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Regard critique · Justice sociale

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«Si on veut du changement, ce n’est pas avec de la joie qu’on va y arriver»

Dans une étude parue dans le «Journal of Anxiety Disorders», le chercheur Alexandre Heeren, à la tête du «Stress and Anxiety Research Lab» de l’UClouvain, souligne en compagnie de son équipe le rôle particulièrement mobilisateur de la colère face à la crise climatique. Une émotion «défensive» qui n’est d’ailleurs pas la seule…

Alter Échos: Expliquez-nous comment vous en êtes arrivé à étudier l’action des émotions face à la crise climatique.

Alexandre Heeren: Je voudrais dire tout d’abord que je ne travaille pas seul. Je dirige une équipe de recherche, et c’est donc en son nom que je m’exprime. Ma spécialité ce sont les émotions qu’on n’aime pas: le stress, l’anxiété, la peur, la colère, ce qu’on appelle les émotions défensives. Et mon dada, c’est étudier ce à quoi elles servent. Pour des raisons tout à fait personnelles, je me suis interrogé à un moment sur les émotions dans le cadre de la crise écologique.

AÉ: Avant d’étudier l’éco-colère, vous vous êtes penché sur l’éco-anxiété.

AH: On ne peut pas parler de l’un sans l’autre. Nous avons effectué en 2021 une étude centrée sur l’éco-anxiété dans plusieurs pays francophones d’Europe et d’Afrique. Attention: être anxieux, ce n’est pas très grave, mais cela devient problématique quand on en souffre. Or nous avons constaté que les résultats étaient terrifiants: 12% des personnes interrogées rapportaient un niveau d’anxiété qui pourrissait leur quotidien. On parle de gens qui n’arrivaient plus à se concentrer au travail ou à l’université, qui se retrouvaient à pleurer en pleine journée face à leur détresse climatique.

AÉ: Vous dites qu’être éco-anxieux, ce n’est pas très grave jusqu’à un certain point. Expliquez-nous.

AH: Les émotions sont un mécanisme d’adaptation. L’anxiété est un système de vigilance qui se met en place: l’individu est tendu, crispé, prêt à réagir si quelque chose d’horrible devait advenir. Cela facilite la mise en mouvement, le déploiement de comportements destinés à réduire le risque que cette menace se produise. Prenez le rongeur qui sort d’hibernation, il est tendu, crispé, il a toutes les manifestations de l’anxiété, il est prêt à réagir au cas où un prédateur devrait se présenter. L’éco-anxiété fonctionne de la même manière. Ce n’est pas agréable, mais cela va nous permettre de déployer des changements de comportement, des écogestes hautement adaptatifs destinés à diminuer le risque de menace. C’est une merveilleuse chose, dans la plupart des cas. Mais quand l’anxiété est trop élevée, elle n’est plus adaptative. C’est exactement ce qu’on retrouve dans notre étude. On parle alors de «freezing»: on se fige, il y a une paralysie.

AÉ: Les émotions défensives, si elles ne se situent pas à des niveaux trop élevés, peuvent donc avoir des effets positifs. C’est assez contre-intuitif comme constat.

AH: Nous sommes dans une société où on n’aime pas trop les émotions négatives, on doit être souriant. Or les émotions négatives sont souvent celles qui sont les plus activatrices. Si on veut du changement, ce n’est pas avec de la joie qu’on va y arriver. Il n’y a pas d’émotion positive qui permette de changer grandement de comportement. Il n’y aurait pas eu de Révolution française sans colère.

Les émotions négatives sont souvent celles qui sont les plus activatrices.

AÉ: Nous arrivons donc à la colère…

AH: Oui, et elle est encore plus mal vue que l’anxiété. La colère s’exprime quand on ne menace pas seulement votre intégrité physique, comme pour l’anxiété, mais qu’on vient mettre à mal votre groupe, votre clan. Elle surgit quand vos besoins fondamentaux sont menacés. Et elle est aussi hautement adaptative: quand il y a une menace et qu’on est en colère, on repousse cette menace, on la minimise pour le groupe.

AÉ: Vous dites dans votre étude que l’éco-colère est encore plus adaptative que l’éco-anxiété…

AH: La colère, contre toutes nos attentes, est effectivement bien plus forte en termes de mobilisation que l’anxiété ou l’eco-anxiété. Elle est la seule émotion au niveau de l’environnement qui va activer tant l’intention – je souhaite changer – que le comportement de changement. L’éco-anxiété est adaptative si elle n’est pas trop élevée, alors que l’éco-colère est toujours adaptative. Il y a aussi autre chose de très important avec la colère, c’est sa nature fédératrice. La colère, c’est le groupe, c’est clanique. Il y a un sentiment que l’on menace mon groupe, ma famille, ma société, ma civilisation et cela va fédérer les gens.

La colère n’est bénéfique que si elle mène à un changement, c’est à ça qu’elle sert.

AÉ: On voit de plus en plus de personnes, de collectifs, se déclarer «en colère». En mars 2024, le quotidien Le Monde publiait un article intitulé «Et la colère est devenue notre émotion carburant», où le journaliste s’inquiétait de ce phénomène et mettait en garde contre la «surchauffe» que cela pouvait engendrer. Vous en pensez quoi?

AH: Vous avez l’impression qu’il y a de plus en plus de gens qui expriment leur colère, c’est une bonne chose. Dans le champ politique, il y a une perception de plus en plus accrue d’une menace. On parle de colère par rapport à la transition écologique, mais on voit la même chose en termes de non-prise en compte de la pauvreté, des inégalités. Les gens sont très en colère et ne se sentent pas entendus. Et cela pose question, parce que si on n’est pas entendu, s’il n’y a jamais de retour, cela peut mal tourner.

AÉ: Comment?

AH: Prenons un exemple: vous êtes en couple, vous êtes en colère, cela veut dire que vous attendez des changements de la part de l’autre; changements qui vont en général se produire. Il est important que lorsqu’il y a une expression de la colère, l’autre entende. Si ce n’est pas le cas, cela va renforcer votre colère qui peut se transformer en violence. On parle alors de rage, qui est aussi adaptative mais nettement moins «classe» d’un point de vue collectif et sociétal. Dans l’histoire, on a souvent vu de petits groupes crier leur colère, comme les jacqueries. Ils n’ont pas été entendus et ça a fini dans le sang. La colère n’est bénéfique que si elle mène à un changement, c’est à ça qu’elle sert.

Dans l’histoire, on a souvent vu de petits groupes crier leur colère, comme les jacqueries. Ils n’ont pas été entendus et ça a fini dans le sang.

AÉ: Le problème au niveau des enjeux climatiques réside justement dans le fait que les changements se produisent à un rythme très lent, si jamais ils se produisent. L’éco-colère est-elle donc condamnée à dégénérer en rage?

AH: Je me pose la question. Cela dépend notamment de l’objectif. Nos émotions nous poussent parfois à agir n’importe comment. Or il faut voir sur quoi je peux exercer un contrôle, voir où je peux générer du changement. Au-delà du climat, c’est important, parce que sinon je vais m’épuiser.

AÉ: Il faut choisir ses combats?

AH: Si vous ressentez de la colère pour défendre une ZAD, vous avez plus de chance d’y parvenir que pour renverser un gouvernement. Quand je parle avec des militants très engagés, cela les attriste, mais les grands changements sociétaux sont souvent le reflet de plein de petits changements sur lesquels les gens avaient prise. C’est particulièrement vrai pour la colère.

  1. When eco-anger (but not eco-anxiety nor eco-sadness) makes you change! A temporal network approach to the emotional experience of climate change.
Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste (emploi et formation)

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