Khadija travaille pour une organisation syndicale. Stéphanie, elle, dirige une équipe qui s’occupe de bien-être et de diversité dans une entreprise de plus de 300 travailleurs. Autant le dire, le télétravail obligé et contraint a considérablement modifié leur métier respectif. Dans le cadre d’un projet en éducation permanente, Crise sanitaire et travail, mené par La Fonderie, les deux femmes ont décidé de raconter leur histoire personnelle de télétravail1. «Puisque mon travail est de veiller au bien-être au travail de mes collègues, ma charge de travail a évidemment explosé avec le Covid et le confinement. C’est un challenge intéressant mais je suis très fatiguée et j’ai beaucoup de mal à placer la limite entre ma vie privée et ma vie professionnelle», raconte Stéphanie. Sa position est paradoxale puisqu’elle passe son temps à donner des conseils à ses collègues, à leur dire qu’ils doivent pouvoir décrocher, qu’ils doivent prendre soin d’eux, ne pas faire d’heures supplémentaires. Mais Stéphanie fait, elle, l’inverse. «Parce que la charge de travail ne diminue pas et que ce travail doit être fait. C’est paradoxal pour une équipe dont la mission est de veiller au bien-être des travailleurs. Ce n’est pas que je ne veuille pas appliquer à moi-même les conseils que je donne. C’est juste que je ne peux pas par manque de temps.»
Il s’agit aussi de réfléchir à la façon de consolider le télétravail après la crise. Dans l’entreprise de Stéphanie, le règlement donne la possibilité à tous de faire du télétravail de un à trois jours par semaine, en fonction de l’accord des directions. «Du jour au lendemain, on est passé à cinq jours par semaine et il est clair que, pour certains agents, il est hors de question de revenir à la situation précédente, et ils voudraient faire au moins trois jours de télétravail par semaine. Ça, nous le savons grâce à une enquête de satisfaction que nous avons mise sur pied, et grâce à nos échanges par téléphone avec nos collègues. Il est possible que ce soit difficile de faire revenir les gens au bureau. Certains souhaitent déjà être quatre ou cinq jours par semaine en télétravail», poursuit Stéphanie.
«Je fais des heures sups, parce que la charge de travail ne diminue pas et que ce travail doit être fait. C’est paradoxal pour une équipe dont la mission est de veiller au bien-être des travailleurs. Ce n’est pas que ne ne veuille pas appliquer à moi- même les conseils que je donne. C’est juste que je ne peux pas par manque de temps.» Stéphanie
La flexibilité devrait également s’installer durablement, selon la jeune femme. «Et puis je crois que le fait d’avoir travaillé à la maison a fait réfléchir les gens sur le sens du travail et que ça donnera lieu à une grosse rotation de personnel. Certains vont quitter la structure et nous allons certainement perdre de bons talents.»
De son côté, Khadija admet avoir mal géré son temps de travail à l’entame de la crise. «J’étais mal organisée au début. Je voulais à tout prix terminer ce que je faisais dans la journée… Mais j’ai eu des problèmes de santé et j’ai compris que je devais m’arrêter après un certain temps de travail pour reprendre le lendemain. C’était donc à moi de gérer mon travail différemment.»
Mais la responsable syndicale était consciente de sa «chance», chance de pouvoir continuer à travailler et donc à gagner sa vie, quand tant d’autres étaient réduits au chômage. «Comme j’étais consciente de ce privilège, je me disais que ce n’était pas grave que je doive travailler un peu plus.»
À côté de ce «privilège», souvent perçu dans le chef de ceux qui télétravaillent, c’est aussi la routine de Khadija qui a été complètement revue, distance oblige. «Le matin, bien sûr, c’est appréciable de ne plus devoir se déplacer. Mais c’est très vite devenu lourd: en présentiel, quand on doit passer d’une réunion à l’autre, il faut changer de pièce ou de bâtiment, ça prend un certain temps. Pendant ce temps, on bouge et on repose son esprit. Mais maintenant, on termine une réunion et on se dit qu’on se retrouve à une autre dans 10 minutes. Avant, si une réunion se passait à Charleroi et l’autre à Namur, il fallait choisir l’une ou l’autre. Maintenant, on assiste à toutes et on passe d’une ville à l’autre en 10 minutes. Je trouve que c’est une grosse charge. On n’a pas toujours le temps de digérer une réunion avant de passer à la suivante», explique celle qui n’avait jamais télétravaillé avant la crise.
Que ce soit celui de Stéphanie ou de Khadija, les témoignages sur le télétravail se ressemblent souvent ou presque, tant cette modalité de travail s’est imposée à des milliers de salariés pendant la crise. Tantôt, elle apparaît comme une véritable aubaine, une solution à de nombreux problèmes, tantôt elle augmente fortement les sources de stress.
Télétravail structurel?
Tous les experts s’accordent néanmoins sur un point: le télétravail va irrémédiablement augmenter après la crise. Au point de devenir structurel? Après tout, lorsque plusieurs entreprises décident de vendre des milliers de mètres carrés de bureaux à l’instar de Proximus, ou que de nombreuses sociétés comme Belfius expliquent que le retour au bureau sera volontaire, et non obligatoire, il y a lieu de se poser la question…
«Un grand nombre d’entreprises proposeront plus spontanément à leurs employés de recourir au télétravail. Deux, voire trois jours par semaine. Les entreprises se sont rendu compte que leurs employés étaient finalement plus productifs en télétravail tandis que du côté des travailleurs, nombreux sont ceux qui y trouvent un certain confort, notamment en termes de mobilité…», rappelle Catherine Hellemans, professeure à l’ULB. Selon l’Union des Classes moyennes, les employés seraient d’ailleurs 58% à vouloir pérenniser le travail à domicile, dans des formules très variables mais souvent pour un jour ou deux par semaine. Un changement de taille par rapport à il y a quelques années encore.
«Dans les années nonante, on pensait que le télétravail allait connaître un développement considérable. Or, l’introduction de cette forme de travail a été beaucoup plus lente que prévu et c’est seulement au cours des dernières années que le télétravail a pris son essor, rappelle Esteban Martinez, professeur à l’ULB. L’aspiration venait d’abord des salariés plus que des employeurs ou des syndicats: il y avait une volonté de se libérer en quelque sorte d’une certaine routine en ayant certains jours de la semaine plus d’autonomie, de liberté pour organiser sa journée de travail.»
Selon diverses études, 40 à 60% des emplois pourraient désormais être «télétravaillables». Une moitié des emplois, donc. «Mais ce qui a été vécu dans certains secteurs comme l’enseignement montre, malgré cette ‘télétravaillabilité’ possible qu’elle n’est pas forcément souhaitable», relève Laurent Taskin, professeur à l’UCL.
C’est que la crise sanitaire a montré les limites du développement du télétravail à grande échelle. «C’est conseillé, voire obligatoire, à temps plein la plupart du temps, et c’est une grosse différence par rapport au cadre établi jusque-là. Le télétravail avant Covid était alternant, volontaire avec un certain nombre de jours à la maison, et le reste au bureau. Et ce, d’une façon modérée, concertée et surtout réversible», rappelle Esteban Martinez.
Or, les entreprises ont vu les avantages de ce télétravail obligatoire, et le risque est de considérer cette réalité comme établie, sans qu’il y ait lieu de négocier quoi que ce soit. «Le télétravail ‘en mode Covid’ a mené à une intensification du travail et, très probablement, même si le bilan n’est pas encore fait, à une augmentation du temps de travail. Les temps épargnés par les déplacements ont été mobilisés pour le travail. Intensification aussi parce qu’il y a moins de pauses, de convivialité… Cette virtualisation du travail, et la mise entre parenthèses des rapports sociaux liés au travail, a mené à cette intensification», ajoute le professeur de l’ULB.
Un constat partagé aussi par les syndicats. «27% des télétravailleurs travaillent pendant leur temps libre pour terminer toutes leurs tâches. Une étude antérieure de la Harvard Business School et de l’université de New York a également démontré que les télétravailleurs travaillent en moyenne 49 minutes de plus par jour pendant le Covid-19 qu’en temps normal au bureau. C’est pourquoi il sera d’une importance cruciale que les partenaires politiques et sociaux prennent des initiatives afin d’éviter que des groupes importants de travailleurs encourent le risque d’être émotionnellement épuisés», indique Andrea Della Vecchia, secrétaire fédéral à la FGTB. «Un travailleur sur trois signale qu’il est difficile d’avoir un bon équilibre travail-vie privée, ce qui n’est pas surprenant quand on voit que quatre travailleurs sur dix prestent plus d’heures en télétravail que sur le lieu de travail», ajoute-t-il. C’est l’un des effets pervers du télétravail, même s’il ne date pas de la crise actuelle. «Il y a une accentuation d’une tendance qui était déjà marquée, même en dehors des pratiques de télétravail, à savoir celle qui consiste à considérer la durée du temps de travail comme un temps forfaitaire. C’était déjà le cas pour bon nombre de cadres. Cette tendance s’est désormais généralisée à de nombreux employés…», renchérit Esteban Martinez qui fait du sujet un véritable enjeu pour l’avenir, et à tous les points de vue: conciliation avec la vie privée, risque de sur-travail, enjeu salarial… «Que signifierait dans ce contexte d’effacement des normes temporelles une revendication pour une réduction collective du temps de travail?», s’interroge-t-il.
Le collectif face à l’individualisation
Ce changement de donne induit aussi une irrésistible «individualisation» du travail. «Les télétravailleurs considèrent généralement cette modalité comme un privilège par rapport à ceux qui ne peuvent pas. Dès lors, il y a une tendance à en faire trop, à montrer qu’on a bien bossé, qu’on a rempli les objectifs de la journée», pointe encore Esteban Martinez. «On peut terminer la journée de télétravail avec un épuisement mental important. Plus important que lorsqu’on va travailler où il y a de la place pour faire des pauses, avoir des contacts avec ses collègues…», constate aussi Catherine Hellemans.
Corollaire de l’individualisation, la généralisation d’une flexibilité spatio-temporelle qui se manifeste dans des économies d’échelle pour l’entreprise. «Le calcul est simple: si deux, trois jours par semaine, une majorité de ses employés sont en télétravail, l’entreprise cherchera à faire des économies d’échelle. Pour qu’elle y gagne suffisamment, il faudra évidemment qu’elle diminue le nombre de places disponibles dans les bureaux», ajoute Catherine Hellemans. Une réalité loin d’être neuve, là aussi, comme le relève Laurent Taskin, qui provient de la combinaison entre des tendances de fond qui marquent le monde du travail et les entreprises depuis plus de 20 ans, celles-ci ayant vu dans le télétravail à la fois une réponse à la demande de flexibilité des travailleurs, mais aussi une possibilité de réduction des coûts des espaces de travail. «Avec le temps, cela devient l’œuf et la poule: quand on est dans un tel environnement, la première chose que vous voulez faire, c’est télétravailler.»
Pour Laurent Taskin, cette individualisation des rapports au travail s’est renforcée avec la crise actuelle où se retrouvant seules chez elles les personnes ont construit une nouvelle routine. «Et on a vu entre les différents confinements la difficulté des entreprises, et cela va se poursuivre, à ramener les personnes au bureau.»
«Le télétravail ‘en mode Covid’ a mené à une intensi cation du travail et, très probablement, même si le bilan n’est pas encore fait, à une augmentation du temps de travail.» Esteban Martinez, professeur à l’ULB
Raison pour laquelle il faut de la régulation. «L’enjeu clé des organisations sera la re-régulation de la présence des membres du personnel. Le collectif fait partie du sens que nous trouvons dans notre activité professionnelle.» Pour Laurent Taskin, on ne peut pas se satisfaire des déclarations de certaines entreprises qui annoncent vouloir vendre leurs tours avec leurs bureaux. «Ce sont des déclarations dangereuses parce qu’on ne peut pas accepter le délitement des liens collectifs au travail si on a une stratégie de long terme pour son entreprise. La capacité d’innovation, de création, de résolution de problèmes complexes est au cœur des activités de l’entreprise. Ce sont des domaines qui nécessitent de penser sur le long terme. Évidemment, à court terme, on peut se contenter de la satisfaction des travailleurs à être chez eux. C’est hyper-efficace, mais si on laisse la distance s’installer, devenir structurelle, c’est que le lien au projet collectif de l’entreprise, le lien aux collègues et, au final, le lien au travail se distendent.»
C’est justement ce collectif qui a permis, à en croire Laurent Taskin, à tant de travailleurs de se dépenser sans compter lors du premier confinement. «Il y avait alors une forme d’emballement pour ne pas laisser tomber son équipe. C’est venu du fait qu’il y avait un rapport social et identitaire au travail. En 2020, les équipes ont fonctionné sur ce capital social existant. C’est très différent de ce qui se passe actuellement, où dans beaucoup d’organisations, au moment où de nouveaux projets doivent émerger, on se rend compte à quel point c’est compliqué de créer des collectifs à distance. On ne crée plus un collectif, mais un réseau de personnes interdépendantes.»
Outre d’appauvrir les relations, la distance a formalisé des échanges et les a intensifiés… «Tout cela participe à la transformation d’un rapport au travail, à l’appauvrissement de sa dimension relationnelle, au profit d’un rapport plus instrumental, où le travailleur est chez lui et fait ce qu’on attend de lui dans le cadre d’un management par objectif…»
Repenser le management et le syndicalisme
Dans un tel cadre, le contrôle du travail ne peut se faire que sur les résultats, pas sur les moyens mis en œuvre, pas sur le temps consacré par le salarié. C’était une tendance déjà manifeste dans les entreprises, mais elle va évidemment s’accentuer. «Cela pose la question de qui fixe les objectifs, les résultats attendus, et tout le problème de l’évaluation du travailleur. Cela appelle des réponses syndicales, mais aussi des réponses managériales», indique Esteban Martinez.
Un constat relayé par Laurent Taskin: «La distance a révélé une maturité managériale très différente d’une structure à une autre. Elle a surtout révélé que beaucoup d’entreprises n’ont pas investi dans cette politique organisationnelle et managériale qui permet que le télétravail s’inscrive dans une cohérence. Ce sont pourtant les managers de première ligne qui traduisent des objectifs, qui mettent en place du lien, qui animent des équipes. Ce niveau est essentiel. Dans un monde d’individus, organiser le collectif, réguler la présence, c’est un travail, et c’est un travail qui incombe au manager.»
«La responsabilité du management sera en effet cruciale, ajoute Andrea Della Vecchia. On ne peut pas s’occuper de son personnel qui était auparavant à 100 % en entreprise de la même façon qu’en ayant un recours massif au télétravail, explique-t-il. Même si le télétravail sera limité à quelques jours par semaine, il convient d’adapter la politique de gestion du personnel de manière différente.»
Mais Andrea Della Vecchia n’oublie pas le rôle des syndicats qui devront tôt ou tard renforcer le cadre actuel en la matière. Un cadre établi en 2005, totalement dépassé par les événements. «Il n’est pas suffisant, étant donné les retours négatifs qui portent autant sur la vie privée, l’ergonomie, la santé, que sur le temps de travail. Sur la base des enquêtes que nous menons, comme sur la base d’enquêtes d’organismes tiers, on se rend compte des problèmes engendrés par le télétravail, ce qui signifie que le cadre existant n’est pas suffisant ou pas suffisamment respecté. Par exemple, plus de sept travailleurs sur 10 signalent que l’employeur ne consacre pas d’attention à l’aspect ergonomique du télétravail. L’indemnité de télétravail pour les frais encourus (téléphone, internet, consommation d’énergie) est également rarement payée. La solution réside selon la FGTB sur une concertation approfondie sur ce thème avec les interlocuteurs sociaux, directement avec les travailleurs, et ce, à tous les niveaux: entreprise, sectoriel, interprofessionnel…», indique le secrétaire fédéral.
Il faut dire qu’entre les syndicats et le télétravail, ce fut loin d’être un long fleuve tranquille dès le départ: «Ils voyaient dans son développement un certain nombre de risques, vérifiés aujourd’hui, comme la difficulté de pouvoir contrôler le temps de travail, celui de briser le collectif au travail comme les solidarités, de renforcer au fond une tendance à l’individualisation qui menace finalement le travail syndical, rappelle Esteban Martinez. Ce développement du télétravail risque bel et bien de les affaiblir, poursuit Catherine Hellemans. Je ne sais pas comment ils vont s’y prendre. Il y avait une certaine frilosité de leur part quant à la mise en place du télétravail et, maintenant, ils se rendent compte qu’une grande majorité de leur base est demandeuse…»
Autant dire que la tâche des syndicats sera d’ailleurs cruciale dans un contexte où le télétravail a fait du «domicile» un espace de travail à part entière.
«Tout cela participe à la transformation d’un rapport au travail, à l’appauvrissement de sa dimension relationnelle, au pro t d’un rapport plus instrumental, où le travailleur est chez lui et fait ce qu’on attend de lui dans le cadre d’un management par objectif.» Laurent Taskin, professeur à l’UCL
«L’accélération actuelle du télétravail a fait qu’on a intégré structurellement le domicile comme un espace de travail. Implicitement on le considère comme un lieu plus approprié pour faire un travail individuel, même si cela posera évidemment des questions en termes de sécurité, de bien-être au travail, autant de questions dont les syndicats devront se saisir», ajoute Laurent Taskin.
Pour le sociologue de l’ULiège, Jean-François Orianne, c’est surtout à une nouvelle forme de domestication des humains que conduit le télétravail, «c’est-à-dire une socialisation qui s’opère essentiellement, voire principalement, au sein de la sphère domestique, laquelle est l’un des lieux les plus inégalitaires qui soient». La sphère domestique se caractérise par une inégalité de statut entre les genres, les générations, rappelle le sociologue. «C’est le lieu le moins visible et le plus inégalitaire sur le plan statutaire où tout nous arrive aujourd’hui, tout est canalisé dans cet espace privé, devenu avec la crise une espèce de déversoir de toutes les frustrations, de toutes les mauvaises nouvelles.» Des canalisations qui ne nuisent pas en fin de compte à la structure organisationnelle de l’entreprise, mais bien aux travailleurs, sur le plan tant privé que professionnel…
En savoir plus
Retrouvez Alter Échos en partenariat avec le Centre Vidéo de Bruxelles pour une discussion croisée autour du télétravail ce 8 juin à 20 h au Point Culture Bruxelles autour du documentaire «À distance», disponible sur la plateforme sur le travail qui vient nosfuturs.net.
Lire aussi l‘entretien avec le réalisateur Michel Steyaert.