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Regard critique · Justice sociale

Le chiffre

Suicide : briser un tabou pour ouvrir le dialogue

1732, c’est le nombre de suicides aboutis en Belgique en 2020(1). Notre pays se démarque d’ailleurs par un taux de suicide très élevé: le cinquième plus élevé dans l’Union européenne. La démographe et docteure au Centre de recherche en démographie (DEMO) de l’Université catholique de Louvain Joan Damiens s’est notamment intéressée aux inégalités sociales et d’environnement de vie face au suicide, moyen de revenir sur une cause de mortalité importante en Belgique, et encore trop peu abordée, mais aussi de mieux comprendre les inégalités sociales face au suicide.

En Belgique, comme dans d’autres pays, les hommes se suicident beaucoup plus que les femmes. Dans notre pays, on estime que les deux tiers des suicides sont commis par des hommes, ce que confirment d’ailleurs les dernières statistiques en la matière: en 2020, 1.259 hommes et 473 femmes sont décédés par cause de suicide. Comme le relève Joan Damiens, dans son étude consacrée aux inégalités sociales et d’environnement de vie face au suicide (2), il convient de noter que les tentatives de suicide, quant à elles, sont par contre beaucoup plus fréquentes chez femmes. «Elles sont deux fois plus courantes chez les femmes que chez les hommes. Car ce qui fait la différence, ce sont les méthodes employées, indique la démographe. Les hommes tendent à utiliser des moyens plus violents et définitifs comme les armes à feu ou la pendaison, tandis que les femmes ont plus souvent recours aux médicaments.»

En termes d’âge, le suicide est la première cause de décès chez les 15-44 ans. Dans la tranche d’âge 15-24 ans, plus d’un décès sur quatre est dû d’ailleurs à un suicide. Cela dit, et comme le souligne la démographe de l’UCLouvain, «contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas les jeunes adultes qui mettent le plus fin à leur vie; mais comme cette population meurt peu, le suicide représente une cause de décès significative».

Les nombres de suicides montrent que ce sont les adultes d’âge moyen – les quadras et quinquas – qui meurent le plus de suicide. «En analysant les taux de suicide par âge, on constate un pic au niveau de ces catégories-là», relève Joan Damiens. La spécificité du travail de la recherche de la démographe est de s’intéresser à la corrélation entre les taux de suicide et les conditions de vie, liées au niveau d’instruction, à la profession ou encore au logement. «En faisant le lien entre le suicide et le parcours de vie des individus dans mon travail, les adultes d’âge moyen présentent en effet plus de risques de rencontrer un décalage entre les attentes sociétales et leur réalité personnelle. On s’attend à ce que cette catégorie ait une vie bien ‘rangée’, une vie bien installée et, quand on n’arrive à se hisser au niveau des attentes de la communauté, cela peut se transformer en forme de honte, voire de violence quand un individu se rend compte de ce décalage.»

Une spécificité belge

Dans ses recherches, la démographe de l’UCLouvain s’est notamment penchée sur le niveau d’instruction et le lien avec le suicide. Là aussi, les résultats sont genrés: un plus haut niveau d’instruction est associé à un taux de suicide plus bas chez les hommes, mais pas chez les femmes. Une exception belge, à en croire la démographe.

Ainsi, chez les femmes, les diplômées du supérieur présentent des risques de suicide 31% plus élevés que les diplômées du primaire. «Cette spécificité féminine pourrait être expliquée par la difficulté que peuvent rencontrer les femmes diplômées à mener de front carrière, vie de famille et organisation du foyer, dans un pays tel que la Belgique où les politiques de la famille n’encouragent pas forcément les temps partiels. En outre, les femmes diplômées du supérieur peuvent souffrir, mentalement comme physiquement, de la multiplicité de leurs rôles, d’où un risque plus élevé de burn-out professionnel, voire parental et possiblement de suicide.»

En 2020, 1.259 hommes et 473 femmes sont décédés par cause de suicide.

Au niveau du statut socioprofessionnel, les taux de suicide sont globalement plus élevés pour les populations inactives (pour des raisons de santé, par exemple) et les personnes sans emploi. Les hommes ouvriers présentent aussi des taux de suicide assez élevés. «Les hommes sans emploi ont des risques de suicide 9% plus élevés que les hommes employés et 14% que les hommes inactifs. Pour les femmes, être au chômage est associé à un risque de suicide 2% plus élevé qu’être en emploi, mais les inactives – comme les femmes au foyer – présentent un risque de suicide 14% plus élevé que les femmes sans emploi.»

Le logement, un facteur à risque

D’autres types d’inégalités face au suicide ont été mises en avant dans les travaux de Joan Damiens, notamment le statut d’occupation du logement et la qualité de ce dernier.

«Ainsi, les propriétaires présentent des taux de suicide moins élevés que les locataires, pour les hommes comme pour les femmes, relève la chercheuse. Dans les modèles, les résultats indiquent que les locataires montrent un risque de suicide plus élevé que les propriétaires, de 38% pour les hommes et 20% pour les femmes. De même, les individus vivant dans des logements de meilleure qualité présentent des risques de suicide plus bas que ceux vivant dans des logements de moins bonne qualité, hommes comme femmes. En effet, le logement représente un espace de sécurité vis-à-vis du monde extérieur et un lieu de repos pour la cellule familiale. Un niveau de confort et de contrôle vis-à-vis de son intérieur est associé à plus de bien-être et à une meilleure santé mentale.»

Dans ses recherches, Joan Damiens a pu montrer également que l’écart des risques de suicide entre les propriétaires et les locataires, tout comme entre les bien et les mal-logés, sont maximisés pour les quadras et les quinquas. Un résultat qui peut s’expliquer, selon la démographe, par la ‘norme sociale’ qui entoure le logement et le statut de propriétaire en Belgique, pays dans lequel «le marché du logement est dit ‘statique’: la propriété est très courante – car encouragée par les politiques fiscales – et intervient assez tôt dans les vies; la mobilité résidentielle est rare et souvent coûteuse, ou réalisée à la suite d’événements négatifs du parcours de vie, comme la perte d’un emploi ou d’un partenaire. De ce fait, ne pas avoir atteint un certain niveau de confort de logement ou ne pas avoir un logement à soi à un certain âge est peu répandu en Belgique. Une telle situation peut indiquer un parcours de vie plus chaotique ou une situation précaire.»

Comme le rappelle Joan Damiens, la santé mentale est fortement dépendante des conditions de vie, y compris dans ses manifestations violentes comme le suicide. «Les différences sont même très élevées, souvent du simple au double entre les catégories les plus défavorisées et les plus favorisées.» Raison pour laquelle il est essentiel d’avoir des données à jour sur ce phénomène. Or, à en croire la démographe, hormis des chiffres globaux, il y a peu de données sur le sujet, et il est difficile d’avoir des infos vraiment poussées. «C’est un manque pour comprendre les mécanismes liés au suicide, notamment à l’égard des populations à risque, en termes de prise en charge comme de prévention.» Et la chercheuse louvaniste de pointer l’exemple de l’Observatoire national du suicide en France qui permet de faire une veille complète sur le phénomène. Observatoire qui n’existe pas en Belgique.

«Il manque un vrai dialogue entre les centres de recherches et les décideurs politiques pour mieux cibler les populations à risque. Tout porte à croire, pourtant, que parler davantage de santé mentale, et a fortiori de suicide, pourrait avoir un effet bénéfique. Briser un tabou permet d’ouvrir le dialogue.»

(1) https://www.belgiqueenbonnesante.be/fr/etat-de-sante/sante-mentale/comportements-suicidaires
(2) Les inégalités sociales et d’environnement de vie face au suicide en Belgique, Joan Damiens, 2023, Observatoire belge des Inégalités, https://inegalites.be/Les-inegalites-sociales-et-d

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste

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