Dans le cadre de ce dossier, la rédaction a sollicité une entrevue avec Bart Tommelein afin d’évoquer son plan de lutte contre la fraude sociale et le dumping. Le secrétaire d’État a préféré répondre à nos questions par mail. Nous publions sur deux pages les réponses qui, si elles n’ont pas pu être précisées ou confrontées lors d’une rencontre, nous semblent intéressantes pour les acteurs des secteurs concernés.
Alter Échos: Dans votre plan, deux types de fraudeurs sont ciblés: le fraudeur isolé qui triche pour son intérêt personnel et le fraudeur organisé qui exploite d’autres personnes et le système. Ne vaut-il mieux pas mettre l’accent sur le premier type de fraudeur?
Bart Tommelein: La fraude organisée est sans aucun doute particulièrement grave et il faut la combattre sévèrement. Néanmoins, je suis convaincu que nous devons lutter contre toutes les formes de fraude, qu’elle soit sociale ou fiscale, petite ou grande. Quoi qu’il en soit, je prends mes responsabilités. Par ailleurs, la lutte contre la fraude sociale a précisément un caractère social, car la fraude sociale menace l’assise de notre sécurité sociale, elle entrave le bon fonctionnement de notre marché du travail, elle crée une concurrence déloyale et elle coûte une fortune au contribuable. Nous fixons évidemment des priorités. Il est évident que la fraude sociale organisée dans le cadre du dumping est une priorité absolue.
A.É.: Quand on lit le plan, beaucoup de mesures concernent le croisement de fichiers permettant d’identifier des fraudes potentielles. Ne risque-t-on pas de tomber dans une approche comptable de la fraude sociale, froide et déconnectée du terrain?
B.T.: Des contrôles sur le terrain continueront évidemment toujours d’avoir lieu. Ces contrôles restent un aspect important de la lutte contre la fraude sociale. En effet, nous ne pouvons pas nous reposer entièrement sur la technologie. Le feed-back du terrain est essentiel. Nous engageons même des contrôleurs sociaux supplémentaires. Mais grâce aux évolutions technologiques, il est désormais possible d’aborder la lutte contre la fraude sociale avec plus d’efficacité. Aujourd’hui, l’exploration de données (datamining) et le couplage de données (datamatching) nous permettent de contrôler de manière plus ciblée. Les chiffres le montrent également. Les contrôles sont de plus en plus nombreux et le nombre de constatations augmente.
A.É.: En parallèle à cette politique de lutte contre la fraude, vous menez également une politique de fichiers avec la Banque carrefour de la Sécurité sociale (BCSS) pour que les bénéficiaires potentiels de droits sociaux jouissent effectivement et automatiquement de leurs droits. Le coût de cette mesure est-il estimé?
B.T.: Je soutiens le principe d’octroyer les allocations sociales automatiquement, mais cet aspect ne relève pas de mes compétences. (…) Ce système a en effet un impact budgétaire et il faut préalablement l’étudier en détail et le préparer. Mais un octroi et un arrêt automatiques auraient bien sûr un effet préventif plus efficace en matière de fraude que le système actuel, où nous versons souvent des allocations que nous tentons de récupérer ultérieurement.
A.É.: Concernant Famifed, son service «contrôle social» (23,8 équivalents temps pleins) va accueillir cinq renforts. Le service ‘fraude sociale’ (deux ETP) accueille un renfort. Pourquoi cet accent sur la fraude «allocations familiales»? Y a-t-il le constat d’un type de fraude organisée?
B.T.: Le droit aux allocations familiales est inconditionnel. Elles donnent aux parents un coup de pouce financier pour subvenir aux besoins de leurs enfants. Il est important de pouvoir garantir ce droit pour ceux qui peuvent y prétendre. C’est pourquoi il faut un contrôle strict. Il y a malheureusement des cas connus d’abus organisé et de fraude aux allocations familiales. Nous ne pouvons les accepter.
A.É.: En ce qui concerne les secteurs: autant aux hit-parades des secteurs frappés par la fraude on s’attend à retrouver l’horeca, la construction ou le nettoyage, autant le secteur de la «viande» fait office d’invité-surprise. Pourquoi renforcer l’attention sur ce secteur? (Pages 31-32.)
B.T.: Le secteur de la viande compte beaucoup de travail au noir, mais aussi de faux indépendants. Jusqu’à il y a peu, la concurrence allemande était rude, car elle n’appliquait pas de salaire minimum (contrairement à aujourd’hui). Par conséquent, certaines entreprises en Belgique appliquaient également des tarifs inférieurs aux prix du marché en utilisant des constructions frauduleuses. Je me réjouis que les partenaires sociaux eux-mêmes, employeurs et syndicats réunis, aient dégagé un avis unanime au début de l’année, dans lequel ils demandent d’appliquer au secteur de la viande l’enregistrement des présences qui existe dans le secteur de la construction. L’enregistrement des présences fournira aux services d’inspection des instruments supplémentaires pour lutter contre le dumping social.
A.É.: Vous mentionnez l’objectif de détecter les «profils à risque» d’assuré social. À quoi correspond ce profil à risques?
B.T.: Dans les entreprises, un «instantané social» est pris sur la base de données provenant de l’ONSS, du SPF Sécurité sociale, du SPF Finances et de l’Onem (projet OASIS). Des scénarios d’alerte définis au préalable déclenchent des «clignotants» (p. ex. un recrutement massif de salariés et beaucoup de chômage temporaire simultanément, une hausse du chiffre d’affaires, mais une réduction de personnel en même temps…). Par analogie, un «datamining de l’assuré social» structurel est mis sur pied à la BCSS. Toutes les institutions publiques de la sécurité sociale ont acquis de l’expertise au fil des années par leurs services d’inspection sur les allocations qui sont plus exposées à la fraude que d’autres (p. ex. les suppléments pour parents isolés).
A.É.: Concernant les assujettissements frauduleux à la sécurité sociale par le biais de créations d’entreprises fictives, vous dites que cette fraude atteint une ampleur jamais vue. À quel niveau sommes-nous?
Voici un aperçu pour les années 2012, 2013, 2014 et 2015 (trois premiers mois).
Année |
Nombre de matricules supprimés |
Nombre de NISS supprimés |
Montants en cotisations annulés |
2012 |
146 |
499 |
1.770.000 euros |
2013 |
208 |
655 |
2.350.000 euros |
2014 |
212 |
530 |
1.857.000 euros |
2015 (trois premiers mois) |
65 |
230 |
608.000 euros |
Les recettes éventuelles seront plutôt du côté des dépenses. Le flux d’allocations s’arrête et on peut procéder à une récupération. Plus tôt c’est détecté à l’ONSS, plus rapidement on peut procéder à une radiation et moins il faut récupérer dans le passé.
A.É.: Vous évoquez la lutte contre le reco
urs abusif aux stages en entreprises, avez-vous une idée de ce que ça représente aujourd’hui?
B.T.: C’est mon collègue Kris Peeters qui est compétent en la matière et il a inséré ce point dans le plan d’action pour la lutte contre la fraude sociale. Son service compétent «Contrôle des lois sociales» (CLS) est au fait de la tendance à la hausse des stages non rémunérés par les jeunes diplômés, surtout en Région de Bruxelles-Capitale. Ce n’est pas étonnant vu le chômage élevé parmi les jeunes dans cette région et vu l’afflux de jeunes diplômés provenant d’Espagne et du Portugal qui tentent leur chance sur notre marché du travail. Le CLS ne dispose pas de chiffres à cet égard actuellement.
A.É.: Peu de choses sur le statut d’artistes qui seront «évaluées et adaptées». Pouvez-vous expliquer comment cette évaluation va se dérouler et quand l’adaptation aura lieu?
B.T.: Cette matière relève de la compétence de mes collègues Maggie De Block et Kris Peeters. Je me permets donc de vous renvoyer vers eux. En substance, des personnes qui ne sont pas des artistes utilisent abusivement le régime existant (statut d’artiste) de manière régulière pour bénéficier d’allocations. Des adaptations ont été apportées à la législation dans le cadre de la loi portant des dispositions diverses, qui devrait entrer en vigueur avant le congé parlementaire.
A.É.: Votre plan a été pointé pour des questions de «lutte contre la domiciliation fictive». La mesure était annoncée depuis fin 2014. Par contre, le contrôle par surprise des chômeurs à leur domicile par les inspecteurs de l’Onem n’était pas mentionné dans votre plan (3.2. action 56). Pourquoi cette nouvelle mesure? Qu’est-ce qui motive cet ajout?
B.T.: En présence de soupçons graves d’abus – p. ex. lorsque la consommation d’énergie et d’eau déclenche des signaux d’alerte –, l’ONEM doit pouvoir effectuer des contrôles inopinés à domicile, notamment pour détecter la fraude au domicile. C’était impossible depuis 2000. Après une adaptation de la loi sociale de 1961, apportée par la ministre de l’époque Laurette Onkelinx (PS), les contrôleurs de l’Onem devaient informer le chômeur et organiser une audition au préalable. L’invitation devait être envoyée 10 jours avant. Le fraudeur avait donc tout le temps de faire disparaître ses traces. Au lieu de lutter contre le phénomène, cette mesure favorise justement la tricherie. L’année passée, l’Onem a constaté 10.566 cas de fraude au domicile. Lors de 21.970 contrôles, tout était en règle. L’année précédente, en 2013, 8.379 tricheurs ont été coincés et 23.995 personnes contrôlées ont déclaré correctement leur situation familiale. La fraude au domicile reste un problème tenace et j’espère pouvoir vite éradiquer complètement cette forme de fraude.
A.É.: L’intensification du contrôle des domiciles fictifs aurait permis selon vous, sous Crombé, de passer de 2.000 à 10.000 cas. Avec le contrôle par facture de gaz et l’électricité, vous visez combien de ‘cas’ de fraude pour 2015?
B.T.: Le nombre n’est pas si important. Je souhaite arrêter la fraude et, ce qui est important, l’éviter à l’avenir. J’attends un grand effet au début, qui va s’estomper les années suivantes, car nous dissuadons les fraudeurs. Les Pays-Bas ont pu détecter de cette manière environ 110.000 cas de fraude et y mettre un terme.
A.É.: Ces contrôles seraient «injustes et illégaux» selon certains acteurs sociaux…
B.T.: La lutte contre la fraude au domicile grâce au contrôle des données énergétiques fonctionne particulièrement bien aux Pays-Bas. Je veux faire en sorte qu’il soit également possible en Belgique que les entreprises de services publics transmettent systématiquement les données énergétiques (eau, gaz, électricité) anonymisées à la Banque carrefour de la Sécurité sociale, pour permettre à nos services d’inspection de mieux détecter la fraude au domicile. Une consommation anormalement haute ou basse peut servir de signal d’alerte pour un examen ultérieur. La consommation annuelle d’eau, par exemple, est sans le moindre doute l’indicateur le plus facile à utiliser en matière de fraude au domicile. En effet, toute personne consomme annuellement 40 à 50 m³ d’eau. Il est donc relativement aisé de déterminer un seuil et un plafond par personne. Dans les mois à venir, nous élaborerons des directives claires sur les contrôles des données énergétiques, dans le respect de la vie privée. En outre, rien ne légitime de mentir sur son adresse de domicile pour bénéficier d’une allocation plus élevée, a fortiori à l’égard des personnes qui peuvent effectivement prétendre à une allocation.
A.É.: Le plan se clôture par une estimation de 50 millions d’euros comme «rendement escompté». La presse n’a-t-elle pas évoqué 150 millions d’euros?
B.T.: Initialement, nous avions convenu 50 millions d’euros provenant de la lutte contre la fraude sociale. Soixante millions d’euros s’ajouteront en 2015 (décision prise lors du contrôle budgétaire). Par conséquent, les recettes de la lutte contre la fraude sociale seront multipliées par plus de deux, pour atteindre 110 millions d’euros.