Il y a pile un an, une expo photo s’est tenue sur la liberté d’expression et la question de savoir si l’on peut encore filmer ou photographier des manifestations sans se faire arrêter. À la suite de cette expo, les organisateurs, à savoir le Collectif de photographes Krasnyi, le média collaboratif Zin TV, la Ligue des droits humains (LDH) et Frédéric Moreau de Bellaing, photographe, sont poursuivis par quatre policiers et la zone de police Bruxelles-Ixelles. Rétroactes et verdict.
Le 3 novembre 2018, une exposition collective débute à la Pianofabriek, à Saint-Gilles. Le teasing de l’événement? «Les images que nous exposerons à partir du 3 novembre, en principe vous auriez pu ne jamais les voir… En effet, elles ont échappé à la censure policière.» Les photos et les vidéos sélectionnées ont pour but d’illustrer la répression de la liberté d’expression, la criminalisation grandissante des mouvements sociaux et l’impossibilité de plus en plus flagrante de pouvoir photographier la police lors de ces événements sans se faire arrêter et confisquer ou détruire son matériel. La question de l’identification des policiers en service et le droit de filmer et de photographier la police est clairement posée. Tout comme les techniques de maintien de l’ordre très limites, voire illégales ou encore l’utilisation des armes dites à létalité réduite.
À la suite de l’exposition, quatre policiers, dont les visages sont reconnaissables sur les photos, ainsi que la zone de police de Bruxelles-Ixelles introduisent une action civile en dommages et intérêts pour atteinte au droit à l’image, à l’honneur et la réputation des policiers, ainsi qu’à leur vie privée, devant le tribunal de première instance francophone de Bruxelles. Trois des policiers demandent alors chacun 5.000 euros de dommages et intérêts, un quatrième, 2.500 euros, et la zone de police, un euro à titre d’euro symbolique.
Sans doute faut-il resituer ce recours dans son contexte: en novembre 2017, des membres de Zin TV et du collectif ATTAC portaient plainte contre la police et se constituaient parties civiles devant un juge d’instruction pour avoir été arrêtés lors d’une manifestation, alors qu’ils filmaient des arrestations administratives. Embarqués puis relâchés plus tard dans la soirée, durant cette privation de liberté, les journalistes ont vu leur caméra saisie et leurs images, effacées d’autorité. Après une plainte auprès du comité P, lequel a rappelé qu’aucun policier ne peut supprimer lui-même ou imposer la suppression d’images, le recours en justice a débouché en février 2019 sur le renvoi en correctionnelle de deux policiers pour vol d’usage et effacement illégal des données vidéo. Autres heurts significatifs: l’arrestation du président de la Ligue des droits humains, Alexis Deswaef, et d’un journaliste de Zin TV en 2016 lors d’un rassemblement antifasciste et antiraciste à la Bourse, la plainte consécutive de M. Deswaef contre le commissaire divisionnaire en charge des interventions à Bruxelles, Pierre Vandersmissen, pour arrestation arbitraire, et le recours datant de juillet dernier dudit Vandersmissen contre Alexis Deswaef pour harcèlement et outrage. Entre les policiers de la zone de police de Bruxelles-Ixelles et les organisations de l’expo «Don’t shoot», les relations sont tendues, et le caractère musclé du maintien de l’ordre, sans cesse réitéré par le commissaire Vandersmissen, n’y est certainement pas étranger. Pour preuve, la récente manifestation Extinction Rebellion, sur la place Royale, dont la répression en fin de journée fait toujours parler d’elle.
Mais le recours des policiers contre la diffusion de leur image dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions va un pas plus loin: il s’agit d’obtenir un dédommagement pour avoir exposé des photos de policiers non floutées, lors d’interventions. Pour Pierre-Arnaud Perrouty, directeur de la LDH, «ce recours peut être vu comme une tentative d’intimidation (Chill effect) pour empêcher le travail des journalistes; certains médias ont d’ailleurs flouté d’initiative les visages des policiers en action lors de la manifestation Extinction Rebellion». Lors de l’audience de plaidoiries, le 3 octobre dernier, droits à l’image, à la vie privée, à la réputation et à l’honneur sont plaidés par les avocats des policiers et de la zone; liberté d’expression et de presse, opposées aux demandeurs par les avocats de la défense. Le jour de l’audience, l’association des journalistes professionnels (AJP) expose dans ses locaux les photos de «Don’t shoot» et tient une conférence de presse. Martine Simonis, secrétaire générale de l’AJP, s’y dit opposée à cette anonymisation croissante qui s’oppose à la liberté de la presse. Dans une carte blanche publiée dans Le Soir du 1er octobre 2019, l’AJP et la Fédération européenne des journalistes (FEJ) s’insurgent contre cette menace envers la liberté de la presse. Et de citer la loi «bâillon» espagnole adoptée en 2015 et qui prévoit des amendes jusqu’à 30.000 euros pour «l’utilisation non autorisée d’images […] d’autorités ou de membres des forces de l’ordre et organismes de sécurité».
La décision de la juge Sabine Malengreau est tombée le 24 octobre dernier et communiquée aux parties en ce début novembre. Assez curieusement, de nombreux médias, à la suite d’une dépêche Belga, font état de la condamnation des organisateurs de l’exposition à 500 euros et 250 euros pour atteinte à l’honneur de deux policiers en raison des commentaires accompagnant quatre des innombrables photos incriminées. Or il convient de mettre en avant que la juge, même si elle fait fi de la responsabilité en cascade à l’œuvre en matière de délit de presse, énonce sans ambiguïté le droit de photographier et de divulguer l’image de policiers dans l’exercice de leurs fonctions. Elle cite dans son jugement la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui reconnaît que «le rôle de ‘chien de garde’ assumé par les médias revêt une importance particulière en ce que leur présence garantit que les autorités pourront être amenées à répondre du comportement dont elles font preuve à l’égard des manifestants et du public en général lorsqu’elles veillent au maintien de l’ordre dans les grands rassemblements» (arrêt Pentikäinen c. Finlande, 25/10/15, §89).
À partir du 30 novembre prochain, l’expo «Don’t shoot» sera à nouveau présentée dans l’ancienne gare Josaphat à Schaerbeek, cette fois avec l’aval des autorités judiciaires pour ce qui est de photos non floutées de policiers dans l’exercice de leurs fonctions. Dont acte.