On a beaucoup parlé du statut d’artiste ces derniers mois. Au point que plusieurs artistes se sont manifestés auprès d’Alter Echos pour donner leur point de vue et mettre le doigt sur certaines incohérences dans le débat actuel. Ainsi en est-il de celui que nous appellerons Marc, un metteur en scène qui a préféré garder l’anonymat. Pour lui, en se centrant sur le statut d’artiste, on se trompe de cible.
A.E.: Pour vous, on se trompe de débat ?
M.: C’est ça. Ce n’est pas le statut d’artiste qui pose problème. Le hic, c’est qu’on a légiféré sur un statut social, mais qu’en parallèle on n’a jamais légiféré sur l’endroit où devaient aller les subventions versées aux institutions de la culture…
A.E.: Et elles devraient aller où ?
M.: Le problème n’est pas un manque d’argent pour la culture. De l’argent, il y en a énormément. Le problème réside surtout dans le fait qu’en Belgique, les institutions culturelles font ce qu’elles veulent des subventions qu’elles reçoivent. Or, à l’heure actuelle, l’immense majorité de cet argent va à absolument tout et tout le monde sauf ceux qui créent la culture, c’est-à-dire les artistes. Alors que si ces institutions existent, c’est parce qu’elles peuvent diffuser la culture qui a été créée par ces mêmes artistes.
A.E.: Tout et tout le monde, c’est qui ?
M.: Cela va de l’administration au type qui tire les bières dans le bar les soirs de représentation. On se retrouve dans des situations où le barman est mieux payé en une soirée que les artistes qui ont travaillé sur le spectacle pendant plusieurs semaines. Il y a aussi de l’argent qui part dans les bâtiments, dans la communication, dans l’organisation de soirées. Les artistes, par contre, sont convoqués dans le bureau du directeur qui leur dit : « Tu sais, on n’a pas d’argent, on ne peut pas te payer, mais on t’offre une visibilité ».
A.E.: Le message en filigrane c’est : « On vous fait un cadeau » ?
M.: On nous dit : « Sans moi, tu n’es rien » alors que c’est l’inverse. Si nous ne pouvons plus vivre, si nous ne travaillons plus, l’intégralité des institutions culturelles de ce pays disparaissent, avec les milliers d’emplois qu’elles génèrent.
A.E.: En gros, on vous propose de travailler gratuitement.
M.: Oui. Je ne sais pas combien de fois on m’a dit : « Ah, toi tu as ton statut, c’est bon, on ne te paie pas ». Le fait de salarier l’artiste pour son travail réel, c’est quelque chose qui n’existe pas à l’heure actuelle. Un exemple : lorsqu’elle nous commande une création, une institution va nous payer pour les représentations. Mais les deux mois de répétitions préalables, les six mois de travail préparatoire pour le metteur en scène ne sont pas payés. Ceci alors que les institutions savent très bien que nous allons prester ce temps de travail. Un directeur de théâtre m’a quand même proposé il y a peu de mettre sur pied une création avec quatorze personnes, représentant des mois de travail, pour un montant moindre que son salaire mensuel. Et on va te dire, « C’est parce que tu es trop jeune » ou « C’est parce que tu es trop vieux ». On va te dire absolument n’importe quoi. Mais le soir de la première, rien que la bouffe sur le buffet représentera deux mois de ton salaire. Ou plutôt de non-salaire.
A.E.: Comment vivez-vous cette situation ?
M.: La plupart des artistes travaillent dur, très dur. Chez nous le « 9h00-17h00 », ça n’existe pas. Et il n’y a pas de pension, la plupart des artistes vont travailler jusqu’à leur mort, avec l’angoisse de tomber malade. Or, dans un certain imaginaire collectif, nous sommes perçus en permanence comme des chômeurs. Pourquoi ? Parce qu’on nous a rendus dépendants du statut d’artiste en ne nous payant pas pour le travail que nous effectuons réellement.
A.E: Votre message, c’est ?
M.: Si les politiques ont envie de se poser la question du financement des artistes, ce n’est pas sur le statut d’artiste qu’ils doivent se pencher. Le problème est en amont, à la source, au niveau des institutions. Ils doivent leur dire : à partir du moment où vous percevez une subvention, un certain pourcentage de celle-ci devrait être consacré au salaire des artistes. Il faut mettre un cadre, parce que dès qu’il n’y en a pas, c’est open bar…
A.E.: Vous êtes assez dur avec les institutions culturelles…
M.: Toutes les institutions ne se comportent pas comme ça, j’insiste là-dessus. Paradoxalement, ce sont souvent les institutions les plus pauvres en dotations qui vont investir le plus pour les artistes, qui vont faire tous les sacrifices et aller chercher tous les bouts de ficelle possibles et imaginables pour que nous puissions travailler.
A.E.: Pourquoi les artistes ne se font-ils pas entendre à ce sujet ?
M.: C’est lié à deux choses. Premièrement, les institutions savent que nous allons de toute façon continuer à travailler puisque nous faisons ce métier par passion. Elles jouent donc là-dessus et beaucoup d’artistes sont également dans une telle situation de précarité qu’ils se disent : « J’avais déjà rien, mais si je refuse, j’aurai encore moins que rien. » D’autre part, nous sommes à une époque où la notion de collectivité n’est plus vraiment présente. Pour l’instant, les travailleurs artistiques n’ont pas été capables de dire : on fait la grève. Il y a une difficulté de solidarité entre nous parce que, selon les différents corps de métiers artistiques, les réalités sont un peu différentes. Mais je crois que cette inaction est surtout liée à une peur, à une précarité dans laquelle nous sommes déjà et où nous devons choisir entre la peste et le choléra.
A.E: La peur de l’Onem ?
M.: On nous a tellement rendus dépendants de ce « statut d’artiste » que nous sommes tous en train de mourir de peur de le perdre. Nous vivons déjà avec rien, mais si nous perdons notre statut, nous sommes à la rue, SDF, c’est fini. Donc pour l’instant, c’est un peu profil bas, on se dit « Je vais pas trop la ramener ». C’est pour cette raison que je donne cette interview de manière anonyme, ce qui est difficile pour moi, j’aurais préféré le faire à visage découvert. Mais je sais que si mon nom est affiché, la semaine prochaine j’ai une convocation à l’Onem et on me jette.
A.E.: Pourquoi ?
M.: Ne serait-ce que parce que j’ai ouvert ma gueule. Un exemple : un ami comédien s’est fait convoquer récemment à l’Onem qui lui reprochait de n’avoir travaillé que deux jours, alors qu’il avait fait six semaines, mais sans contrat évidemment. Il a tenté d’expliquer sa situation en expliquant qu’il était exploité, qu’il avait travaillé six semaines mais n’avait été payé que pour deux jours. Réaction de l’employé de l’Onem : « Ah, mais c’est du travail au noir, vous n’étiez pas en train de chercher du travail », ce qui n’est pas le cas d’ailleurs, puisque pour un travail au noir, tu es payé. On lui a donc retiré ses allocations pour cette période. Face à ce genre de situations, les artistes se disent : « Surtout, je la ferme. »
A.E.: Et pourquoi ne pas tenter d’alerter le monde politique ?
M.: Les seules personnes qui peuvent nous représenter au niveau des pouvoirs politiques sont lesdites grosses institutions. Il y a donc quelque chose qui se mord la queue.
A.E.: Que faire dès lors ?
M.: Faire ce que je fais aujourd’hui. Profiter du fait qu’il y a un coup de projeteur sur nous pour lancer le débat sur de vraies questions. Je crois que c’est la seule chose que nous puissions faire.