Infirmier pour la Centrale de coordination de soins et services à domicile (CSD), Thierry Guillaume sillonne les rues de Bruxelles à vélo, de patient en patient. Touché par le manque de valorisation qui frappe le secteur des soins de santé depuis de nombreuses années, l’infirmier reste néanmoins passionné par son métier. Tournée au côté d’un homme aux petits soins.
Il est 7 h 2 lorsque Thierry Guillaume donne son premier coup de pédale. Le vélo électrique de l’infirmier dévale les ruelles encore sombres de Saint-Gilles. Vingt ans que Thierry travaille pour la Centrale de coordination de soins et services à domicile (CSD) de la Région bruxelloise et une bonne année que des vélos sont mis à la disposition du personnel. «Plus de soucis d’embout’, de parking ou de P-V, lance Thierry. On arrive moins stressé chez les patients et on augmente le temps de qualité passé à domicile.»
Casque orange vissé sur la tête et gilet jaune flanqué d’un «Infirmier à domicile CSD» dans le dos, Thierry slalome entre les voitures, direction sa première patiente. «Je suis contente de vous voir!, s’exclame Andrée1 appuyée sur son rollator (déambulateur à roues de dernière génération). Je fais une sortie aujourd’hui, il faut que mes bas de contention tiennent bien. Et avec vous, ça tient toujours!» Installé dans le salon, Thierry prend la tension de la dame et complète son carnet de santé. De sa sacoche vélo, il sort une tablette numérique. «La tablette affiche ma tournée de la journée, les coordonnées et infos de santé des patients. Ça permet aussi de communiquer en temps réel avec les collaborateurs, d’envoyer des photos de certains paramètres aux médecins, par exemple.» Sourire en coin, il secoue la machine: «Bon, comme tout outil, ça a ses limites, parfois ça bugge, mais aujourd’hui, tout fonctionne.» En fin de rendez-vous, Thierry glisse la carte d’identité de Denise à l’arrière de la machine. «Le contrôle d’identité est obligatoire depuis une mesure prise par Maggie De Block pour lutter contre la fraude.» (NDLR: 2% de fraude dans la profession et levée de boucliers du secteur lors de la mise en place de cette mesure en 2017 par la ministre de la Santé: surcharge de travail, outil défaillant, malaise suscité par le contrôle d’identité…). Thierry s’y est fait, sa patiente aussi, les gestes sont rodés.
«La relation à domicile est très différente de celle en hôpital. On est reçu chez les gens, c’est une relation d’égal à égal.»
Après un arrêt au troisième étage d’un immeuble pour vérifier le dosage des médicaments de Maria, Thierry file chez Ali pour une mesure de glycémie. Il passe ensuite chez deux autres patientes pour effectuer des manipulations liées à leur dialyse quotidienne.
Le secteur de Thierry oscille entre Saint-Gilles, Bruxelles centre et Molenbeek. Une quinzaine de patients à voir en une matinée (7 h-12 h 30). Hier, il a fait une journée complète (7 h-12 h 30 et 16 h 30-20 h). Des horaires sur papier, qui parfois jouent les prolongations. «En général, on fait deux journées complètes et trois demi-journées par semaine, ainsi qu’un week-end complet par mois, explique Thierry. Moi, ça va, je n’ai plus d’enfants à la maison, mais c’est certain que c’est un rythme difficile à concilier avec une vie de famille.»
De rencontre en rencontre
Autre immeuble, autres étages à gravir pour atteindre l’appartement de Jean qui a subi une greffe de rein. Le pas de la porte franchi, le rituel infirmier s’installe. Une prise de contact verbale d’abord. «Je repère vite si quelque chose ne va pas. C’est un métier qui demande beaucoup d’observation.» Thierry vérifie le pilulier préalablement rempli d’une flopée de médicaments par son patient. Jean, lui, se pique le bout du doigt, vérifie son taux glycémie et s’injecte lui-même sa dose d’insuline. «Si la personne sait faire les gestes elle-même, c’est tant mieux, on laisse faire, partage l’infirmier. On ne va pas forcer l’assistance. L’idée du travail à domicile, c’est que les gens puissent garder le plus d’autonomie possible. La relation à domicile est très différente de celle en hôpital. On est reçu chez les gens, c’est une relation d’égal à égal.»
Les réformes visant à réduire les séjours hospitaliers pour favoriser les soins à domicile, Thierry n’y est pas opposé. «C’est un avantage pour le patient, car ça limite les risques d’infection nosocomiale, ça permet d’être entouré par les proches… L’idée est donc bonne, mais le souci, c’est que le secteur des soins à domicile n’a pas reçu plus de moyens pour autant…»
Place Anneessens. Thierry pousse la porte d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile nécessitant un suivi médical. Assis à une table et pleinement concentré, l’infirmier prépare le pilulier d’une résidente. Treize boîtes de médicaments, à répartir sur sept jours, matin, midi, soir. Dans le couloir, il croise un résident syrien. Le jeune homme lui demande, en anglais, d’autres médicaments, pour se calmer davantage. «Je ne peux pas t’en donner, il faut voir ça avec le médecin. Je le lui signale», répond Thierry en ouvrant la porte de la chambre d’une autre personne. L’homme est en fauteuil roulant, amputé d’une jambe. Sa vue baisse. Les conséquences du diabète. Thierry et lui discutent. De la situation dans son pays, du détecteur de fumée qui émet un bip régulier. «Ça m’empêche de dormir», partage le monsieur. Thierry part en promettant d’en toucher un mot au responsable du bâtiment.
«Le problème est gros comme une maison et ça fait 30 ans que ça dure. Les conditions de travail se dégradent, le secteur des soins de santé est mal reconnu.»
Quelques minutes plus tard, au rez-de-chaussée d’une maison molenbeekoise, Thierry défait les pansements d’une dame âgée alitée et «extrêmement courageuse», comme il aime la présenter. Des gestes doux et minutieux pour panser d’un côté un pied amputé (diabète, encore), de l’autre une vilaine plaie. «Je me sens un peu comme un artisan, je travaille avec mes mains, j’essaie que la personne soit la plus contente possible.» Dans la pièce à côté, la fille de la dame prépare un café pour l’infirmier. «Je n’ai pas l’impression de travailler quand je fais ma tournée, sourit Thierry. On m’offre à boire, on discute… Mon métier est basé sur la rencontre, c’est ça qui me passionne. En tant qu’infirmiers, on donne beaucoup de notre personne, mais, bien souvent, les patients nous le rendent bien.»
Face à la détresse du secteur
Du haut de ses 64 ans, Thierry s’attelle avec enthousiasme à former la relève, les stagiaires et nouveaux de la CSD. «Les jeunes diplômés sont pleins d’envies et de volonté. Mais il y a une différence entre ce qu’on t’apprend à l’école et les réalités de terrain dans un hôpital, par exemple, où on te demande de faire du travail à la chaîne. Beaucoup de jeunes sont épuisés au bout de quelques années. Par ailleurs, c’est bien d’allonger le temps de formation (NDLR: les études d’infirmier sont passées de trois à quatre ans), mais il n’y a eu aucune valorisation salariale en contrepartie. Moi, j’ai accumulé de l’ancienneté, je gagne bien ma vie. Mais une infirmière qui sort des études gagne à peine 1.500 €.» Thierry n’est pas impliqué dans le mouvement des Blouses blanches2, mais il partage la détresse du secteur. «Le problème est gros comme une maison et ça fait 30 ans que ça dure. Les conditions de travail se dégradent, le secteur des soins de santé est mal reconnu. Les patients reconnaissent la pénibilité du travail, mais il n’y a aucune reconnaissance politique. C’est pourtant un travail essentiel pour la société.»
Passé 13 heures, Thierry sonne chez sa dernière patiente, Germaine, «une petite dame attachante qui philosophe seule dans son fauteuil». Alors que l’infirmier administre les soins, la nonagénaire évoque de vieux souvenirs, ravie de la compagnie. «C’est vous qui venez demain, Monsieur Thierry?», interroge la dame au moment du départ. «Je ne sais pas encore…» (sa tournée, Thierry la découvre au jour le jour). À la fin de sa journée de travail, l’infirmier partage: «Je suis éberlué par la résilience de mes patients, cette possibilité d’accepter, d’aller au-delà de leurs conditions de vie… La véritable maladie des gens, c’est bien souvent la solitude.»
(1) Tous les prénoms des patients ont été modifiés.
(2) Organisé par la Centrale nationale des employés (CNE), ce mouvement met en lumière les conditions de travail difficiles des travailleurs du secteur de la santé. Une journée nationale d’action aura lieu ce 24 octobre.