Adoptée lors d’un Sommet européen réuni au printemps 2000 dans la capitale portugaise, la Stratégie de Lisbonne1 avait réuni les 15 payseuropéens autour d’un objectif commun ambitieux : damer le pion aux concurrents économiques de l’Union. Mais si la Stratégie de Lisbonne a fait consensus dans un premier temps,c’est parce que dans ses objectifs, elle équilibrait de réelles ambitions dans les domaines non seulement économique, mais également social et environnemental.
En 2004, cet équilibre précaire n’a pas résisté à l’arrivée d’une nouvelle Commission qui reflète le nouveau centre de gravité politique del’Union (libéral et de droite). La stratégie de Lisbonne s’est depuis centrée sur « deux » objectifs prioritaires, croissance et emploi, ce second objectifétant clairement… conditionné au premier. Pourtant, comme l’illustrent l’Agenda social et « Éducation et formation 2010 », l’ensemble des processus lancésdepuis 2000 dans les domaines sociaux ou éducatifs ne sont pas pour autant abandonnés. Ils sont simplement désormais enjoints de se placer, plus encore qu’auparavant, au servicede la compétitivité européenne.
Un objectif et un slogan
En 2000, l’idée était simple : face aux performances des modèles de compétitivité américain et asiatique, l’Europe devait se lancer de manièreurgente dans un vaste plan de rattrapage et de dépassement de nos concurrents. Les chefs d’État et de gouvernement l’ont résumé en une formule : « Faire del’Europe, en 2010, l’économie de la connaissance la plus compétitive et dynamique du monde ». Mais la phrase « slogan » ajoutait aussitôt que cetteéconomie doit être « capable d’une croissance durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plusgrande cohésion sociale ». Le compromis de Lisbonne a en effet consisté à faire reposer la stratégie de relance européenne sur trois piliers :économique, social et environnemental (cette dernière dimension ayant été précisée et renforcée en 2001 au sommet de Göteborg).
Trois piliers ?
Depuis 2000, on a souvent entendu, écrit, cité, critiqué… le début du programme, mais pas sa seconde partie. Son oubli provient notamment du fait que les plus grandesavancées de Lisbonne ont été réalisées en matière d’ouverture d’une série de marchés à la concurrence : lestélécommunications, l’énergie, le transport aérien… Et ce processus de libéralisation n’est pas terminé : comme on le sait, la directive Services (diteBolkestein), le dossier qui a peut-être connu le plus de difficultés, sera prochainement adoptée.
Pour autant, les deux autres piliers de la stratégie de Lisbonne n’ont pas été négligés. En matière environnementale, on peut citer la directive Reachréglementant l’utilisation de substances chimiques par l’industrie (et que le Parlement vient d’édulcorer au nom… de la compétitivité des entrepriseseuropéennes). Sur le plan « social », les objectifs fixés par Lisbonne ne manquent pas d’ambition. Pour ne citer qu’un chiffre, il y est prévu que le taux d’emploipasse de 62,2% à 70% en 2010 (soit près de 22 millions d’emplois supplémentaires dans l’Union et 300.000 rien qu’en Belgique). Par ailleurs, le nombre de domaines dans lesquelsl’Union a lancé des « initiatives politiques » dans le cadre de ce pilier social se sont multipliés : l’emploi, la lutte contre l’exclusion et la pauvreté, lasécurité sociale (et particulièrement les pensions), mais aussi la formation, l’éducation…
La Stratégie européenne pour l’emploi (SEE)
En 1997, les premières lignes directrices pour l’emploi adoptées par les États annoncent en quelque sorte la stratégie de Lisbonne en matière d’emploi.Depuis lors, les États membres remettent chacun, annuellement, un Plan d’action national pour l’emploi (PAN) se basant sur les grands chapitres de ces lignes directrices
• Employabilité : « améliorer la capacité d’insertion » des demandeurs d’emploi, en particulier les jeunes et les chômeurs de longuedurée par la formation professionnelle, l’activation des allocations…
• Soutien aux entreprises.
• Adaptabilité des travailleurs actifs et des entreprises.
• Égalité des chances.
Au fil du temps, ces priorités se sont enrichies de thématiques comme l’intégration des réfugiés ou la qualité de l’emploi.
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Opacité
Si les processus en matière « sociale » (concept pris au sens large, comme on le voit) ont été moins spectaculaires, c’est peut-être parce que l’Unioneuropéenne n’est pas compétente sur ce plan. Elle doit donc passer par une nouvelle méthode de « gouvernement » plus indirecte : la méthode ouverte decoordination (voir dans ce n° l’article consacré à la MOC page 16), expérimentée dès 1997 et la Stratégie européenne pour l’emploi (SEE).
L’Agenda social européen
Cet agenda, qui a copié la méthode de la SEE, a cherché à coordonner à partir de 2000 les objectifs des politiques d’«inclusion sociale» autourdes piliers suivants :
• Priorité à l’emploi et à l’employabilité, accompagnée d’une garantie de revenu minimum et d’un renforcement du droit au logement.
• Prévention des risques d’exclusion.
• Se centrer sur «les plus vulnérables» (femmes , enfants, exclus…).
• Mobiliser l’ensemble des acteurs (participation des exclus et intégration de la lutte contre les exclusions dans l’ensemble des politiques).
Depuis 2001, chaque pays rentre un Plan d’action national pour l’inclusion tous les deux ans (voir l’article consacré aux PAN INCL’ dans ce dossier page 20).
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Même si le parcours d’une directive européenne n’est déjà pas des plus simples, en comparaison, les processus politiques lancés dans le cadre de la MOC se noientdans une complexité technocratique sans pareille. De rapports d’experts en communications de la Commission, de plans d’actions des États en évaluation de ceux-ci…, le toutaccompagné des pressions de différents lobbies, on ne parvient pas toujours très bien à situer la décision et la responsabilité politiques. Le versant« social » de la stratégie de Lisbonne n’en a pas gagné en visibilité et l’Union européenne y a perdu un peu plus de légitimitédémocratique.
Éducation-formation 2010
C’est sous cet intitulé qu’ont finalement été réunies toutes les actions en matière d’éducation et de formation qui « contribuent » àla poursuite des objectifs de Lisbonne. Y ont été regroupés des processus plus anciens ou parallèles, regroupant plus de pays que les 15 initiaux ou les 25 actuels, comme:
• la déclaration de Bologne, signée en 1999, réunissant 29 États dans un « espace européen de l’enseignement supérieur »
• le processus de Bruges-Copenhague réunissant 31 pays européens autour de l’intégration de systèmes de formations et d’enseignement professionnels, au moyen d’unereconnaissance mutuelle des qualifications basée sur des principes de certification communs.
Mais le coeur d’Education-formation 2010 ce sont une série d’objectifs communs adoptés par les ministres de l’Education des 25. D’ici 2010, il s’agit par exemple :
• d’abaisser à 10 % maximum le taux de jeunes quittant prématurément l’école,
• d’augmenter d’au moins 15 % le nombre de diplômés en maths, sciences et technologie,
• d’élever à au moins 12,5 % de la population active le taux moyen de participation à l’éducation et à la formation tout au long de la vie,
•…
Sans oublier, une série recommandations issues de groupes de travail d’experts sur le métier d’enseignant, les compétences-clés à acquérir àl’école…
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Évaluations
La stratégie de Lisbonne s’accompagne de batteries d’évaluations des politiques des États basées sur objectifs chiffrés. Lors de chaque sommet de printemps, leConseil européen examine différents rapports sur l’état d’avancement des différents processus qui participent de cette stratégie. À la mi-parcours, il avaitété décidé de vérifier si des objectifs intermédiaires avaient bien été atteints et de réviser, le cas échéant, lastratégie.
En 2004, Un « Groupe de Haut niveau » présidé par Wim Kok (l’ancien Premier ministre social-démocrate des Pays-Bas) s’est attelé à la tâche etses conclusions, remises en novembre 2004, ont été sans appel : en cinq ans, les résultats engrangés sont largement en-deçà de la moitié du chemin quel’on espère avoir parcouru d’ici 2010 (on n’a par exemple créé que 6 millions d’emplois sur les 22 millions à créer en 10 ans). À cela, lerapport voit plusieurs raisons : « un agenda surchargé », « une coordination médiocre », « des priorités inconciliables », lesévénements mondiaux depuis 2000… ; mais le « problème majeur » serait celui de « l’absence d’action politique résolue » dans lechef des États membres…
Recentrage sur la compétitivité
Le rapport Kok rejoignait en cela des évaluations plus sectorielles (notamment celles sur « Éducation-formation 2010 » qui parlait d’un échec de Lisbonne). Mais ce rapport asurtout proposé un recentrage de la stratégie sur des objectifs moins nombreux dont, au premier chef, la compétitivité des entreprises.
L’équipe mise en place autour de José-Manuel Barroso ne s’est pas fait prier. Approuvée par les chefs d’État et de gouvernement au sommet de printemps 2005, lacommission Barroso n’a plus retenu que deux priorités : la croissance et l’emploi. Et encore, pour la Commission, l’emploi n’est que la simple conséquence automatiqued’une libéralisation des marchés. Impact espéré : 6 millions d’emplois… ce qui ne permettra pas d’atteindre l’objectif d’un tauxd’emploi de 70 % en 2010. Les objectifs sociaux sont non seulement conditionnés à la croissance mais ils en deviennent d’autant moins ambitieux.
Par ailleurs, la réorientation de Lisbonne insiste pour que les systèmes de protection sociale et les politiques du travail soient « modernisés ». Beaucoup, commepar exemple Michel Jadot, ex-patron du service public fédéral de l’Emploi, voient derrière ce dernier terme un euphémisme cachant une réduction « deprépensions et d’allocations de chômage jugées trop généreuses ».
Oppositions à gauche
Tant dans les partis sociaux-démocrates et écologistes que dans les syndicats et les associations travaillant dans le domaine social, cette réorientation a suscité unevéritable levée de boucliers au niveau européen. Bon nombre d’entre eux avaient soutenu la stratégie de Lisbonne malgré ses orientations libérales, en raisond’un certain équilibre instauré entre les objectifs économiques, sociaux et environnementaux ainsi que d’une certaine ambition pour ces derniers. Ainsi, pour Michel Jadot,c’est l’ensemble de notre « modèle social » qui passe ainsi « à la trappe » ; alors que Lisbonne avait jusqu’ici permis de faire pression« pour revaloriser le rôle des organismes publics de placement » ou « pour faire progresser l’offre en crèches et garderies », par exemple.
De son côté, l’European Anti Poverty Network (EAPN) dénonce le fait que plus aucune référence ne soit faite aux 68 millions d’Européens «en situation de pauvreté et d’exclusion sociale ». Pour ce réseau, la Commission « reconnaît la nécessité de disposer d’unemain-d’œuvre plus flexible et adaptable ; mais elle omet de dire qu’il importe de se doter de bons systèmes réformés de protection sociale pouvant fournir lasécurité nécessaire à cette main-d’œuvre flexible et adaptable. Si la communication répète que l’emploi constitue un facteur important dansla lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, son analyse ne suffit pas pour garantir non seulement davantage d’emplois, mais aussi des emplois de meilleure qualité.La réalité est la suivante : alors que quelque 4,5 millions d’Européens sont au chômage et en situation de pauvreté, le nombre de personnes au travail et ensituation de pauvreté dépasse les 10 millions. La communication n’aborde pas cette réalité. »
Soumission à la croissance
Même dénonciation du côté de la plate-forme des ONG européennes du secteur social qui explique que « dans l’approche de M. Barroso les citoyenseuropéens apparaissent comme de simples ressources dont la valeur économique doit être exploitée. Cette approche nous entraîne tout droit sur la voie de lasociété américaine où l’économie passe avant tout – et où les droits fondamentaux et le bien-être de l’ensemble des citoyens sontjetés aux oubliettes ».
Le directeur de cette plate-forme, Simon Wilson, confirme qu’il ne faudrait cependant pas en conclure que les politiques sociales et éducatives, lancées dans le cadre de laStratégie de Lisbonne, aient été abandonnées. Tout au contraire, des rapports d’experts continuent à être produits, la Commission continue à adopterdes résolutions à destination du Conseil des ministres. Ainsi en matière éducative, vient d’être approuvé un document relatif aux huitcompétences-clés que tout Européen doit maîtriser « pour réussir dans une société et une économie fondées sur la connaissance» : de la « communication dans la langue maternelle » à « l’esprit d’entreprise ». Comme le constate un haut fonctionnaire de la Communautéfrançaise, les élèves et étudiants sont uniquement perçus comme du « capital humain »…
Simon Wilson dégage deux évolutions du volet « social » de la stratégie de Lisbonne :
• D’une part, il voit se dégager une « tendance à coordonner l’ensemble des domaines de la stratégie de Lisbonne ». « Ce qui n’est pasnécessairement une mauvaise chose » (l’emploi a ainsi intégré l’Agenda social qui s’articule dès lors avec la SEE). « Mais il y a une tendance à toutmélanger et donc à perdre la diversité des politiques sociales dont certains pans sont oubliés », met-il en garde.
• D’autre part, « en coordonnant l’ensemble des domaines, les priorités de la commission risquent de descendre dans chaque secteur et de réduire l’éducation ou lalutte contre l’exclusion à une contribution à la croissance et donc d’être moins ambitieux ».
1. Le site officiel de la Stratégie de Lisbonne
2. European Anti Poverty Network, rue du Congrès 37-41 bte 2 à 1000 Bruxelles – tél. : 02 230 44 55–
fax : 02 230 97 33 – courriel : vincent.forest@eapn.skynet.be
3. Plate-forme sociale, square de Meeûs 18 à 1050 Bruxelles – tél. : 02 511 3714
– courriel : platform@socialplatform.org