«À défaut de merles, on mange des grives.» Dans notre dernière chronique, nous avions entamé avec les gares une série inventaire des lieux publics où les gens peuvent encore se mélanger, avec les précautions d’usage. Puisque les bistrots étaient jusqu’à nouvel ordre fermés. À l’instar de cette météo printanière pleine de surprises, nos hautes autorités ont entre-temps décrété la réouverture des terrasses. Alors que nous escomptions explorer les wasserettes. Qu’à cela ne tienne, un pont s’est formé entre les deux sujets. Direction la terrasse d’un bistrot qui donne sur l’une de ces laveries.
Pour une immersion directe dans l’élément phare au cœur de notre sujet, le liquide, ce samedi est placé sous le signe de la fameuse drache nationale. «Rien que de l’eau, de l’eau de pluie, de l’eau de là-haut», comme disait la chanteuse1. Rincées à l’arrivée nous sommes, avec ma nouvelle complice illustratrice Garance, munie qui plus est de ses aquarelles. Nous filons le thème, c’est raccord.
La terrasse choisie comme poste d’observation des allées et venues dans le lavomatique du trottoir d’en face est vaste mais clairsemée. Seuls quelques valeureux Gaulois ont enfilé leur meilleur pardessus amphibie pour venir prendre l’apéro. Pour attraper au vol les conversations de bistrot bigarrées dont nous sommes friandes, ça ne va pas être jojo.
«C’est un drôle de temps, mais il faut faire avec!», dit un client philosophe comme pour ponctuer ses pensées et me donner un peu d’espoir.
«On attend des mois et des mois avant de pouvoir rouvrir et voilà le temps qu’on a, dis!, déclare la patronne avec malice. Mais qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu? Il n’est pas sympa le bon Dieu, moi je dis. Mais les plantes, elles sont contentes!»
Eau partout, bavardage nulle part
Depuis notre poste d’observation, nous contemplons le cadre des opérations à travers la grande baie vitrée agrémentée d’une double annonce côté droit: «Ici nous lessivons et calendons [sic] pour vous – Dépôt nettoyage à sec», combinée à une pastille rouge sur laquelle nous pouvons lire en lettres capitales blanches: «Nouveaux séchoirs». De quoi appâter le chaland, lequel se résume pour l’instant à trois dames, hautement absorbées dans la préparation de leur lessive. Pour le reste, rien à signaler, le sobre le plus absolu, en dehors des désormais classiques affiches made in Corona sur le port du masque et les distances de sécurité de 1 m 50 qui nous semblent purement et simplement impossibles à respecter dans le lieu, mais, bref, passons.
Premier constat: les wasserettes se présentent toujours comme une grande vitrine où l’on peut embrasser l’ensemble du décor. Y aurait-il un œil de Moscou qui veille à ce que personne ne dégrade le matériel? Cela donne à ces lieux un aspect «performance», comme un petit théâtre hautement mécanique où les mêmes gestes se répètent à l’infini. Ce sont juste les personnages et les costumes qui changent.
Deuxième constat: nous sommes clairement dans un espace de transit, où les personnes vont et viennent. Sans autre objectif que leur objectif très concret de nettoyage. Pas d’interaction, pas d’échanges. Il faudra donc les provoquer.
Il est temps de se jeter à l’eau. Nous repérons une dame qui est sortie du lieu pour fumer une cigarette, protégée par un très original chandail à capuche gris décoré de têtes de Dobermann. Tel un aigle, nous fondons sur notre proie.
«Bonjour, excusez-moi de vous déranger, mais je mène une petite enquête sur les wasserettes. Pourrais-je vous poser quelques questions?»
Brusseleir d’origine, Carolo d’adoption, de retour dans le quartier depuis peu, elle est une utilisatrice très régulière des lavomatiques. Pourquoi? Tout simplement pour économiser sur la facture d’eau.
«Avec mon mari, on fait attention à tout. C’est ric-rac les finances. Alors, pour l’eau et pour l’électricité, on calcule tout. Je mets de la monnaie de côté, puis quand j’ai le montant juste, je viens ici.»
Elle est venue avec une voisine handicapée dont elle s’occupe. Elles s’entraident pour toute une série de tâches, dont la lessive. Puis ça fait de la compagnie aussi car, à l’intérieur, les personnes présentes font leur popote chacun dans leur coin: tablette, smartphone, écouteurs. La copine de la dame est plongée dans un album de Martine et le cadeau d’anniversaire.
Topo des lieux. Mur latéral gauche: pas moins de onze machines, dont deux Jumbo s’il vous plaît, sont alignées en rang d’oignons. Mur latéral droit: la machine à jetons et sa notice à relire plusieurs fois pour une compréhension optimale, le distributeur de sachets de produit à prix d’or pour les oublieux, et des sièges métalliques noirs. Au fond, les six séchoirs en alvéoles où s’agitent culottes et chaussettes, aériennes. Au milieu trône une longue table laquée blanche posée sur des tréteaux.
Tout ce petit monde baigne dans les gargouillis, les sons aquatiques, mécaniques. Pas de musique d’ambiance, que l’orchestre des glous-glous. Le célèbre constructeur de meubles en kit se fait de la publicité gratuite car il a eu le coup de génie de concevoir manifestement le sac le plus approprié pour trimballer le linge et marquer son territoire pour l’usager, qui l’accroche à la poignée de sa machine. Il s’agite comme une poupée de chiffon bleu pétant au moment de l’essorage.
Retour en terrasse. La pluie redouble d’intensité. Quelques riffs de Money for Nothing des Dire Straits viennent se superposer à la morosité ambiante. Un pigeon miteux aux plumes jaunies traverse la rue en agitant frénétiquement la tête d’avant en arrière. Hypnotisant.
Météo bingo et point d’orgue philo
«Il fait pas beau, non didjable!», s’exclame à point nommé une dame en jogging imperméable qui stationne avec son sac de courses sous l’auvent du bistrot. Et relance ainsi la monothématique conversation sur le climat. Que nous nous empressons de fuir, car une nouvelle pause clope vient de commencer devant la wasserette. Un jeune homme ombrageux qui vient nettoyer ses couettes. Je traverse la rue pour l’alpaguer.
«Pourquoi venez-vous ici laver votre linge?»
«Parce que c’est pas propre», répond-il tout de go avec un accent non identifié.
Pas faux mais très premier degré.
Rencontre-t-il des gens? Lie-t-il conversation?
«Non.»
Visiblement pas son truc, la conversation.
À l’intérieur, c’est l’heure de pointe, semble-t-il. Une discussion est en cours. Vite, allons nous en imprégner!
«Alors là, vous voyez, c’est le bac pour la poudre.»
Une dame en sandales, en proie au doute, tâche de comprendre où mettre les produits pour lancer sa lessive.
«Et là, c’est pour l’adoucissant.»
Un jeune homme et la dame que nous avons interrogée forment un tandem pédagogique spontané pour lui expliquer les ficelles du «métier», tandis qu’une dame en doudoune blanche plie son linge avec soin et méthode.
Il est vrai, et je pense que les utilisateur.trice.s qui nous lisent nous donneront raison, qu’il n’est pas toujours simple de comprendre comment le système fonctionne. Échanges de connaissances sur les machines et les bonnes pratiques constituent pour l’essentiel les moments de parole dans ces endroits.
Je vois la dame vérifier une dernière fois que le produit se trouve au bon endroit, puis sortir.
Je la rejoins.
«Pourquoi je viens ici? Je suis pensionnaire [sic], j’habite pas loin d’ici.»
Pourquoi pas de machine chez elle?
En guise de réponse, elle frotte son pouce contre son index à trois reprises.
«C’est trop cher?»
Elle part dans un grand éclat de rire en hochant la tête.
Côté terrasse, de nouvelles têtes diverses et variées sont apparues. Plutôt branchées écriture, littérature.
Un homme bouquine en solo un livre au titre mystique.
Un couple de quarantenaires s’est installé autour d’un café après quelques instants d’hésitation. L’homme, lyrique, parle avec force gestes, s’emballe et lit à sa camarade des extraits d’un roman qui lui aurait «changé la vie».
Un duo de jeunes fait dans le mixte: monsieur lit, madame écrit.
Des jeunes femmes colorées devisent au loin.
Dernière apparition furtive d’un client lessive, avec son café à emporter dans la main.
Il est étudiant et vit dans un petit studio. Donc, il n’a pas la place pour une machine chez lui. Puis, il veut éviter le bruit, l’odeur, alors c’est plus pratique pour lui de venir ici. Il accumule son linge sale et vient là quand son stock est épuisé.
Allez, un dernier «coup» pour la route. Animation à la table d’à côté, joie et enthousiasme de la jeunesse, un groupe parle d’une exposition sur les radicaux italiens qui serait en cours à Ixelles avec beaucoup d’emphase.
«Il y a que du mobilier de ouf» apparemment.
Ils délirent sur leurs relations, la fête, la vie quoi… ça change de la météo. Un de leurs copains serait un «vieux dragueur de meufs», qui était «en mode genre…» Effervescence suivie d’une dispersion rapide des troupes.
Basculement sur une discussion intimiste entre deux femmes. L’une d’entre elles parle de manière abstraite d’une expérience personnelle difficile. Une période d’introspection s’est ensuivie. Elle affirme être née pour la douceur, la bienveillance et s’être pris toute la colère et la rage de sa famille dans des circonstances obscures.
Une phrase jaillit de ses lèvres comme un appel à réflexion élargie: «Qu’est-ce qu’on peut faire de positif et de beau ensemble?»
Méditons ensemble sur la question.
1. Rien que de l’eau est une chanson de Véronique Sanson.