Dans les pays d’Europe du Sud, la crise et les programmes d’austérité pèsent sur les systèmes de santé, ouvrant la brèche à une commercialisation du secteur. La Belgique, forte d’un régime de sécurité sociale développé, avec des acteurs mutualistes puissants, se préserve de cette tendance. Mais elle n’échappe pas complètement au phénomène.
« Nous devons nous défaire (…) de cette phobie de la course au profit et du spectre de soins rendus médiocres par leur ‘commercialisation’. Il faut au contraire faire en sorte que le bénéfice financier soit le reflet d’une valeur ajoutée en termes d’innovation, d’efficacité ou de qualité. » L’institut Itinera, qui se définit comme un « think tank qui formule des recommandations de réformes politiques structurelles favorisant une croissance économique et une protection sociale durables », s’est récemment positionné sur les défis de la politique santé des personnes âgées pour la prochaine législature. Il prône entre autres une implication moins importante des pouvoirs publics dans le secteur des soins et « la mise en place de règles du jeu ouvertes qui soient les mêmes pour tous les acteurs ».
Les partisans de la privatisation y voient l’occasion de plus d’innovation, de plus d’émulation, ainsi que de plus d’efficacité dans le secteur de la santé. Ses détracteurs par contre, pointent la mise à mal de l’accessibilité et la qualité des soins. « Au niveau des prestataires de soins, explique Naïma Regueras, du service d’études des Mutualités chrétiennes, il y a une dualisation de la privatisation. Elle se manifeste par le développement de soins de haute qualité mais qui sont très chers ou, à l’inverse, par des services accessibles mais où la qualité cesse d’être l’objectif premier. Dans les maisons de repos par exemple, il y a un segment ‘low-cost’, avec des frais de fonctionnement assez faibles. »
S’il existe un flou conceptuel autour des termes « privatisation » et « commercialisation » de la santé, ces concepts vont de pair. Et derrière eux, décrypte Yves Hellendorf, secrétaire national du non-marchand à la CNE, un mécanisme est à l’œuvre : « Le sous-financement de la santé dans certains secteurs favorise le développement de pratiques marchandes ou de cofinancement public-privé. »
Avec ses 24,1 % de financement privé de la santé, la Belgique se situe au-dessus de la moyenne de l’UE15 (20,6 %). « La part privée du financement est restée stable ces dix dernières années, détaille Jean-Marc Laasman, du service études de la Mutualité socialiste. Et cela, malgré le fait que les dépenses ont crû au cours de cette même période. Par contre, certains soins essentiels restent aujourd’hui faiblement remboursés ». Parmi eux : les soins dentaires, les lunettes, le matériel médical hospitalier ou encore les psychothérapies. D’une catégorie de soins à l’autre, on le voit dans le graphique élaboré par la Mutualité socialiste, les parts respectives du public et du privé dans le financement sont très variables.
Des personnes âgées rentables et sans risque
Les maisons de repos (MR) et les maisons de repos et de soins (MRS) sont aujourd’hui l’un des secteurs les plus touchés par la commercialisation. De gros groupes privés, souvent internationaux, y ont fait leur apparition ; et avec eux, de nouvelles formes de management. En avril 2014, la Belgique comptait 32,6 % de lits commerciaux. Un phénomène plus marqué à Bruxelles (62,9 %) et en Wallonie (49,4 %, où il existe un quota de 50 % à ne pas dépasser) qu’en Flandre (15,5 %).
À Bruxelles, six gros groupes se partagent près d’un tiers de l’offre, soit environ 5 000 lits sur les 15 000 recensés dans la Région. Les sociétés Orpea et Senior living group (racheté en 2013 par le groupe français Medica), y possèdent à elles seules 3 574 lits.
Jean-Marc Rombeaux, conseiller à l’Union des villes et des communes (UVCW) et à l’Association de la ville et des communes de la Région de Bruxelles-capitale (AVCB) retrace l’évolution du paysage. « On n’a jamais fermé la porte au secteur commercial, il y en a toujours eu. Mais à l’époque, c’était plus des petits indépendants, par exemple un kiné qui montait son affaire. » En 1984, le gouvernement Martens V (coalition entre sociaux-chrétiens et libéraux) assouplit les normes permettant aux indépendants d’exercer leur activité. Paradoxalement, c’est ensuite un durcissement des normes régissant le secteur, de même qu’une revalorisation des salaires du personnel qui travaille dans le secteur, qui favorisent l’essor de groupes commerciaux. « Les normes y sont devenues telles que les petites structures, qu’elles soient publiques ou privées non lucratives (asbl) ne peuvent plus s’en sortir financièrement », commente Naïma Regueras, précisant qu’il faut aujourd’hui qu’une structure possède cent lits pour tenir le coup financièrement. Dernier facteur, la crise bancaire et financière de 2008 a eu des répercussions sur le secteur : investir dans « le marché des personnes âgées » est désormais devenu une activité peu risquée et rentable.
Encore peu fréquents dans les soins de santé, les partenariats publics – privé sont également en train de faire leur apparition. « Beaucoup d’administrations communales en difficulté sont en train de préparer ces partenariats pour des résidences services ou des maisons de repos, dénonce Yve Hellendorf. Car les CPAS ne sont plus en mesure de les financer. » Leasing, construction, location, maintenance… le rôle joué par le partenaire privé dans ces nouvelles alliances est multiforme.
En quelques décennies, le secteur a changé de visage. Mais quelles sont les conséquences sur l’accessibilité et la qualité des prestations ? Les statistiques du SPF Économie nous éclairent sur les écarts de prix entre les différents types de structures. À Bruxelles, ce sont les institutions publiques qui sont les moins coûteuses (41,4 euros par jour en moyenne), suivies par le secteur commercial (45,3 euros) puis par l’associatif (51 euros). Des écarts moins marqués en Wallonie (36,10 euros dans le public, 37 dans le privé commercial et 39,7 dans le secteur associatif). « Mais attention, ce sont des moyennes, commente Jean-Marc Rombeaux. Les grosses maisons privées qui s’ouvrent aujourd’hui à Bruxelles se situent au dessus de 50 euros la journée. »
Plusieurs indices attestent d’une qualité moindre dans le secteur commercial. Le rapport annuel des plaintes relatives aux MR et MRS transmises à l’administration wallonne (2013) fait état de 77 % de plaintes visant le secteur privé commercial (le secteur représente 50 % des lits), alors que 9,64 % concernent le secteur associatif (23 % des lits du secteur) et 13,10 % touchant le secteur public (28 % des lits). Le secteur commercial emploie relativement moins de personnel de soins que les deux autres secteurs, nous renseigne aussi Jean-Marc Rombeaux. Et les activités d’hôtellerie et de buanderie y sont davantage sous-traitées avec, comme conséquence, une offre plus standardisée.
Face aux allégations de certains selon lesquelles les techniques de management contestables ne sont pas l’apanage du privé (réduction du personnel…), Jean-Marc Rombeau rétorque que les pratiques demeurent très différentes, même si « vu la crise financière et les charges qui pèsent sur les communes, c’est vrai qu’on serre les boulons partout ».
L’ambulatoire, plus commercial que l’hospitalier ?
Les hôpitaux de notre pays sont en mauvaise santé. C’est ce que titraient début mai nombre de journaux belges, s’appuyant sur la dernière analyse sectorielle 2009-2012 de Belfius Banque, qui analyse la situation financière des hôpitaux généraux en Belgique.
Si les hôpitaux, publics comme privés, se sont jusqu’ici assurés une part substantive de financement public (plus de 90 %), celle-ci est devenue insuffisante. Ici aussi la crise est passée par là. La sous-traitance est dès lors une manière de garder la tête hors de l’eau. Touchant au départ les services de catering ou de blanchisserie, cette tendance s’est étendue aux services techniques médicaux comme la radiologie ou les laboratoires. « Les hôpitaux sont passés dans le rouge ces deux dernières années, dépeint Yves Hellendorf. Ils cherchent des solutions. Tous les jours, il y a des tentatives de fusion, de rationalisation, de sous-traitance. Saint-Jean et Saint-Michel ont fusionné leur labo. Chirec (qui rassemble six hôpitaux de Bruxelles et du Brabant wallon, NDLR) est en train de sous-traiter son laboratoire et son service radiologie. Les firmes allemandes font le tour des hôpitaux bruxellois pour mettre sur pied un gros labo allemand à Bruxelles. »
Un autre moyen de ramener (un peu ?) de beurre dans les épinards consiste à appâter une clientèle étrangère fortunée. L’asbl Healthcare Belgium, fondée en 2007, regroupe les hôpitaux belges et plusieurs sociétés privées spécialisées dans les technologies médicales. Elle a notamment pour ambition de valoriser l’offre de soins de santé belges à l’étranger. Des accords sont signés avec certains pays du Golfe, le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan et plus récemment avec la Russie. « Ce qui a commencé comme une louable tentative visant à inciter les patients étrangers à se faire soigner en Belgique est aujourd’hui devenu, en l’espace de cinq ans, un modèle commercial qui exporte avec succès notre industrie de la santé vers les pays du Golfe et de l’ancienne Union soviétique », peut-on lire dans un article publié en mai 2012 par la Fédération belge de l’industrie des technologies médicales. À ce jour, ce sont environ 35 000 patients étrangers qui affluent annuellement vers notre pays (l’objectif de HCB est d’en atteindre 100 000). Un afflux de patients internationaux qu’il ne faut pas « confondre avec le tourisme médical », précise dans cet article Herwig Fleerackers, chief executive officer de HCB.
« Le privé est entré dans l’hôpital au nom de l’efficacité et d’une meilleure adaptation des services, déplore Hanne Bosselaers, médecin généraliste de Médecine pour le peuple à Molenbeek. En réalité, ces services sont plus chers et on a créé des besoins qui ne sont pas réels. On crée des maladies pour faire tourner la machine à examens. » Autre fait marquant, relève la docteure du PTB, les listes d’attente dans les hôpitaux étant importantes, les médecins qui y travaillent ont la fâcheuse tendance à renvoyer les patients vers leur consultation privée. Des consultations qui ne sont pas toujours conventionnées et dont le prix est fixé au bon vouloir du médecin.
Une élément qui ne date pas d’hier, mais qui aurait tendance à se développer : de plus en plus de médecins en ambulatoire pratiquent sans être conventionnés. C’est particulièrement vrai dans certaines disciplines. En 2013, c’était le cas de 68 % des dermatologues, 59 % des chirurgiens plasticiens, 56 % des ophtalmologues et 51 % des gynécologues obstétriciens. « Le danger de la privatisation se situe plus dans l’ambulatoire que dans le secteur hospitalier, souligne d’ailleurs Jean-Marc Laasman. Car dans les hôpitaux, les suppléments d’honoraires sont strictement encadrés depuis janvier 2013, en tout cas dans les chambres communes et à deux lits. Cela a d’ailleurs généré de grosses tensions avec les médecins, mais c’est une grande victoire pour l’accessibilité des soins. » Un problème demeure néanmoins, celui des énormes variations, entre hôpitaux, des suppléments liés aux chambres particulières (de 100 % du tarif Inami à 300-400 %) et du manque de lisibilité de ces tarifs : « Cela crée une concurrence entre les hôpitaux pour attirer les médecins et une insécurité tarifaire pour les patients. »
« Jusqu’à présent, le secteur de la santé en Belgique a été préservé de la commercialisation, conclut Jean-Marc Laasman. Plus de 75 % des soins de santé y sont financés par la collectivité. Mais les enjeux sont devant nous. Il faut continuer à investir dans un contexte qui va rester difficile. » Un constat qui est finalement partagé par les pros et les contres de la privatisation : car les besoins vont en augmentant (vieillissement de la population, augmentation des maladies chroniques…) tandis que les ressources publiques tendent à diminuer (assainissement des finances publiques, réforme institutionnelle)…
Fondée en 2003 par Nicola d’Aniello, un jeune infirmier d’origine montoise, Personalized nursing services (PNS) propose, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, des soins infirmiers à domicile ainsi qu’en centres d’hébergement pour personnes handicapées. Elle emploie aujourd’hui 85 personnes. En août 2006 elle a fait une entrée remarquée sur le marché de la Bourse (marché libre d’Euronext Brussels). La société se targuait alors de fonctionner sans subventions. « Les tarifs demandés aux patients sont-ils dès lors plus élevés ? » s’interrogeait La Libre Belgique du 21 août 2006. Question à laquelle Nicola D’Aniello répondait par la négative : « Les patients ne paient rien. Nous facturons directement le tiers payant aux mutuelles. Nous demandons juste au patient la prescription médicale. Et les prestations de nos infirmières et infirmiers sont alignées sur le barème de l’Inami. » Le jeune entrepreneur affirmait alors s’en sortir « grâce une gestion drastique des coûts et avec une structure administrative réduite à sa plus simple expression ». L’introduction en Bourse de PNS a suscité de nombreuses réactions dans le milieu de la santé. Un risque, celui d’augmenter le nombre de prestations par infirmière au détriment de la qualité.
Avec un volume d’affaires de 4,249 millions d’euros au 31 décembre 2013 (soit + 15,3 % par rapport à l’année précédente), et de 3,984 millions d’euros pour son activité de soins infirmiers (soit + 18,7 % par rapport à décembre 2012), la société semble se porter comme une fleur. « Grâce aux actions menées pour rationaliser les coûts, PNS renforce sa marge opérationnelle dans son pôle d’activité de nursing à 9,84 %. L’objectif de 10 % fixé fin de l’année dernière n’est plus très loin », se réjouit-on sur le coin des actionnaires du site de PNS. Allez, c’est peut-être le moment pour vous d’investir, l’action est aujourd’hui à 2, 26 euros…
Aller plus loin
Alter Échos n° 380 du 30.04.2014 : « Vu de Flandre : Vers une privatisation des soins psychiatriques ? »
En savoir plus
Itinera Institute : http://www.itinerainstitute.org/
Manifeste du Réseau européen contre la privatisation et la commercialisation de la santé et de la protection sociale, Bruxelles, février 2014, sur le site de la Plateforme d’action santé et solidarité : http://www.sante-solidarite.be