Professeur à l’université de Surrey, économiste et rapporteur de la commission Développement durable du gouvernement britannique, Tim Jackson est l’auteurde Prospérité sans croissance1. Dans ce rapport explosif, il s’attaque aux idées reçues sur la croissance économique comme impératif deprogrès ou synonyme de prospérité. Il avance des propositions pour atteindre une société humaine florissante et capable de respecter les limites écologiquesde la planète, et ouvre une troisième voie, entre celle du développement durable et de la décroissance.
Qu’est-ce que la richesse et la prospérité ?
« Ces deux concepts semblent inséparables. Surtout dans les pays occidentaux. Mais la richesse et la prospérité doivent être redéfinies dans le sensd’Amartya Sen (prix Nobel d’économie 1998) en tant que « capacité d’épanouissement ». L’épanouissement est possible à partir du moment où l’on aassez à manger, où l’on fait partie d’une communauté, où l’on a un emploi intéressant, un logement décent, où l’accèsà l’éducation et aux services médicaux est naturel. Cela recouvre les conditions matérielles de la vie comme l’alimentation, l’habillement, le logement. Mais aussides dimensions sociales et psychologiques : une manière décente de participer à la société, avec moins de matérialisme, mais en privilégiant cequi donne du sens à la vie… C’est un changement majeur : un passage d’une économie faite pour accroître la richesse matérielle à un nouveau conceptd’« entreprise écologique ». Car aujourd’hui, les conditions de l’épanouissement sont tributaires d’un cadre nouveau : elles nepeuvent se réaliser que dans les limites écologiques de la planète. »
Le PIB a-t-il échoué à mesurer le progrès et la prospérité ?
« Le PIB croît, mais l’expansion de la prospérité au sens large ne suit plus sa courbe. Les économistes traditionnels vous diront que le PIB apporte dubien-être, au travers de la consommation, mais que cette production de bien-être a des effets collatéraux qui en diminuent les bénéfices. En réalité, lePIB n’est pas un bon outil pour mesurer la prospérité. Il a fonctionné. Il fonctionne toujours dans les pays en développement. Mais dans les pays riches, cen’est plus un outil adapté. Les coûts sociaux, environnementaux ou encore culturels liés à une croissance ou à la consommation ont des conséquencesdirectes sur le bien-être des individus. La prise en compte de critères plus variés dans la définition de la prospérité offrirait non seulement une meilleureindication à son sujet. Mais elle faciliterait aussi, par la suite, la mise en place plus facile d’une société humaine plus durable.
Dans le sillage de la crise, de plus en plus d’observateurs remettent en question la primauté de la croissance à tout prix. »
En quoi votre approche diffère-t-elle de celle de la Commission Stiglitz ?
« Présidée par Joseph Stiglitz, cette commission est importante dans le sens où c’est une initiative gouvernementale. Composée d’un castingimpressionnant de prix Nobel, elle a permis de démontrer très clairement que les mesures habituelles des grandes variables socio-économiques, comme la croissance,l’inflation, les inégalités, ainsi que la fétichisation du PIB sont inadaptées, voire vaines. Mais, au-delà de cette évidence, elle n’a pas remisen question la relation qu’entretiennent nos économies au bien-être humain, au matérialisme et à la prospérité. »
Êtes-vous partisan de la décroissance ?
« Au niveau individuel, on peut choisir la « simplicité volontaire », une certaine frugalité, la mobilité douce (vélo, transports publics, etc.), plutôt quela voiture ou l’avion. Ce sont des exemples utiles d’expérimentations sociales qui visent à accroître la qualité de vie. Et en cela, leurs enseignements sontessentiels. Mais ces démarches induisent un énorme effort individuel et une lutte constante face aux structures dominantes de la société de consommation. Pour moi, lerenoncement individuel doit laisser place à l’action collective. Ce que le mouvement de la décroissance nous apporte, c’est une façon de s’interroger sur notrerapport au travail, au temps libre et aux biens matériels. Une façon vigoureuse de revoir les hypothèses de nos systèmes économiques. »
Mais n’est-ce pas indécent de prôner la décroissance alors que l’arrêt de la croissance prive des milliers de personnes de leur travail ?
« Si la productivité du travail est en constante progression, il faut faire croître l’économie pour maintenir l’emploi. Or on a bien vu que la croissance nefaisait pas disparaître le chômage. Et il est clair qu’une croissance indéfinie sur une planète finie n’est simplement pas possible. Dans un contexte de diminution oud’arrêt de la croissance, on peut répondre à cela par des politiques de partage du travail : diminuer le temps de travail pour permettre à tousd’accéder à l’emploi. Mais mon approche est autre. On peut choisir de ne pas poursuivre sur la voie de l’amélioration de la productivité du travail. Onmaintient ainsi l’emploi. C’est exactement ce que les gouvernements font en période de récession. »
Pourquoi le développement durable serait-il incapable de résoudre les crises économiques et écologiques ?
« Le « développement durable », ce n’est qu’une expression. Il affirme que la solution à la crise écologique viendra de la croissance économique. Orcette dernière constitue justement le nœud du problème. À partir du moment où l’on ne remet pas en cause les rapports sociaux dominants, l’organisationéconomique de la société, la répartition de la propriété, le fait que la production ne vise pas à répondre aux besoins humains mais àdégager du profit, il n’est pas étonnant que les solutions techniques ou technologiques apparaissent comme les seules possibles. »
N’a-t-il pas eu le mérite de dégager un consensus autour de la problématique écologique ?
« Le développement durable a constitué à un moment donné le meilleur compromis possible entre la poursuite de la croissance économique capitaliste et lavolonté de protéger l’environnement. Il comporte donc énormément de progrès. Mais on ne peut pas en faire un modèle de sociétéécologique. Il faut al
ler plus loin, notamment passer de l’incitation (éco-taxes, les codes de bonne conduite, etc.) à la fixation démocratique de limites.»
À vos yeux, la récession actuelle devrait être l’occasion de forger un nouveau type de système économique. Un système capable d’éviter les chocset les impacts négatifs associés à une dépendance à la croissance. Si l’ère de la croissance économique touche à sa fin, qu’est-ce qui vaprendre sa place ? Sommes-nous entrés dans une économie post-capitaliste ?
« Tout dépend de ce que vous entendez par capitalisme. L’idée de capital comme un stock, une réserve qui apporte des rendements futurs est toujours quelque chosequi a du sens. Particulièrement lorsqu’on parle de capital d’actifs naturels (les ressources, l’atmosphère, la biodiversité). Il est très important deprotéger ces actifs si nous voulons nous en assurer les bénéfices futurs. Mais ce n’est pas la seule définition du capitalisme. Le concept de propriétéprivée comme prérogative du capital pour récolter les surplus de la production et les distribuer arbitrairement est une organisation du capital. Cette forme-là decapitalisme mérite d’être changée. Car les prérogatives du capitalisme mènent à des prises de risques énormes et à l’effondrement.Il faut réfléchir à un autre modèle de propriété. De sorte que certains des excédents du capital obtenus par la société dans sonensemble retournent à la protection des actifs que sont les écosystèmes, au capital de base. »
En Europe continentale, qui d’autre que les partis verts seront ouverts à cette approche ?
« Les partis verts se sont un peu lassés des questions liées à la croissance. Et ce, parce qu’ils font désormais partie de l’establishment. Lareconnaissance à l’échelle planétaire des enjeux climatiques, le langage du « développement durable », l’importance accordée àl’environnement a donné aux partis verts et à leur concept de « croissance verte » davantage de résonance médiatique. Et ils maintiennent ces discours pour des raisonspragmatiques. Mais il ne faut pas qu’ils délaissent la question essentielle de la croissance. »
Comment cette approche s’articule-t-elle avec les programmes des partis socialistes, centre-droitistes ou centristes ?
« Aujourd’hui, les nouveaux partis droitistes défendent différents modèles de propriété, intègrent le bien-être à leurs discoursou défendent la production locale. Dès lors, la distinction entre la gauche et la droite n’est plus aussi évidente que dans le passé. La seule chose évidente,aujourd’hui, c’est que la politique de la croissance est une valeur partagée par tous les partis. Or le questionnement de ce modèle devrait traverser tous les partis.»
1. Tim Jackson, Prospérité sans croissance, De Boeck/Etopia, mai 2010.