Christophe* arrive en avance dans le cabinet de sa podologue Sabrina Coutelle, à Woluwe-Saint- Lambert. Il se présente tiré à quatre épingles, écharpe nouée autour du cou et cheveux blancs bien peignés. Il est pressé : il part en vacances en Espagne dans quelques jours. Mais avant, il doit faire réviser ses semelles, qu’il a commencé à porter en décembre 2021. Ses balades intensives durant le confinement ont provoqué un névrome de Morton, une compression d’un nerf entre deux orteils. « Je ne savais plus marcher. Grâce aux semelles, la douleur a disparu. » Christophe est tellement satisfait qu’il possède maintenant trois paires différentes, qui s’adaptent à tous ses souliers, des chaussures de marche aux mocassins. Il a oublié ce que ça lui a coûté. 220 euros pour chaque paire et 80 eu- ros la visite. « Ah bon, j’ai payé autant? Ça n’a pas de prix, car je n’ai plus mal. »
Meryem* aimerait dire pareil. Voûté, son corps entier la fait souffrir, et le coût des semelles rajoute un poids. La podologue insiste. « Vous en avez vraiment besoin. » La patiente cumule un hallux valgus (une bosse osseuse sur l’articulation du gros orteil), une scoliose, une hernie discale et une tendinite. Ses pieds s’affaissent, elle ne se sent jamais en équilibre. Entre le chômage, sa mère malade et ses enfants à gérer, « en avoir plein le dos, ce n’est pas qu’une expression ». Allongée sur la table d’examen, Meryem ferme les yeux et profite du massage. Les traits de son visage se détendent enfin. Selon une étude de 2019 menée par l’Union française de santé du pied (UFSP), 38 % des personnes qui consultent un podologue ne sortent plus de chez elles à cause de leurs douleurs. Un déséquilibre du pied ou de la démarche peut affecter toutes les autres parties du corps, jusqu’à la mâchoire. « Il y a des gosses de 12 ans à qui on de- mande de stopper le sport, à la suite d’une blessure ou d’une pathologie de croissance, alors que les semelles peuvent les soulager complètement ou au moins leur éviter que ça empire. J’en suis la preuve », explique Sabrina Coutelle, qui fut handballeuse de haut niveau avant qu’une blessure au genou ne l’oblige à porter des semelles podologiques. Et là, miracle : elle peut continuer à dribbler. C’est une révélation, elle se dit : « OK, je veux devenir podologue. »
Le prix d’une bonne santé
La magie a un prix, minimum 200 euros la paire de semelles, et peu de mutuelles couvrent la dépense. 50 euros remboursés tous les deux ans pour la Mutualité neutre, contre tous les ans pour Helan et Partenamut. La Mutualité libérale, elle, offre 20 euros chaque année. Solidaris reverse 40 euros tous les ans pour les enfants, et tous les deux ans pour les adultes. Avec cette somme, les patients dans le besoin ne vont pas aller bien loin. Selon une enquête Sciensano de 2013, 22,5 % des Bruxellois déclarent avoir reporté des soins de santé pour des raisons financières. Les pieds n’y échappent pas. « Nous menons un projet de recherche, en partenariat avec la Haute École libre de Bruxelles (HELB), pour prouver l’importance de la podologie et obtenir de meilleurs remboursements », revendique Joe Abi Nader, président de l’Association belge des podologues.
Les orthopédistes, à la différence des podologues, bénéficient d’un remboursement de l’INAMI : 50 euros sur 120. De nombreux patients se tournent vers cette option, qui semble plus accessible. Ils étaient 196.440 en 2021, pour un total de 9.946.000 euros déboursés par l’organisme. À long terme, Joe Abi Nader assure que la podologie est plus rentable et efficace pour le patient. Les semelles podologiques sont garanties entre deux et cinq ans. « On peut retravailler dessus chaque année, si elles s’affaissent. » Contrairement à l’orthopédiste, le podologue propose un examen posturologique : une étude minutieuse du schéma corporel où il analyse la démarche du patient, crée un moulage 3D de son pied et regarde ses empreintes. « L’orthopédiste reste statique, alors que notre expertise est dynamique. Avec notre approche, on réussit même à traiter des problèmes de mâchoire. »
« Lorsque je bossais à l’hôpital, j’ai rencontré un vieux monsieur qui vivait seul. Il n’avait pas coupé ses ongles depuis six ans, il ne pouvait pas se baisser. »
Sabrina Coutelle, podologue
La podologue Sabrina Coutelle essaye de s’adapter aux moyens de ses patients. Elle propose parfois des réductions et la possibilité de régler en plusieurs fois. « J’ai déjà bricolé directement dans la chaussure, parce qu’une personne ne pouvait pas se payer de vraies semelles. J’en ai aussi offert à des réfugiés ukrainiens. Je peux me le permettre grâce à ma clientèle plus aisée. »
En dehors de son cabinet à Woluwe-Saint-Lambert, qu’elle occupe à temps partiel, Sabrina Coutelle est agréée au CPAS d’Ixelles. Le bénéficiaire de l’aide sociale doit d’abord recevoir une prescription du médecin. Le podologue fait un devis, qui est ensuite soumis à un comité. « Je n’ai jamais eu de refus, mais il faut parfois faire plusieurs devis. Les patients n’ont pas à avancer l’argent. J’attends plusieurs mois pour être payée… Et je ne gagne quasiment rien. » Peu de communes disposent de podologues agréés au CPAS. « À part Sabrina Coutelle, je n’en connais aucun », déplore Joe Abi Nader.
Couvrez ce pied que je ne saurais voir
« Quand tu sais que ton hygiène n’est pas top, tu n’as pas envie de montrer tes pieds », assure Sabrina Coutelle. Des pieds, elle en a vu défiler. Au début de sa carrière, elle travaillait comme pédicure médicale, un corps de métier qui traite uniquement les pathologies liées aux ongles et à la peau, tandis que la podologie apporte des connaissances sur la posturologie et le bon fonctionnement de l’appareil moteur.
« Lorsque je bossais à l’hôpital, j’ai rencontré un vieux monsieur qui vivait seul, se rappelle-t-elle. Il n’avait pas coupé ses ongles depuis six ans, il ne pouvait pas se baisser. Pourtant, il était assez auto- nome, il se lavait tout seul. Même s’il avait parfois la visite d’infirmières, per- sonne n’avait pensé à regarder ses pieds. J’ai dû rattraper les dégâts. »
Ce monsieur n’est pas le seul à dé- laisser ses pieds malgré lui. Sauf que, pour certains, le niveau de précarité est tel qu’ils sont exclus du système de santé traditionnel. Dans ce cas-là, que font-ils ? Sous les conseils de son cousin, Maria* s’est rendue à La Fontaine, un centre d’accueil de jour à Bruxelles. Une plaie ouverte lacère son orteil, devenu violet. Elle ne peut quasiment plus le bouger. Elle n’avait jamais, en 60 ans, fait ausculter ses pieds. Elle voudrait que ça se termine vite et qu’on ne s’attarde pas sur ses ongles épais et noirs. Pour les soignantes, sa plaie est bénigne comparée aux ulcères et aux macérations des pieds qu’elles soignent régulièrement. Ou plutôt, qu’elles tentent de soigner. Car, dans certains cas, les dommages deviennent irréversibles.
Selon une enquête Sciensano de 2013, 22,5 % des Bruxellois déclarent avoir reporté des soins de santé pour des raisons financières. Les pieds n’y échappent pas.
Franck* vit dans la rue. Grand et charmeur, il a un sourire accroché aux lèvres, malgré quelques dents en moins. « Il aime bien m’embêter », s’amuse Laura Papasergio, pédicure médicale au tempérament bien trempé. Le quinquagénaire vient toutes les semaines, sur rendez-vous, à La Fontaine. Dès qu’il arrive, il prend une petite caisse avec des vêtements propres et des produits d’hygiène. Il file sous la douche puis enfile, comme tout le monde, des chaussons blancs. Dans la salle commune, on lui sert un café et il en profite pour saluer d’autres habitués qui mangent un bout en lisant Métro. « On a un spécialiste des pieds aujourd’hui », lui indique Laura, de sa voix rauque. Elle présente Romain Pierre, étudiant et stagiaire en podologie. Sous sa barbe épaisse et ses tatouages, Romain cache une solide détermination. Franck le met au défi. Un cor (un cercle de peau durci qui s’enfonce sous le derme) récidive sur son pied droit. Romain saura-t-il l’enlever pour de bon ? Le podologue crée une petite orthèse à placer entre les orteils pour limiter le frottement. Il se sert dans un gros pot de silicone coûtant 70 euros, payés par les subventions du centre. Laura évite de l’utiliser : « Les patients perdent tou- jours leur orthèse, ils ont des conditions de vie trop précaires. Ils ne se rendent pas compte du prix. Romain dément. Il vaut mieux tenter et faire confiance au patient. J’essaye de les rendre acteurs de leurs soins. Je leur explique bien mes gestes et la marche à suivre pour se soigner. »
Les pieds des personnes sans abri requièrent une attention particulière. « Ils marchent tellement qu’ils ont les mêmes pathologies que les runners », sans pour autant disposer de chaussures adaptées ni d’une « hygiène régulière », analyse Romain. S’ils consomment de l’alcool, leur transpiration sera plus abondante et acide. Certains dorment avec leurs souliers. En hiver, leurs pieds restent constamment humides et finissent par macérer. Depuis dix ans qu’elle les soigne, Laura sait que « les premiers soins prodigués sont toujours plus longs, car ces patients ne se sont parfois pas occupés de leurs pieds depuis des années. Quand ils reviennent régulièrement, on peut aller plus vite et on fait de l’entretien ».
La pédicure médicale soigne les symptômes, mais pas forcément les causes. La Fontaine et les autres établissements destinés à des publics précaires ne sont pas équipés pour fabriquer des semelles podologiques, au grand regret de Romain. « La pédicure ne guérit pas sur le long terme. Les cors sont souvent liés à une démarche anormale, ce qui pourrait être réglé en portant des semelles. » Parfois, le simple fait de changer de chaussures peut résoudre une partie du problème. « On essaye d’endiguer plus que de traiter. »
Prendre le pied par les cornes
À deux pas du centre d’accueil La Fontaine se trouve l’établissement Entr’aides des Marolles. Tous les deux mois, quatre étudiants en podologie de l’HELB s’y rendent pour s’occu- per gratuitement de personnes dans le besoin. Les soins sont réalisés dans une vaste salle de réunion. Les vitres, orientées au nord, laissent peu entrer les rayons du soleil, mais offrent un point de vue sur les toits alentour. Quelques plantes verdissent la pièce. Une patiente retire les feuilles mortes de l’une d’elles. L’un des étudiants, Robin Hoffmann, s’adresse à une dame de 60 ans qui ne parle pas bien français : « Vous avez du diabète ? – Oui. – Vous prenez des médicaments ou de l’insuline ? – Comment savez-vous que vous avez du diabète ? Vous avez fait des tests ? – Il faut régulièrement consulter un médecin alors, pour contrôler. »
« Ils marchent tellement qu’ils ont les mêmes pathologies que les runners. »
Romain Pierre, stagiaire et étudiant en podologie à propos des pieds des sans-abri
Le diabète peut provoquer de la neuropathie, une perte de sensibilité des membres inférieurs, augmentant le risque d’ulcères, d’infections et, au bout du compte, d’amputation. Les conversations des étudiants avec leur patient se mêlent les unes aux autres. On peut tout entendre et voir. Les silences. Les malaises. Les rires. Le vrombissement des fraises podologiques, destinées à « dégrossir » les ongles. Assis sur leur chaise en attendant leur tour, les patients discutent entre eux. « J’ai du mal à mettre mes chaussettes. – Moi aussi. » L’une est pieds nus dans ses baskets, malgré le froid hivernal. L’autre porte des sandales. Quant à Maria, elle a encore l’orteil déformé lorsqu’elle sort de son second rendez-vous avec le podologue de La Fontaine. « L’orthèse en silicone protège son pied, mais ne corrige pas la malformation. » Elle arrive à marcher sans trop boiter. Vu le chemin parcouru, c’est déjà une victoire.
* Les prénoms ont été modifiés.