. Tout le poids de la famille a continué de peser sur leurs épaules. Sur le marché du travail, les femmes restent moins bien payées parce qu’elles sont obligées de faire du temps partiel, d’aménager leur carrière pour telle ou telle raison. L’Arcane a démontré, là aussi, les raisons structurelles de la «faiblesse» des femmes quand elles se retrouvent sur le marché du travail. Elles sont «condamnées» dans cette société capitaliste à la subordination au travers de métiers dévalorisés et de rythmes de travail pensés par et pour les hommes. Il suffit de voir le nombre de femmes qui arrivent à faire carrière. Quand il y a des enfants, elles doivent préférer des emplois moins bien payés, plus adaptés à leur réalité, proches du domicile, demandant peu de mobilité… Et, si elles se séparent, elles deviennent pauvres, immédiatement.

Elles sont «condamnées» dans cette société capitaliste à la subordination au travers de métiers dévalorisés et de rythmes de travail pensés par et pour les hommes. Il suffit de voir le nombre de femmes qui arrivent à faire carrière.

C’est une indépendance économique qui ne donne donc jamais la vraie indépendance, et ce, même si au niveau des droits sociaux, les femmes ont gagné beaucoup de choses ces dernières années: avortement, divorce… Mais on peut toujours régresser comme on l’a bien vu pendant la période du Covid par exemple, avec une augmentation des violences domestiques et des féminicides. C’est la raison pour laquelle la lutte pour un salaire ménager reste toujours pertinente comme stratégie politique.

AÉ: Pour résumer votre propos, peu importe où il s’effectue, tant qu’il y aura des femmes prêtes à faire du travail domestique gratuit, il n’y aura pas de libération de la femme?

LF: Exactement. Ces dernières années, un des objectifs tactiques des femmes fut la recherche d’un meilleur partage de ce travail domestique avec les hommes. Sans être encore dans une situation de partage égalitaire des tâches, les hommes ont tout de même pris une partie de ce travail ménager, en s’occupant des enfants, davantage que par le passé. Mais ce partage des tâches ne peut pas être un objectif stratégique sans reconnaissance du travail domestique en tant que tel.

On ne peut pas lutter pour sa propre libération en comptant sur un homme qui a, lui aussi, de son côté, passé huit heures au travail… Seule la stratégie de reconnaissance économique du travail ménager peut être un outil fort d’émancipation, pour négocier, repenser toute la condition des femmes, mais aussi des hommes, tant dans les familles que sur le marché du travail.

AÉ: Avec le recul, comment expliquez-vous que cette question du travail domestique reste malheureusement un «point mort» de l’analyse sociale et politique, et pas seulement féministe?

LF: Parce que les droits que les femmes ont gagné ces dernières décennies sont des droits qui n’ont rien coûté à l’État. La reconnaissance économique du travail domestique est restée, quant à elle, un trou noir dans le débat politique, y compris à l’intérieur du mouvement féministe. En tout cas, le risque est de rendre cette question encore longtemps invisible, si on la recouvre d’une autre revendication, d’une autre tactique. La crise Covid aurait pu être une opportunité parce que le travail domestique est revenu à la une, parce que les femmes ont travaillé comme jamais, en s’occupant des enfants, de leurs parents, période pendant laquelle les violences domestiques ont augmenté comme jamais…

On ne peut pas lutter pour sa propre libération en comptant sur un homme qui a, lui aussi, de son côté, passé huit heures au travail…

Pourtant, personne ne s’est occupé de cette question. Cela dit, la sensibilité politique s’accroît: par exemple, en Suisse, où une grève du travail domestique a lieu chaque année. À Zurich, 5.000 femmes sont allées manifester avec leurs enfants en poussette. C’est très puissant comme image. Il y a un réveil des femmes sur cette question, fort heureusement. Mais j’en suis convaincue: tant qu’on ne partira pas des femmes qui font un travail domestique non rémunéré, nous n’irons nulle part. Tant que les femmes sont prêtes à faire du travail domestique gratuit, alors tout ce que les femmes feront pour lutter, tout ce qu’elles effectueront sur le marché du travail sera toujours dévalorisé.

AÉ: Au-delà de cette question du travail domestique, une bonne partie de votre travail académique s’est concentré sur les nouvelles technologies. Vous avez par exemple analysé le cas d’Alexa d’Amazon…

LF: Alexa a été pensée comme la secrétaire générale de la population. Alexa fait ci, Alexa fait ça… C’est la reconstitution par la technologie d’un profond disciplinement, celui de la femme soumise au foyer. Elle renforce l’image de la posture sociale des femmes qui obéit aux ordres des hommes. Vis-à-vis des enfants, elle a une valeur anti-éducative évidente. Plus largement, au sujet des nouvelles technologies, on paie maintenant les affres du développement du capital à travers la technologie. Les réseaux sociaux, les nouvelles technologies ont construit silencieusement des murs entre les personnes, des murs toujours plus hauts, toujours plus forts, notamment au sein des familles, au travers de relations de plus en plus réduites à leur dimension instrumentale. C’est le cas dans le foyer, mais aussi dans la rue. Toute cette polarisation des relations a extrêmement affaibli la lutte politique, laquelle passe par le corps, en présence, dans la rue. La faiblesse actuelle de l’action politique est liée à cette faiblesse du lien. Ce sont des outils puissants de division sociale.

L’Arcane de la reproduction – Femmes au foyer, prostituées, ouvriers et capital, Leopoldina Fortunati, Entremonde, Genève, 2022.

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste

Pssstt, visiteur, visiteuse du site d'Alter Échos !

Nous sommes heureux que vous soyez si nombreux à nous suivre sur le web. Nous avons fait le choix de mettre en accès gratuit une grande partie de nos contenus, notamment ceux en lien avec le Covid-19, pour le partage, pour l'intérêt qu'ils représentent pour la collectivité, et pour répondre à notre mission d'éducation permanente. Mais produire une information critique de qualité a un coût. Soutenez-nous ! Abonnez-vous ! Et parlez-en autour de vous.
Profitez de notre offre découverte 19€ pour 3 mois (accès web aux contenus/archives en ligne + édition papier)