Cela faisait environ cinq ans. Cinq ans que chaque mois pour Actiris et le Forem, la bonne nouvelle tombait: «Le taux de chômage est en baisse!» Une information qui faisait bondir de joie les deux offices régionaux de l’emploi, mais aussi le gouvernement, les médias et, en fin de compte, les citoyens. Alors attention, comme nous le rappelions en 2017 (voir Alter Échos n°451: «Chômage: alors, tu baisses?»), cet indicateur du taux de chômage cache parfois des réalités moins réjouissantes. Il existe en effet plusieurs manières de le calculer et des réformes plus restrictives sur l’accès à l’assurance-chômage peuvent aisément faire sortir des personnes des statistiques. Mais ne soyons pas trop sévères… La baisse du chômage et l’augmentation du taux d’emploi montraient «une embellie malgré tout» du marché de l’emploi à Bruxelles et en Wallonie, comme nous l’écrivions à l’époque.
Sauf que, ce taux de chômage, le Covid-19 l’a fait repartir à la hausse. «Le fort ralentissement de l’activité économique, la fermeture de nombreux commerces et le manque de nouvelles offres d’emplois en 2020 ont mécaniquement fait augmenter le chômage», explique Valérie Vander Stricht, économiste spécialisée dans l’analyse du marché du travail à l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (Iweps). Ainsi, en janvier 2021 à Bruxelles, le nombre de demandeurs d’emploi inoccupés (DEI) était supérieur de 2,6% par rapport à janvier 2021. En Wallonie, ce chiffre monte à 4,4%. Mais le pire est à venir…
Amortissement
Ces chiffres du chômage peuvent paraître faibles au vu de la crise économique sans précédent que nous connaissons. Alors, bonne nouvelle? «Pas vraiment, continue Valérie Vander Stricht. Les chiffres du chômage restent en effet en dessous des prévisions. Mais seulement parce que les mesures de soutien à l’emploi, comme le chômage partiel ou le moratoire sur les faillites, ont joué un rôle d’amortisseur face à la mauvaise conjoncture.» Des amortisseurs que nous avons utilisés comme jamais. En 2019, 32.700 personnes bénéficiaient du chômage temporaire en Wallonie. En 2020, c’est plus de 150.000. Même phénomène à Bruxelles, où nous sommes passés de 5.000 à 47.000 personnes en chômage temporaire en à peine un an. Ainsi, ces mesures ont permis à un bon nombre de commerces, d’entreprises et d’associations de limiter les licenciements et donc de freiner les chiffres du chômage. «D’ailleurs cela se voit dans les chiffres, ajoute Valérie Vander Stricht. Pour le moment, au regard de la crise économique, peu de personnes qui avaient un emploi stable sortent du marché de l’emploi.»
«Pour le moment, la hausse du taux de chômage que nous connaissons est davantage liée à l’impossibilité pour des personnes sans emploi d’entrer – ou d’entrer à nouveau – sur le marché par manque d’offres.» Valérie Vander Stricht, Iweps
Mais, dans les prochains mois, la situation pourrait bien devenir plus critique. «Ces mesures coûtent beaucoup d’argent à l’État belge et il y a forcément un jour où elles disparaîtront, ajoute l’économiste Philippe Defeyt. Et ce jour-là on peut tout à fait envisager que le chômage explose.» La levée, fin janvier dernier, du moratoire sur les faillites laisse déjà présager une hausse des licenciements et la fin du chômage partiel corona, en juin prochain, risque de donner du fil à retordre aux offices de l’emploi, qui en ont bien conscience. «Nous savons que pour le moment nous ne sommes pas dans le plus dur», affirme Romain Adam, porte-parole chez Actiris. Dans le même sens, Thierry Ney, porte-parole du Forem, déclare que «lorsque ces mesures seront supprimées, nous nous attendons à voir une nouvelle vague de chômeurs arriver». D’ailleurs, selon le SPF Emploi, Travail et Concertation sociale, 103 entreprises ont annoncé en 2020 une intention de procéder à un licenciement collectif en Belgique, menaçant de la sorte l’emploi de 9.414 travailleurs.
Du côté des salariés d’Actiris, on se prépare. «Nous avons déjà beaucoup de travail en ce moment, nous confie Myriam (prénom d’emprunt), conseillère emploi chez Actiris. Mais on s’attend à en avoir davantage dans les prochains mois. On espère une reprise économique forte pour pouvoir relancer le plus vite possible le marché de l’emploi.» Pour Latifa, agente d’inscription: «Déjà avec la crise, nous avons tous les jours de nouvelles personnes qui viennent s’inscrire. Mais on nous a prévenus: il va y avoir du boulot cet été.»
Inégalités
En attendant ce moment, les chiffres délivrés par Actiris et le Forem permettent déjà de tirer des enseignements. Le premier d’entre eux: cette crise touche principalement les plus précaires. «Comme nous l’avons dit auparavant, il y a eu peu de personnes aux emplois stables qui ont été licenciés, explique Valérie Vander Stricht. Pour le moment, la hausse du taux de chômage que nous connaissons est davantage liée à l’impossibilité pour des personnes sans emploi d’entrer – ou d’entrer à nouveau – sur le marché par manque d’offres.» Les plus touchés pour le moment sont donc les personnes en situation précaire et aux emplois peu stables (intérim ou en fin de contrat) et notamment les jeunes (voir notre article dans ce dossier: «La complainte des jeunes travailleurs perdus»). Pour ces derniers, le taux de chômage a bondi entre décembre 2019 et décembre 2020: +14,4% à Bruxelles et +2,4% en Wallonie. «En période de crise, les personnes qui ont des contrats de courte durée sont les plus en danger puisqu’ils sont plus faciles à mettre de côté, confirme Didier Paquot, économiste à l’institut Jules Destrée. C’est par exemple le cas des travailleurs du bâtiment, des ouvriers ou encore ceux de l’Horeca. Certaines personnes ne trouvent aucun petit boulot depuis de nombreux mois. La reprise économique devrait leur bénéficier.»
Malgré cela, si l’on s’intéresse à l’évolution du chômage par commune, il semble que les communes «riches» soient davantage touchées par cette crise que les communes «pauvres». En janvier 2021, Actiris pointait du doigt des augmentations du taux de chômage de +8,9% à Auderghem, +8,4% à Woluwe-Saint-Lambert ou encore de +8% à Uccle. «Cela peut notamment s’expliquer par les pertes d’emplois de tous les indépendants», explique Philippe Defeyt. «Il faut ajouter qu’en période de crise aiguë, un indicateur comme le taux de chômage est susceptible d’augmenter plus rapidement là où il était relativement faible auparavant, comme à Woluwe et Auderghem», ajoute Carlo Caldarini, chercheur au CPAS de Schaerbeek. Pendant ce temps, dans des communes populaires, surtout en région bruxelloise, le taux de chômage se stabilise voir… baisse: -3,4% à Saint-Josse par rapport à décembre 2019, -2,2% à Schaerbeek, -1,5% à Molenbeek et -1,5% à Anderlecht. Cela signifie-t-il que les communes pauvres créent davantage d’emplois en période de crise? Non, et cela est d’autant plus inquiétant.
«Nous avons perdu beaucoup de personnes en route, notamment les plus précaires.» Romain Adam, Actiris
Car, dans le même temps, du côté de Bruxelles, un autre chiffre est en baisse: le nombre d’usagers CPAS inscrits chez Actiris: -23,5% en janvier 2021 par rapport à janvier 2020. «Normalement pour les usagers des CPAS que nous jugeons aptes au travail, l’inscription dans un office d’emploi est obligatoire, explique Mustapha Akouz, président du CPAS d’Anderlecht. Sauf que, dans la réalité, si une personne ne veut pas ou ne peut pas s’inscrire, elle ne le fait pas» à cause notamment des barrières numériques et linguistiques.
Non-recours
Pendant le premier confinement, Actiris et le Forem ayant décidé de fermer toutes leurs agences, les inscriptions et l’accompagnement se sont passés presque entièrement en ligne ou par téléphone. «À l’été 2020, nous avons rouvert trois agences où les rendez-vous physiques étaient possibles, raconte Romain Adam. Nous avons également renforcé nos effectifs pour répondre à la forte demande. Malgré cela, nous avons perdu beaucoup de personnes en route, notamment les plus précaires.» «En temps normal, les démarches pour avoir accès à l’assurance-chômage et aux services de retour à l’emploi sont complexes, avance Laurence Noël, chercheuse à l’Observatoire de la santé et du social Bruxelles-Capitale. Mais dans cette période où tout a été numérisé, pour les personnes qui n’ont pas les connaissances et les outils numériques suffisants ou qui ne parlent ni le français, ni le néerlandais, ni l’anglais, c’est encore plus compliqué.» Concernant la fracture numérique, 29% des ménages à faibles revenus ne disposent pas d’une connexion internet, selon la Fondation Roi Baudouin. Par ailleurs, 12% des chercheurs d’emploi inscrits chez Actiris n’ont pas d’adresse mail. Sur le terrain, Myriam raconte que «parfois on est en contact téléphonique avec une personne en difficulté. Et puis du jour au lendemain on la perd. En tant que conseiller, c’est très dur à gérer. On essaye de faire le maximum pour aider ces personnes à faire valoir leurs droits, mais, avec cette crise, les barrières se sont renforcées». Si les chiffres du chômage baissent dans les communes populaires de Bruxelles, c’est donc probablement parce que les personnes plus fragiles s’inscrivent moins chez Actiris à cause de la crise…
Du côté du Forem, on ne fait pas cette constatation, malgré la fermeture similaire de ses agences et une fracture numérique qui touche également la Wallonie. Mais aucun chiffre ne permet de le confirmer. En effet, le Forem ne communique pas sur le nombre d’usagers CPAS inscrits chez eux. «Nous avons beaucoup plus de communes et de partenaires en Wallonie qu’à Bruxelles. Il est donc plus difficile pour nous de compiler ces statistiques», se défend Thierry Ney. Ainsi, difficile de savoir si la Wallonie fait face au même phénomène. Si ce n’est en s’en remettant à l’analyse de Philippe Defeyt. «Le phénomène de non-inscription des usagers des CPAS à un office régional d’emploi est beaucoup plus présent à Bruxelles. Et cela depuis un petit moment.» Mais difficile de donner une explication à cela.
En tout cas, du côté d’Actiris on espère que la vaccination, la relance économique et la réouverture des agences (11 au total début mars) permettra de rattraper ces personnes décrocheuses. «Avec le retour des rendez-vous en présentiel, des traductrices et des formations, on espère que ces personnes reviendront vers nous pour avoir accès à leur droit et retrouver un emploi», conclut Romain Adam. Un enjeu de taille, pour éviter que ceux qui ont le plus souffert pendant la crise ne subissent pas une deuxième vague une fois la crise passée.
En savoir plus
«Le virus des inégalités», Alter Échos web, janvier 2021, Anaëlle Lucina, Matthias Masini (UKB).
«Anaïs: lapins, Kleenex et baguette magique», Alter Échos n° 487, octobre 2020, Julie Luong.
«Non-recours: une bombe à retardement», Alter Échos n° 487, octobre 2020, Manon Legrand.