Pas de manif sans slogan. À l’heure où ce dernier se fait hashtag, les pancartes continuent de se brandir, de prendre l’eau et le soleil et d’imposer parfois durablement des phrases qui claquent. Preuve que, des gilets jaunes à la marche pour le climat, la politique demeure, jusque dans la rue, une question de mots.
«Préparez vos guiboles. Y’a bientôt plus de pétrole.» «Quand c’est fondu, c’est foutu.» «Non-assistance à la planète en danger»… Il y en a eu, il y en a et il y en aura encore! Comme tous les mouvements sociaux d’importance, la marche des jeunes pour le climat invente ses propres ritournelles, la palme de la mignonnerie un rien vulgaire allant sans doute au «Nique pas ta mer» et au «T’es bonne sans carbone». «C’est d’autant plus jouissif que ce sont souvent des jeunes femmes qu’on a vues porter ce genre de pancartes, avec un côté cru, un côté cul. Autant je passe mon temps à repérer les slogans sexistes, autant on sent que c’est ici une manière de désamorcer l’aspect violent du ‘t’es bonne’ qu’on essaie toujours de nous faire passer pour un compliment», commente Laurence Rosier, professeure de linguistique à l’Université libre de Bruxelles. Ce qu’il y a de mystérieux et de presque magique avec le slogan, c’est qu’il est au fond une phrase sans auteur, telle une parole descendue du ciel mais qui serait plutôt une parole descendue du train pour Bruxelles, une parole émanant des blagues potaches qui tournent à la réflexion profonde et inversement, une parole collective, mal élevée et pleine de sens. «C’est ce qu’on appelle un procédé d’aphorisation: une phrase se met à fonctionner soudain comme un proverbe, elle entre dans la mémoire collective et peu importe qui l’a dit car l’important est que ça circule. Souvent, ce procédé s’accompagne de jeux de mots, comme dans ‘Je suis chaud chaud chaud chaud pour le climat’. Chez ces jeunes, on sent qu’il y a aussi une forme d’autodérision par rapport à leurs propres expressions. Cet aspect ludique fait partie de la connivence qui se met en place lors de la manifestation.»
Ce qu’il y a de mystérieux et de presque magique avec le slogan, c’est qu’il est au fond une phrase sans auteur.
Du slogan au hashtag
Qu’importe les smartphones: les pancartes, comme le fait de descendre physiquement dans la rue, restent un élément incontournable de la contestation. Elles permettent aussi la recherche graphique, l’inventivité des supports comme on a pu le voir lors des manifs anti-Trump. «Il y a un côté un peu carnavalesque qui est intéressant car, le carnaval, c’est historiquement le jour où on pouvait retourner les interdits sociaux dans un esprit festif et c’est en partie ce qui se passe dans les manifestations.» Ce qui a changé, c’est que les réseaux sociaux constituent aujourd’hui un immense relais pour ces slogans, que ce soit par la diffusion de photos de pancartes… ou par les hashtags, tel le fameux #meetoo, qui sont parfois à l’origine même des mouvements. «Les hashtags sont les nouvelles formes du slogan, avec cette particularité qu’ils permettent de créer des communautés inédites par rapport aux manifs à l’ancienne, où les profs allaient aux manifs avec des slogans de profs et les métallos avec des slogans de métallos. Il y a aussi une dimension performative: on commence par un hashtag et puis on se rassemble vraiment!» Le hashtag permet d’ailleurs parfois de contrevenir à la règle de la paternité inconnue et de remonter à la première occurrence du slogan: ainsi avons-nous rapidement appris que #jesuischarlie était le fait du graphiste français Joachim Roncin.
Certains hashtags que nous voyons aujourd’hui défiler entreront donc peut-être dans l’histoire. Maints slogans de Mai 68 sont devenus avant eux des mantras: «Il est interdit d’interdire», «Sous les pavés, la plage», «Sois jeune et tais-toi», «Ni Dieu ni maître», «Soyez réalistes, demandez l’impossible», «CRS=SS’… «En mai 1968, il y avait des slogans très politiques, relatifs à la prise de parole elle-même. Il y avait quelque chose d’une utopie liée au langage en soi, mais pas de revendication précise. Le détournement va de pair avec le slogan: ‘CRS=SS’, cela date de 1947 et cela a été repris en 1968. Les slogans sont porteurs de mémoire et de mémoire collective.»
Clin d’œil de l’histoire
Même lorsque les pancartes se délitent, même lorsque les graffitis sont effacés et que les écrits ne restent pas, le slogan est donc capable de survivre et de se régénérer. Il est d’ailleurs souvent lui-même une manière de replacer dans une perspective historique la cause pour ou contre laquelle on se bat. Ainsi a-t-on vu au sein du mouvement des gilets jaunes de multiples slogans établissant un parallèle entre Emmanuel Macron et Louis XVI, Brigitte Macron et Marie-Antoinette, tel ce «Eh bien, donnez-leur du biocarburant», en référence au «Qu’ils mangent de la brioche» – d’ailleurs non attesté – de la future guillotinée. Le très présent «Champion de la taxe», suivi de l’acronyme ACAB pour «All capitalists are bastards» est un autre exemple de la (double) vie de certains slogans, «ACAB» étant à l’origine un slogan utilisé par les skinheads anglais et certains milieux anarchistes, avec le sens de «All Cops are Bastards», autrement dit «Tous les flics sont des salauds».
«Chez ces jeunes, on sent qu’il y a aussi une forme d’autodérision par rapport à leurs propres expressions.» Laurence Rosier, ULB.
Bien souvent, le slogan apparaît surtout comme une manière de reprendre la main sur l’idiome politique lui-même, cette trop pesante langue de bois, ces belles paroles réputées non suivies d’effets. «La ‘France forte’ de Sarkozy n’a pas mis longtemps à devenir ‘La France Pelforth’. C’est en effet une appropriation symbolique du slogan politique, qui est souvent facile à détourner, explique Laurence Rosier. Les slogans fonctionnent aussi comme des figures de style, avec des répétitions, un côté poétique, qui fait qu’on peut aussi les scander.» Bien sûr, l’inventivité ne visite pas pareillement toutes les causes. La Manif pour tous avait bien trouvé le «Le gender, c’est pas mon genre», «Un papa, une maman pour tous les enfants» ou le plus audacieux «La famille, patrimoine de l’humanité», mais le slogan qui claque, au final, a semblé lui échapper. «Il faut reconnaître qu’il y a des causes qui se heurtent assez vite à la loi, et heureusement. On ne peut pas être dans l’homophobie ou le racisme, sous peine d’accusation d’incitation à la haine. Certains collectifs ont même fait de fausses manifs de droite, qui illustraient bien cette limite. ‘Oui, oui oui aux violences policières’, c’est un slogan impossible à tenir.» Reste le cas de ces marches blanches où le silence respectueux remplace le slogan pour devenir lui-même un discours. #pasdemots.