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Regard critique · Justice sociale

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Sur le terrain, la lutte sans fin contre la pauvreté

Oreilles attentives, tisseurs de liens, les assistants sociaux – ici dans une maison d’accueil, là dans une maison médicale – s’échinent aussi à démêler les fils de situations administratives embourbées dans les dédales du numérique, à dénicher les derniers logements dignes et abordables disponibles ou à accompagner des recherches d’emploi vaines ou peu valorisantes. Ils témoignent de ce combat au quotidien dont ils ne voient pas le bout.

© Sophie Le Grelle

Maison d’accueil Saint-Paul, dans la rue du même nom, à Mons. Nous sommes dans l’un des trois sites, disséminés dans la ville, où l’association héberge une cinquantaine de résidents sans abri. Bientôt, ils seront tous rassemblés ici, dans des bâtiments adjacents de la rue Saint-Paul: ce déménagement, cela fait une dizaine d’années qu’on l’attend, mais cette fois, il est planifié et l’équipe s’en réjouit. Dans le petit patio pavé, le soleil diffuse sa chaleur dans un dernier sursaut avant l’hiver, donnant à cette journée un petit air nostalgique de fin d’été. L’ambiance est bon enfant et l’équipe rigolarde. «On est tous de ‘vieux’ travailleurs, on est bien ici, l’ambiance est bonne», expliquent les trois assistants sociaux de la maison, Barbara Passagez, Ingrid Malbrenne et Thierry Le Bon, accompagnés de leur directrice Lucie Mahieu.

«Le terrain et la politique? Deux univers parallèles…»

Si l’atmosphère est légère, les situations des personnes hébergées le sont moins. «On doit un peu se blinder, c’est vrai, sinon on peut arrêter de travailler, poursuivent-ils. La chance que l’on a, dans notre travail ici, c’est qu’on a nos bénéficiaires avec nous. On travaille chez eux en quelque sorte. Ce n’est pas tous les jours facile, on voit des choses inimaginables, mais on les connaît, ils nous connaissent, c’est la richesse du métier.» Une richesse qui permet de tenir le coup. Car les difficultés s’amoncellent et se succèdent, les unes après les autres: les lenteurs administratives – désormais, il faut minimum six semaines pour avoir une nouvelle carte d’identité –, un marché de l’emploi inaccessible – il faut trop de prérequis, notamment numériques ou liés à la mobilité –, sans parler de celui du logement. Il y a aussi ce manque de respect – un jour c’est un jugement trop abrupt d’un travailleur de CPAS, le lendemain, c’est un résident qui se fait refouler des urgences parce qu’«on ne fait pas du social, ici». On en passe, et des meilleures. Et puis il y a, toujours, cette paperasse à remplir, ces relances par mail ou par téléphone que l’on fait un peu comme on jetterait une bouteille dans cette mer de services aux portes closes depuis le passage du Covid.

«Le terrain et la politique? Ce sont deux univers parallèles. Pour eux, tout cela reste théorique, ils ne se rendent pas compte de l’ampleur de la catastrophe.» Barbara Passagez, Ingrid Malbrenne et Thierry Le Bon, assistants sociaux

Bien sûr, il y a des petites victoires, comme l’accord donné il y a quelque temps par la Ville pour que les résidents de trois logements en colocation puissent conserver leurs revenus de personnes isolées. «Mais, globalement, il n’y a pas grand-chose qui ne pose pas de problème, que ce soit l’enseignement, la justice, la santé, l’administration de biens, les règlements collectifs de dettes…» Alors parfois, il y a de la colère. Pas tellement du côté des usagers, qui se sont résignés aux situations inextricables, mais plutôt du côté des travailleurs. Ingrid, surtout, est parfois vraiment «fort en colère». De la colère il y en a, mais de la résignation, ça non. Car c’est d’énergie que l’on a besoin pour relancer constamment cette lourde machine de l’accès aux droits. Et pour ce qui est des politiques, c’est comme si, ici, on n’en attendait plus grand-chose. On est loin des revendications, il n’y a pas vraiment de temps à perdre pour ça. On préfère employer son temps à «régler les choses: action-réaction». «Le terrain et la politique? Ce sont deux univers parallèles. Pour eux, tout cela reste théorique, ils ne se rendent pas compte de l’ampleur de la catastrophe. Ils disent qu’ils veulent éradiquer la pauvreté? (rires) C’est mal barré… Ce sont des petits comiques…»

«On a l’impression de se battre contre un moulin à vent»

Bruxelles, dans une petite rue de Ganshoren, sous le crachin cette fois. Stefania Marsella est assistante sociale depuis neuf ans dans la maison médicale Calendula, dans une équipe pluridisciplinaire, où elle assure un service social général pour les personnes inscrites à la maison médicale, «dans une commune où les services sociaux sont peu nombreux». Des petites victoires, elle aussi en a connu puisqu’elle a «‘repêché’ des personnes au bord du précipice, et qui ont refait surface». Pourtant la question du sens de son travail, elle se la pose tous les jours. «Y compris celle de savoir dans quel jeu on joue. À quoi on participe. Celle du sens de venir colmater les failles du système, de plus en plus nombreuses.»

Stefania Marsella déplore, elle aussi, la fermeture des services, qui a amené les assistants sociaux à se muer en interface, créant chez eux une surcharge de travail administratif. Il y a bien eu des réponses apportées pendant la période Covid pour renforcer l’aide, l’accompagnement, précise-t-elle. «Mais cela reste du court terme, une gestion de crise. Structurellement, rien n’est dégagé pour éradiquer la pauvreté.» Alors si sa motivation reste au beau fixe alors qu’elle évoque son travail avec les bénéficiaires, quand elle regarde les choses de plus haut, c’est une autre histoire. «On a l’impression de se battre contre un moulin à vent, dans un système broyeur qui produit de la pauvreté dans une certaine indifférence. Quelle est notre lutte? Qu’est-on en train de faire? Ce sont de vraies questions que nous nous posons, nous les assistants sociaux en maisons médicales. Nous sommes partagés par l’envie de bien faire, de venir en aide, tout en nous disant qu’on ne peut pas continuer comme ça à colmater les trous. Car nous ne sommes que dans du palliatif, des aides ponctuelles, renouvelables et conditionnées.» Les logements sociaux par exemple, les personnes qui y accèdent, très peu d’entre elles en sortent, elles demeurent coincées dans un environnement où les précarités se croisent. «On parle beaucoup de pouvoir d’agir, mais tout cela reste très théorique. Les jeunes qui ont grandi dans les tours ici à Ganshoren jusqu’à leurs 18 ans font maintenant leur propre demande. C’est une précarité planquée, dissimulée, assortie d’un sentiment d’insécurité.»

«On a l’impression de se battre contre un moulin à vent, dans un système broyeur qui produit de la pauvreté dans une certaine indifférence.» Stefania Marsella, assistante sociale

En maisons médicales, les assistants sociaux ont été engagés pour lutter contre la pauvreté. «Mais en faisant quoi et avec quels moyens?, s’interroge Stefania Marsella. Les leviers mis à notre disposition ne sont pas multiples. On rajoute des services, on fait des plans, on organise des concertations, mais il y a un manque de moyens financiers.»

Dès lors, comment peser sur les décisions? La Fédération des maisons médicales, «très active», relaye les préoccupations de terrain, celles que partagent les assistants sociaux et les soignants. On s’adresse aussi aux pouvoirs locaux, aux CPAS et aux communes. On participe à des lieux de concertation d’où toute une série de constats peuvent être rendus publics. Des constats, connus depuis belle lurette, qu’il faut communiquer, inlassablement, dans toute une série d’endroits, aux différents niveaux de pouvoir. «On réinvente la poudre à chaque fois. On dit et on répète les mêmes choses. On refait de nouvelles études. Il y a une perte d’efficacité gigantesque. Mais si on déserte tout ça… On ne peut pas rester dans son coin.»

«Travailler sur les croyances»

À Mons comme à Ganshoren, quand on évoque le futur, le pessimisme est de mise, mais les propositions fusent. Rouvrir les guichets afin de réduire cette distance devenue infranchissable entre services publics et usagers. Automatiser les droits et dégager des ressources pour travailler sur l’accompagnement, la réhabilitation. En finir avec les projets innovants et cette logique d’appels à projets qui empêche de consolider les services de base et pousse à bricoler avec des bouts de chandelles. Renforcer les CPAS, «en sous-effectifs» et devenus «des institutions maltraitantes». Mais aussi revoir la formation des assistants sociaux, qui «ne connaissent plus les législations de base» ou qui sont eux-mêmes pris dans cette logique de jugement, un peu «comme si tous les gens abusaient».

En toile de fond, c’est bien de cela qu’il s’agit: il faut surtout «combattre cette banalisation de la pauvreté et travailler sur les croyances, cette idéologie qui empêche d’avancer, insiste Stefania Marsella. Les conditions assorties aux droits, les limites dans le temps… Nous sommes dans une vision très punitive des choses, qui a contaminé toute une série de services. Il y a de moins en moins de pudeur à tenir ce genre de discours. On ne voit les allocations que comme des éléments qui grèvent les budgets de l’État. Pourtant, ces allocations, elles sont totalement réinjectées dans l’économie. Tout cet argent recircule. Donc la question du mérite, hein…»

 

 

 

 

Marinette Mormont

Marinette Mormont

Journaliste (social, santé, logement)

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