Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale

Reportage

Titres-services: les mains propres d’un secteur pas toujours net

Le secteur des titres-services est en crise et fait la une des journaux depuis plusieurs semaines. Tandis que les syndicats dénoncent les abus des grands groupes privés et que ceux-ci sortent la carte des coupes budgétaires en raison de l’inflation, Alter Échos fait un pas de côté. En quête de modèles alternatifs, nous poussons la porte d’une entreprise d’économie sociale. Un système juste qui n’exploite pas les travailleuses, est-ce possible?

C Corticlean

26 décembre 2023, la fédération d’employeurs Federgon et Vlaams Platform DCO asbl (les ALE flamandes) dénoncent unilatéralement les conventions collectives de travail (CCT) du secteur des titres-services, relatives à la prime de fin d’année et à l’allocation de chômage. Elles justifient leur geste comme une «mesure préventive dans le but de garantir la stabilité financière du secteur et de générer la concertation sociale». Pour les syndicats, c’est une déclaration de guerre.

7 février 2024, auditorium Bel, Tour et Taxis. Plusieurs centaines d’aides-ménagères sont rassemblées. L’objectif de la journée: discuter des prochaines actions à mettre en place. Marie-Virginie Brimbois, déléguée syndicale liégeoise souffle: «Le secteur est à bout depuis des années, mais là c’est vraiment le coup de grâce. Heureusement, ce n’est pas partout pareil, il y a des exceptions, comme les entreprises d’économie sociale… Moi je dis toujours aux filles qui n’en peuvent plus de leur patron de rejoindre ces agences-là.»

L’humain avant le profit

19 février. 13 rue Bellaire, Neupré, province de Liège. Un bâtiment moderne, du rez-de-chaussée se dégagent une odeur de linge propre et une vague de chaleur. Derrière la porte, la centrale de repassage; ici une dizaine d’ouvrières s’activent. Les clients leur remettent des mannes de vêtements froissés qu’elles leur rendent repassés et pliés. «On enclenche le chrono, et hop. Une heure de travail, un titre-service», glisse Danielle Choffray debout derrière sa planche, fer fumant dans les mains.

 

«Je travaille dans le secteur des titres-services depuis 16 ans. J’ai subi plusieurs faillites de société avant d’arriver ici en 2017. Au début, ça me faisait même bizarre de recevoir un salaire en temps et en heure, de ne pas devoir réclamer.»

Didier Somme, employé chez Corticlean

Au fond de la salle, un escalier mène aux bureaux de l’étage. «Bienvenue chez nous», dit en introduction Valérie Paternesi, directrice de cette agence locale qui compte 250 aides-ménagères et repasseuses pour environ 5.000 clients. Sur la porte, une affiche reprenant le slogan de l’économie sociale: «L’humain avant le profit». Contrairement aux entreprises privées représentées par Federgon (70% du secteur), Corticlean dépend d’Initiativ’ES, la Fédération wallonne des entreprises d’insertion, une organisation qui marque son profond désaccord avec les autres opérateurs de titres-services en dénonçant des «méthodes de négociation de voyous».

Accompagnement, formation, transparence

En face du bureau de Valérie Paternesi, la salle de réunion. Sabine Devivier, 57 ans, entre, se sert un café et s’assied: «J’ai perdu mon emploi pendant le covid. Quand on n’est plus toute jeune et qu’on n’a pas de diplôme, c’est compliqué: partout on me refusait, mais ici, on m’a accueillie. Ça fait trois ans que je suis entrée comme aide-ménagère et je ne partirais pour rien au monde.» Dans les avantages, elle pointe entre autres l’accompagnement, «à chaque problème, l’équipe trouve une solution», les formations «notamment pour garder un bon maintien et limiter les risques de troubles musculo-squelettiques» et aussi la transparence financière «nos trajets sont remboursés et valorisés en heure de récup et si on veut bénéficier d’une avance, c’est toujours possible». Son engouement semble partagé par Didier Somme, l’un des rares hommes de l’entreprise. «Je travaille dans le secteur des titres-services depuis 16 ans. J’ai subi plusieurs faillites de société avant d’arriver ici en 2017. Au début, ça me faisait même bizarre de recevoir un salaire en temps et en heure, de ne pas devoir réclamer. Ici, nous sommes vraiment bien logés en comparaison aux autres.» Si leur optimisme peut sembler étonnant, il se révèle tout à fait compréhensible quand on sait que les retards de paiement, les trajets trop longs et pas valorisés entre deux prestations ainsi que les mauvaises conditions de travail générales sont des réalités régulièrement dénoncées par les aides-ménagères dans le secteur privé.

Un suivi sur mesure

Comme pointé par Sabine Devivier, la spécificité des entreprises d’économie sociale repose sur un encadrement important. Dans cette agence, trois personnes sont dédiées à l’accompagnement social, dont Joanne Pietquin. «Je travaille chez Corticlean depuis près de vingt ans. Ma fonction a évolué avec les années. Au début, notre public, c’étaient surtout des personnes qui sortaient du ménage au noir et qu’on aidait dès lors à se régulariser. Aujourd’hui, on est vraiment dans un soutien quotidien, on s’adapte à chaque demande.»

 

Des centaines d’aides-ménagères sont rassemblées devant la gare Centrale pour la première action du front commun visant les actionnaires des grandes entreprises commerciales. Le slogan du jour: «L’argent public DOIT aller aux aides-ménagères et non aux actionnaires!»

Concrètement, jour après jour, Joanne Pietquin et ses collègues organisent des rencontres avec les travailleuses pour vérifier que tout se passe bien pour elles, que l’équilibre vie professionnelle et personnelle leur convient, qu’elles n’ont pas de problèmes avec les clients. Le public des titres-services étant particulièrement fragilisé, les missions sortent aussi du cadre strict du travail. «On peut par exemple monter des dossiers pour des logements sociaux ou faire le suivi pour des affaires de dettes… Je suis déjà allée chez une ouvrière que je suspectais être victime de violence conjugale pour la protéger!» Mais, accompagner, c’est aussi pour servir de tremplin, quand c’est possible, puisque, rappelons-le, les titres-services ont été imaginés il y a 20 ans pour raccrocher les personnes (surtout les femmes!) à l’emploi. «Si l’une des aides-ménagères émet le souhait de reprendre des études ou une formation, on va faire notre possible pour trouver des solutions, en mettant en place un congé-éducation ou en aménageant les horaires», ajoute Valérie Paternesi.

Un métier à risques

En plus du service social, les travailleuses sont encadrées par des accompagnatrices techniques sur le terrain et des conseillers en prévention. «Par rapport aux sociétés privées, ici la prévention est beaucoup plus importante», insiste Sabine Rolke déléguée syndicale. Cette ancienne aide-ménagère est devenue repasseuse à la suite d’un accident de travail. Elle témoigne: «J’ai eu une rupture du ligament chez un client; dans ce métier nous sommes très exposées aux risques.» En effet, selon différentes études citées par les syndicats, les travailleuses sont 35 fois plus susceptibles de souffrir de troubles musculo-squelettiques et ont 260% plus de malchances de souffrir d’une invalidité de longue durée au cours des cinq premières années dans le secteur. «Pour prévenir les accidents, nous faisons remonter les besoins et ensuite des formations sont organisées pour tout le personnel. Par exemple, nous avons expliqué les risques encourus dans les escaliers, ou avec les chiens des clients, et Corticlean a développé des modules spécifiques. Aussi, les clients ne peuvent plus nous demander d’utiliser des produits toxiques!», continue Sabine Rolke. Des points à nouveau essentiels puisque, selon la campagne d’inspection visant à améliorer les conditions travail coordonné par le SFF Emploi dans les entreprises de titres-services, sur les 175 visites d’inspection effectuées, c’est au total 159 avertissements écrits qui ont été émis. La plupart des infractions constatées concernaient l’absence d’une analyse des risques mise par écrit, l’absence d’une surveillance de la santé adéquate ou encore l’absence de contrôle par l’employeur pour assurer la sécurité et la santé de l’aide-ménagère.

Gare aux amalgames

Face à Federgon qui répète que les difficultés financières se sont amplifiées avec l’inflation et l’indexation des salaires tandis que le prix du titre-service n’a pas été suffisamment revalorisé, Valérie Paternesi, elle, pointe l’importance d’une gestion saine: «Pour nous aussi 2023 a été une année catastrophique, avec le titre qui était encore à 9 euros1 et l’augmentation des salaires à supporter, mais comme on ne distribue pas de dividendes, on a des réserves et ça nous permet de tenir les chocs.»

 

«Le secteur compte 150.000 aides-ménagères. Si l’objectif il y a 20 ans était la mise à l’emploi des femmes, aujourd’hui, par un phénomène de concentration, on a des mastodontes de plusieurs milliers d’ouvrières. Ces entreprises par économie d’échelle se font de gros bénéfices sur le dos de la collectivité puisque 70% du coût horaire de travail est subsidié par les pouvoirs publics.»

Sébastien Dupanloup, secrétaire fédéral FGTB

En effet, face aux discours arguant que la moitié des entreprises titres-services sont aujourd’hui déficitaires, les syndicats dénoncent la responsabilité des grands groupes qui au lieu de faire des réserves distribuent des dividendes à leurs actionnaires, rachètent des entreprises ou acquièrent des bâtiments. Joanne Pietquin, qui suit les débats, s’insurge: «C’est honteux de remettre en cause la prime de fin d’année, les salaires sont bas et ce sont souvent des femmes seules avec enfants; alors leur retirer ce droit ça ne va pas! Dès lors c’est d’autant plus important de ne pas faire un amalgame de toutes les entreprises de titres-services.» Selon l’équipe, les mauvaises conditions de travail dans le privé nuisent en effet à l’image de tout le secteur, qui souffre d’une grande pénurie.

«Rendez l’argent»

On quitte Neupré où la vie suit son cours, pour retourner à Bruxelles, où les syndicats continuent le combat. 23 février. Des centaines d’aides-ménagères sont rassemblées devant la gare Centrale pour la première action du front commun visant les actionnaires des grandes entreprises commerciales. Le slogan du jour: «L’argent public DOIT aller aux aides-ménagères et non aux actionnaires!» Le cortège se dirige au pied du siège de BNP Paribas, actionnaire de Het Poetsbureau, l’un des plus gros acteurs du secteur privé. Quelques jours plus tard, dans son bureau de la centrale FGTB, le secrétaire fédéral Sébastien Dupanloup revient sur l’action et ses enjeux. «Le secteur compte 150.000 aides-ménagères. Si l’objectif il y a 20 ans était la mise à l’emploi des femmes, aujourd’hui, par un phénomène de concentration, on a des mastodontes de plusieurs milliers d’ouvrières. Ces entreprises par économie d’échelle se font de gros bénéfices sur le dos de la collectivité puisque 70% du coût horaire de travail est subsidié par les pouvoirs publics.» Selon lui, la mobilisation des aides-ménagères ces dernières semaines se révèle significative. «Elles sont très nombreuses aux actions, c’est une dynamique positive pour les syndicats. Et comme on a en face de nous un banc patronal qui n’a aucune volonté de coopérer, on ne va pas s’arrêter, tout au contraire!»

  1. Les titres-services sont passés à 10 euros depuis le 1 janvier 2024.

Jehanne Bergé

Pssstt, visiteur, visiteuse du site d'Alter Échos !

Nous sommes heureux que vous soyez si nombreux à nous suivre sur le web. Nous avons fait le choix de mettre en accès gratuit une grande partie de nos contenus, notamment ceux en lien avec le Covid-19, pour le partage, pour l'intérêt qu'ils représentent pour la collectivité, et pour répondre à notre mission d'éducation permanente. Mais produire une information critique de qualité a un coût. Soutenez-nous ! Abonnez-vous ! Et parlez-en autour de vous.
Profitez de notre offre découverte 19€ pour 3 mois (accès web aux contenus/archives en ligne + édition papier)