C’était la question posée par l’asbl SMart1 le 27 avril dernier lors de sa « SMart day », l’occasion pour une centaine de personnes de débattre del’économie culturelle. Les questions qui sous-tendent le statut de l’artiste sont intéressantes à plus d’un titre. Elles constituent notamment une sorte derévélateur des tensions qui traversent l’ensemble du marché du travail. Compte rendu de cette journée et mise en perspective.
Cette première SMart day était destinée à ses membres, les responsables d’institution culturelle et au monde politique. Un représentant de chaque ministrede la Culture était présent, mais les organisateurs regrettent que les autres ministres concernés (Finances…) ne se soient pas déplacés.
SMart c’est quoi ?
SMart est la Société mutuelle pour artistes. Créée en 1998 par des artistes qui étaient confrontés aux difficultés de gestion de leur statut et deleurs activités, des difficultés souvent liées à la nature intermittente de l’activité artistique et au caractère irrégulier des revenus de cesactivités. L’objectif de cette asbl est de proposer des outils et des moyens informatifs, administratifs et juridiques afin de permettre aux artistes de faire face à cette situation.Conjointement, SMart agit dans les champs social, politique et économique pour faire reconnaître l’activité artistique comme une activité professionnelle productiveau même titre que les activités de l’ensemble de la population. SMart compte 12.000 membres.
Invité de la matinée, Pierre-Michel Menger sociologue et directeur d’étude à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris.À partir de la situation française, il identifie les principaux enjeux qui caractérisent l’activité artistique sur le marché du travail. Ce faisant, il illustre lestensions qui traversent le marché du travail, entre flexibilité et demande de sécurité. Il est vrai que le cas des artistes est atypique. Si la majorité despersonnes reprises sous le statut d’artiste sont salariées (seuls 10 % sont indépendants), celle-ci n’en recouvre pas moins une réalité des plushétérogènes. Les salariés classiques (contrat à durée indéterminée à temps plein) sont minoritaires et se retrouvent dans certainesdisciplines, les plus institutionnalisées. C’est par exemple le cas de ces artistes qui assurent une charge d’enseignement. Mais la grande majorité travaille de manièrediscontinue explique Pierre-Michel Menger. Ce qui engendre des situations plus ou moins précaires pour cette majorité.
Un secteur particulièrement inégal
Le sociologue explique que les revenus se distribuent généralement selon une courbe de Gauss (en forme de cloche, ndlr), c’est-à-dire qu’on a peu de revenus faibles et peu derevenus très élevés et que la majorité se répartit entre ces deux extrêmes. « Dans le monde artistique, il y a plus d’inégalitésqu’ailleurs souligne le sociologue. Et elles se marquent de manière plus violente. Certains ne gagnent que très peu d’argent. De l’autre côté, on voit des artistes quigagnent extraordinairement bien leur vie. » Il ajoute qu’une des spécificités du monde artistique c’est que « la situation peut être très variable, on observedes retournements parfois assez spectaculaires sur des périodes assez courtes ».
Pierre-Michel Menger observe que ces inégalités sont mises en scène par le monde artistique lui-même. Et de citer les nombreux prix et classements en vigueur dans chaquediscipline (« César » pour le cinéma, « Alfred » pour la BD, « Victoires » de la musique, « Molières » au théâtre, les nombreux prix littéraires, les hit-parades desventes…). Pour l’universitaire, ces nombreux classements traduisent « la difficulté à mesurer la valeur d’un artiste. Or, c’est le principe même de l’activitécréatrice de se distinguer sans cesse, de bouger, de modifier les standards ». Et au-delà, cela marque la différence entre les représentations d’un monde des artsqui se veut plus égalitaire alors que c’est un système qui fonctionne selon des règles particulièrement inégalitaires, une hyperflexibilité, etc. Le mondeartistique incarne un modèle de concurrence qui est, du point de vue économique, quasi parfait ».
Une forte croissance
L’offre est généralement plus importante que la demande, il n’y a pas de barrières comme dans le reste du salariat : 80 % des salariés fonctionnent sous contratà durée déterminée; dans le reste du salariat, c’est l’inverse. Et c’est une tendance qui s’accentue au fil des ans. Si depuis le début des années 80, lepoids économique du secteur culturel a été multiplié par deux, le nombre de travailleurs a lui été multiplié par quatre. Ce qui ainévitablement joué sur les conditions de travail, contribuant à segmenter le marché. Pierre-Michel Menger cite quelques chiffres : « Dans les années 80, seulun tiers des professionnels des arts étaient indemnisés par les caisses d’allocations de chômage. Et ils changeaient quatre fois en moyenne de contrat. En 1992, 90 % percevaientdes allocations de chômage et le nombre moyen de contrats était passé à 16. C’est donc un secteur en croissance, le gâteau a grossi, mais le nombre de personnes entrelesquelles il faut le partager a augmenté encore plus vite. »
D’où une précarité grandissante, pourtant loin de dégoûter des carrières artistiques. Ils sont en effet de plus en plus nombreux à vouloir vivre deleur création. Selon Pierre-Michel Menger, l’attrait pour ces modes de vie est lié à l’autonomie dont les individus jouissent, la composante expressive fortement valoriséedans les sociétés contemporaines ou encore un mode de vie particulier, qui reste en rupture avec les cadres sociaux classiques. Il observe que « certains ne gagnent quetrès peu d’argent tout en restant dans ces métiers. Même s’ils en vivent mal, ils préfèrent y rester parce que cela leur paraît préférable que dese retrouver au chômage ou dans des métiers moins valorisants. On a là une sorte de barrière à la sortie. »
Un système d’indemnisation en déficit
Malgré sa croissance, ce secteur repose sur un système assurantiel. Le chômage a augmenté plus vite que l’emploi. Pour limiter la précarité, l’artiste quipreste un certain nombre de jours par an a droit à une couverture pendant une période définie. Résultat, l’assurance chômage enregistre, pour ce secteur undéficit grandissant. Une spécificité française, c’est justement le cloisonnement des caisses de cotisation. D’où cette visibilité plus grande desdéséquilibres. En 1991, on comptait 43 millions d’euros de cotisation pour 260 millions de remboursement. En 2005, les volumes ont quadruplé : 208 millions de cotisation de lapart des artistes et 1,2 milliard d’indemnisation. Pour situer, en 2005, le budget total du ministère français de la Culture était de 2,7 milliards d’euros.
Ce qui explique, selon Pierre-Michel Menger les conflits permanents que connaît le secteur depuis 20 ans, liés à la pression des partenaires sociaux des autres secteurs pourapurer le déficit ou le sortir de la solidarité nationale. Le débat reste. Le déficit grandissant, les pressions sont simplement plus fortes d’année enannée. Du côté syndical, on veut rétablir un certain équilibre par rapport à d’autres catégories elles aussi précarisées. Pour lesorganisations patronales, c’est plutôt le refus de continuer à régler le déficit de ce secteur par ailleurs peu représenté au sein des instances patronales.Dans le camp opposé, les travailleurs et les employeurs du secteur culturel qui cherchent à maintenir les avantages du système actuel. Ces derniers on en effet toutintérêt au statu quo, insiste le sociologue. « Sept huitièmes des coûts sont pris en charge par l’ensemble des employeurs. Il n’existe pas de contrainte pourles employeurs. C’est un système où les coûts fixes sont transformés en coûts variables. Quand un projet se monte, on embauche, une fois qu’il est terminé, ondébauche. » Face au volume du déficit, c’est in fine le problème du financement de la Culture qui est à nouveau posé.
Une fois décrit le fonctionnement du système, Pierre-Michel Menger avance une proposition pour sortir de l’impasse. « Face à des conditions de travail extrêmes, lesystème de protection ne peut être qu’atypique. » Se basant sur les modèles nordiques, il avance le concept de « flexisécurité ». « Il fautintroduire des conditions de dialogue social réelles là où vous voulez des formes de travail novatrices (…). Là où il y a beaucoup de flexibilité, il fautmettre en place un système qui clarifie les flux (…). Il est normal que le système soit supporté par l’ensemble des secteurs, mais pour une partie seulement : 40 % au lieu de100 % actuellement. Le reste serait pris en charge selon une tarification qui dépend du comportement de l’employeur. L’employeur qui demande une flexibilité maximale se voit majorer sescharges d’employeur. L’idée est de créer un compte pour chaque employeur de manière à les responsabiliser à travers un système bonus-malus ».
La spécificité belge
Comme le dira Pierre Burnotte, « Pierre-Michel Menger n’a qu’un défaut, celui d’être français. » D’où l’importance de contextualiserl’analyse. La situation belge est (un peu) différente, même si la tendance de fond reste analogue. Une augmentation du nombre d’artistes plus importante que la croissanced’activités du secteur. Selon Jean-Louis Debatty, de SMart, « la précarisation des personnels artistiques est fort comparable. De même l’hiatus entre lacroissance du secteur et l’augmentation du nombre de travailleurs concernés. » Deux différences toutefois. Les chiffres évoqués ne sont pas disponibles enBelgique, ni le nombre d’artistes qui cotisent, ni les volumes de cotisation, ni les montants des prestations. Une des seules données qui seraient disponibles, c’est le nombred’artistes indemnisés auprès de l’Onem. Face à ce manque criant de données pour objectiver la situation et réfléchir à une politiqued’ensemble, SMart veut d’ailleurs réaliser une étude socio-économique du secteur culturel en Belgique (financement, indemnisation, nombre et variété descontrats, des statuts, etc.). Autre différence, le poids des syndicats. En France, beaucoup d’artistes sont syndiqués, proportionnellement plus que les salariés des autressecteurs. Les syndicats n’ont pourtant pas beaucoup de poids au niveau global. En Belgique, c’est le contraire. Les syndicats affilient très peu d’artistes, alorsqu’ils bénéficient d’un poids plus important dans les relations sociales. Les syndicats intègrent donc peu les spécificités du monde artistique.
Intermittence : pratique en expansion ?
Au menu de cet atelier, une série de questions : la sécurité sociale appliquée au secteur artistique : l’artiste, un assuré social particulier ? Commentassurer le risque social lié aux spécificités du travail artistique ? Quel est le rôle des pouvoirs publics dans le développement de l’emploi du secteurartistique ? Dans le panel des experts, on retrouvait Suzanne Capiau (ULB et Université de Metz), spécialiste en droit de l’audiovisuel, multimédia et internet, et Jozef VanLangendonck (KUL), coauteur avec Xavier Parent et André Nayer de « Étude ayant pour objet une analyse de l’importance de l’activité artistique dans l’économie belgeet les possibilités de l’augmenter par une réforme du statut social et fiscal des artistes ».
La première a évoqué « l’utilité » de la création, les conditions de travail extrêmement flexibles à laquelle la pression dumarché pousse, qui obligent nombre d’artistes à s’installer comme indépendant (flexisécurité), la multiplicité de statuts qui freine la productivitédes artistes (comment se faire rémunérer, sous quel statut ou régime). Elle souligne le fait qu’en Belgique, on avait procédé à l’extension du systèmesocial des salariés aux artistes.
Sur ce dernier point, Axel Claes de « Plus Tôt Te Laat » s’interrogeait sur l’utilité des acquis par rapport à la sécurité sociale en Belgique, quand il estextrêmement difficile d’y avoir accès : « Il faudrait que ce système soit vraiment ouvert au lieu d’exclure sur la base d’un nombre insuffisant de jours de chômage,d’un trop grand âge ou d’un passé où l’on a exercé d’autres activités. Il faudrait mettre en place un contrôle plus constructif et moins stigmatisant.»
Julek Jurowicz, de SMart, déplore aussi cette tendance à compliquer la gestion du système à coups de création de nouvelles catégories, de listes et desous-listes de qui peut et qui ne peut pas. « Ce n’est pas un système ouvert. Un bon système devrait permettre la multiactivité. » D’autres intervenants pointent laméconnaissance des comédiens par rapport à leurs droits, de même que certaines agences semblent peu au fait des obligations à remplir en matière decotisations patronales. Les uns comme les autres – surtout les comédiens – risquent de lourdes amendes.
Pour Jozef Van Langendonck, la flexibilité n’est pas la meilleure logique pour stimuler la créativité artistique. Il est également extrêmement difficile dedéfinir le statut d’artiste, parce qu’on n’arrive pas à définir l’artiste. « Dans la loi, il ne faut pas une définition légale pour les 99 % de cas oùtout est clair, mais pour le 1 % où les choses ne sont pas claires. » Julek Jurowicz estime qu’on est bien au-delà de 1 % . « Si la création n’est pas liéeà la flexibilité, c’est pourtant devenu la règle, alors que c’était l’exception il y a 20 ans. »
Plusieurs artistes ont ramené le débat sur les pistes envisageables pour sortir de cette impasse, de cette flexisécurité. Les tentatives de réponses sontrestées très vagues. L’atelier s’est terminé sur un sentiment de frustration pour nombre de participants. Le débat est loin d’être clos…
1.Les actes de cette journée seront disponibles dans les prochains mois. SMart, rue Coenraets, 56 à 1060 Bruxelles- tél. : 02 423 11 80
2. Il a récemment publié Profession artiste, Extension du domaine de la création, Éd. du Seuil, 2005.