Bravant une canicule paroxystique, le Social Bistrot a jeté son dévolu sur un bar de quartier tenu par un couple d’octogénaires espagnols, le bien nommé Olegario, petit havre de tranquillité en marge du sacro-saint parvis de Saint-Gilles.
Extérieur – Terrasse
Mardi 7 août 2018 – 18 h
Discussion logement entre trois jeunes dames, dont l’une est manifestement experte. Le plan immobilier, délicat, est péniblement décrit, photos sur le smartphone à l’appui.
«Y a des jardins à partager?»
«Oui, c’est un des plus gros projets de Schaerbeek.»
«Et quoi, c’est en intérieur d’îlot?»
Passage au visuel: monstration de photos sur le smartphone, le groupe se resserre. La conversation s’étouffe. Il est question de recherches sur Internet pour localiser les projets immobiliers, dont, paraît-il, beaucoup se situent près d’ambassades ou se font dans des ambassades, ce n’est pas clair.
«Je n’ose pas. Ou alors tu mets un short, parce moi, mon problème, c’est le ventre.»
La spécialiste logement fait un cours magistral pour expliquer la distinction entre kot et cohabitations.
«Les kots, c’est des logements collectifs. Il y a des règles particulières à faire respecter, par exemple, il faut une salle de bain pour trois chambres. La cohabitation, ça se passe dans un bien dont l’affectation est unifamiliale. Il n’y a qu’un seul bail et les gens se divisent le bien.»
La conversation bascule sur la thématique mode.
«Classique. Élégant. J’adore la coupe. Puis c’était livré avec une ceinture de toutes les couleurs, ça marche avec tout.»
«C’est fou hein?»
«Tu mets ça avec un petit chemisier blanc.»
«Je n’ose pas. Ou alors tu mets un short, parce moi, mon problème, c’est le ventre.»
Pause, attaque de guêpes.
«Il a fait beau pendant trois mois.»
«Comment la terre va faire?»
«Demain, 10° de moins, il fera 21.»
La tablée logement se lance sur un autre sujet.
«T’as regardé le reportage que je t’ai envoyé?», demande l’une des trois.
«Oui, pas mal», répond la seconde, la spécialiste du logement, bientôt recyclée en experte en documentaires.
«Ah, et c’était quoi?», demande la troisième.
«Bah, c’est l’histoire d’un couple qui quitte tout, qui réaménage un bus pour traverser les États-Unis.»
«Je trouve qu’au niveau de l’image, ça ne volait pas très haut.»
«Lui, il est quand même réalisateur à la base. Si tu vas sur Wikipédia, tu vois que le mec, c’est son métier.»
«Ouais, mais ça faisait genre ‘on donne des nouvelles à notre famille’, enfin, je le ressentais comme ça.»
«Ben non, ils ont toujours eu l’objectif de présenter leur documentaire en festival.»
«Le film pour moi n’était pas de grande qualité.»
«C’est dommage qu’ils ne disent pas avec quel budget ils sont partis de chez eux.»
Polémique totale, dialogue de sourds. Heureusement, la troisième dévie la conversation sur le fond plutôt que sur la forme du fameux docu/reportage/film de famille, on ne sait plus trop bien.
«À un moment, leur bus se déambule, tu vois le plancher qui bouge…»
«Il faut quand même penser que ces choses bougent…»
«Oui, il faut des ressorts énormes.»
«… et ils amènent leur chien en voyage. C’est leur gosse de substitution.»
«C’est dommage qu’ils ne disent pas avec quel budget ils sont partis de chez eux.»
«Bah, ils vivent leur truc à fond et puis voilà.»
Et là, nous voilà partis sur un récit exhaustif du film… plus besoin de le regarder pour celle qui ne l’avait pas vu dans le groupe.
Cap à présent sur un groupe proche de l’entrée du bistrot. Parmi eux, une toute petite vieille dame, frêle, qui parle des Asturies, en espagnol dans le texte. Entre-temps, on distribue la première tournée de tapas au camembert, spécialité de la maison. Les tournées sont gratuites en plus, ce qui ne gâche rien.
«Tu prends le fromage et après tu manges le pain! C’est facile, le fromage.»
La petite dame, légèrement édentée par ailleurs, se demande en effet comment elle va pouvoir manger ces délicatesses…
Avis de recherche affiché sur la porte du bistrot:
«Matska le chat a disparu! Petite, douce, noire aux pattes blanches, cou et ventre blanc. Si vous l’avez vue, MERCIIII de me contacter au 0474…»
La petite dame balance nonchalamment un morceau de pain derrière la chaise.
«T’as mangé ton pain?»
«Oui, oui.»
À la table face à moi, un vieux monsieur distingué sirote un whisky. Il me salue d’un mouvement de tête. Il observe ce que je fais, un sourire mi-amusé, mi-pincé aux lèvres.
«Como estas?»
«Estoy aqui delante de ti y me preguntas como estoy? Estoy bien. Si no estaria bien, estaria en el hospital.»
Réponse pince-sans-rire de Pépé, un Gitan revendiqué qui porte un joli canotier sur la tête.
C’est alors que la petite vieille me repère… s’approche. Lie conversation. Me voyant prendre des notes, elle s’invite à ma table et se pique de me raconter sa vie…
«Je veux qu’on écrive ma biographie. Écris! Écris ce que je te dis.»
J’écris donc…
Cet homme ferait de la sorcellerie. R. compte le combattre avec de l’eau bénite car elle est persuadée qu’il va tuer sa fille.
R. est arrivée en Belgique à l’âge de 20 ans. Originaire d’Oviedo, elle avait suivi des études d’infirmière au couvent, mais ne pouvait pas travailler en Espagne parce qu’il lui manquait un œil. Une fois en Belgique, elle a reçu un permis de conduire. C’était le 6 octobre 1979. Elle se souvient parfaitement des dates. Elle ne pouvait pas travailler en Belgique non plus parce qu’elle ne pouvait ni parler ni écrire le français. Puis, au gré de son parcours, elle «est allée» fort naïvement avec un homme… et elle est tombée enceinte. Sa fille est née le 4 décembre 1973 précisément. En Belgique, elle a rencontré M., un Arabe de 2 mètres qui n’avait pas de papiers. Ils se sont mariés le 2 août 1975. M. a reconnu sa fille même si elle n’était pas de lui. Et R. et lui ont accueilli leur fils le 15 janvier 1977. L’histoire se corse le 16 avril de la même année… Par respect pour notre interlocutrice, nous ne restituerons pas ici les propos qu’elle nous a confiés, mais une chose est sûre, R. en a vu des vertes et des pas mûres… À présent, son combat, c’est sa fille. Laquelle, selon ses dires, est tombée entre les mains d’un homme peu recommandable, lui aussi sans-papiers à l’origine. L’histoire se répète donc. Cet homme ferait de la sorcellerie. R. compte le combattre avec de l’eau bénite car elle est persuadée qu’il va tuer sa fille.
R. effectue des allers-retours entre le passé et le présent, ça part dans tous les sens. La voilà qui s’interroge sur les raisons qui l’ont poussée à me parler:
«C’est comme l’Esprit saint, c’est comme le vent… Je t’ai vue, tu étais seule.»
La conversation prend une tournure mystique. R. évoque son rapport à Dieu.
«Je suis heureuse parce que Dieu, quelqu’un qu’on n’a jamais vu, jamais il ne m’a laissée tomber. À 100% Dieu me répond, dit-elle, en se touchant la poitrine. Tu le sens, tu fais les questions et les réponses. Tu sens quelque chose à l’intérieur. Il m’aime beaucoup.»
Dans l’exercice intense de sa foi, un gros dilemme se pose: «Je suis catholique et je veux être incinérée.»
Bifurcation sur le thème de la fin de vie, sur lequel rebondit prestement l’homme au canotier, qui nous permet de terminer notre récit sur cette touche philosophique:
«Je veux mourir. Je veux mourir pour laisser ma place à un autre. Mourir, c’est vivre. Une autre vie. C’est comme le papillon, c’est une renaissance. Faut faire de la place aux jeunes.»
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