L’arrêté royal de 2016 institue la réinsertion des travailleurs malades de moyenne et longue durée. Côté pile, il y a l’opportunité de reprendre sa carrière, voire de se réinventer, en dépit de la maladie. Côté face, il y a des trajets qui n’auraient de «réintégration» que le nom: dans sept cas sur dix, l’employé est déclaré inapte et finit quasi systématiquement par quitter l’entreprise. Premier bilan après trois ans d’«activation» des travailleurs malades.
Il y a des idées que les gouvernements se transmettent comme un bâton de course-relais.
Celle de donner un coup de pied dans la fourmilière des travailleurs malades avait déjà donné lieu à plusieurs mesures sous les gouvernements Verhofstadt II et Di Rupo. Elle sera finalement concrétisée sous le gouvernement Michel par la ministre de la Santé et des Affaires sociales, Maggie De Block, qui prendra en main son exécution.
L’arrêté royal du 28 octobre 2016, en application depuis le 1er décembre 2016, consacre donc les fameux «trajets de réintégration» pour travailleurs en incapacité de travail (à l’exception des accidentés du travail et victimes d’une maladie professionnelle). Un pas de plus vers l’État social actif: selon les prévisions de la ministre à l’époque, la mesure devait permettre à 10.000 travailleurs de se remettre au travail. Dans un contexte de montée en flèche du nombre d’incapacités (en 2015, leur coût pour l’État a, pour la première fois, dépassé celui des dépenses de chômage), cette «activation» des malades permettrait de générer, toujours selon les projections officielles, 122 millions d’euros d’économie.
Au total, plus de dix mille travailleurs auraient ainsi quitté leur lieu de travail, soit 70% des trajets entamés.
À ces prévisions optimistes s’est rapidement opposée une armée de boucliers, notamment levée par les syndicats et mutuelles au sein du Comité de gestion de l’Inami. Lesquels craignaient que cette mesure induise une vague de licenciements pour force majeure médicale au sein des entreprises. Car la réinsertion du travailleur n’est pas la seule issue possible à un trajet: outre les décisions A et B (reprise du travail, avec ou sans adaptation temporaire), le médecin du travail peut également diagnostiquer un travailleur inapte à reprendre son emploi, avec ou sans possibilité de travail adapté (décision C ou D). Ouvrant ainsi les vannes du C4 médical pour l’employeur.
Jusqu’à 60% de licenciements
En trois ans de mise en œuvre, les craintes de licenciements massifs se sont-elles avérées? Difficile, à première vue, d’y voir clair car il n’existe aucun chiffre officiel sur le sujet. L’Onem ne dispose pas de catégorie spéciale pour répertorier les travailleurs licenciés pour raison médicale. Quant aux services externes de prévention et de protection au travail (SEPP), ils n’ont pas d’obligation de tenir à l’œil ce qu’il advient d’un travailleur une fois son trajet de réintégration clos.
Au printemps 2019, la coupole des SEPP, Co-prev, a néanmoins rassemblé quelques chiffres utiles: le verdict d’une décision D (inaptitude totale) ponctue sept plans de réintégration sur dix en 2017, et six sur dix l’année suivante.
Le Groupe Idewe – l’un des principaux SEPP du pays, qui regroupe un quart des travailleurs belges et a conduit 15% du nombre total de trajets d’intégration en 2017 et 2018 – s’est quant à lui essayé à faire la lumière sur l’après-trajet de réintégration. Ses chiffres confirment les craintes syndicales: en 2018, 70% des travailleurs s’étant vu remettre une décision C ne sont plus dans l’entreprise. En cas de décision D, ce taux grimpe à 90%.
La nouvelle législation aurait même le mérite, selon les SEPP et l’Inami, de mieux baliser la procédure du C4 médical.
En extrapolant les données d’Idewe aux quinze mille trajets de réintégration entamés en 2017, on peut donc se faire une idée du nombre total de travailleurs ayant perdu (ou quitté) leur emploi: ils seraient respectivement 1.200 et 9.200 suite à des décisions C et D. Au total, plus de dix mille travailleurs auraient ainsi quitté leur lieu de travail, soit 70% des trajets entamés. Le même calcul appliqué aux 27.500 trajets conclus en 2018 suggère une légère baisse des départs: ils concernent 16.400 travailleurs, soit 60% des trajets.
Plus de 26.000 travailleurs à la porte en deux ans: une hécatombe? Il faut nuancer: les licenciements pour force majeure médicale ne datent pas d’hier et «il y a probablement une augmentation de leur nombre, mais certainement pas une explosion», glisse le directeur de Co-prev, Geert De Smet.
La nouvelle législation aurait même le mérite, selon les SEPP et l’Inami, de mieux baliser la procédure du C4 médical. «Auparavant, il existait plusieurs types d’examens médicaux pour les travailleurs exposés à des risques au travail, au cours desquels le médecin du travail pouvait déclarer un travailleur inapte. Ce qui pouvait ensuite être utilisé par l’employeur pour le licencier. Désormais, il doit obligatoirement passer par un trajet de réintégration avant d’invoquer la raison médicale d’un licenciement. La procédure est plus formelle et homogène», poursuit Geert De Smet.
Autres vices cachés
La mesure souffre toutefois, selon la CSC, de plusieurs défauts de fabrication: «Ça s’appelle une réintégration, mais dans les faits sept travailleurs sur dix en moyenne quittent l’entreprise», dénonce Laurent Lorthioir, collaborateur santé et bien-être au travail du syndicat chrétien.
Plusieurs éléments sont mis en cause. Notamment le manque de concertation prévue entre employeur et employé au fil du processus. Quant aux délais de recours, accordés aux travailleurs qui se voient remettre une décision D par le médecin du travail, ils seraient anormalement courts: «Le travailleur – déjà malade, rappelons-le – a sept jours pour envoyer son recours. Si la personne n’est pas syndiquée et peu au fait de ses droits, c’est bien trop peu. Idem: si un plan de réintégration est proposé par son employeur, le travailleur n’a que cinq jours pour l’accepter ou le refuser…», poursuit Laurent Lorthioir.
Autre problème, plus large que l’arrêté royal de 2016: la législation belge crée de facto une inégalité entre travailleurs en bonne santé et travailleurs malades, puisqu’un licenciement pour force majeure médicale prive le licencié de toute indemnité de rupture.
Les syndicats ne s’opposent pourtant pas en bloc au principe de réinsertion des travailleurs. C’est que ces derniers peuvent aussi utiliser ce levier dans leur intérêt, notamment pour quitter un poste ou un environnement de travail jugé toxique. Ou, tout simplement, pour retrouver un niveau de rentrées financières suffisant – en moyenne, les indemnités versées par l’assurance-maladie après le septième mois d’incapacité oscillent entre 800 et 1.100 euros.
Ainsi, la première année, près de deux tiers des trajets de réintégration ont été activés par des travailleurs (ils peuvent en faire la demande dès leur premier jour d’incapacité). «Le problème, c’est qu’en approfondissant ces données au niveau qualitatif, on s’est rendu compte qu’il y avait beaucoup de travailleurs mal informés sur les risques qu’ils encouraient. À certains, les ressources humaines avaient même laissé sous-entendre qu’il s’agissait d’une obligation…», relate le collaborateur CSC. Comme son équivalent socialiste la FGTB, le syndicat chrétien a, depuis, mené plusieurs campagnes de sensibilisation. En 2018, la part de trajets de réintégration entamés à la demande des travailleurs est passée de 60 à 40%.
La réintégration: un leurre?
Le nombre global de trajets ne cesse, lui, d’augmenter. Il a quasi doublé entre 2017 et 2018, passant de 15.000 à 27.500. Conséquence, notamment, de l’élargissement de la mesure aux travailleurs en invalidité (malades depuis plus d’un an), dès 2018. L’an dernier, c’est apparemment l’augmentation des trajets demandés par les mutuelles qui aurait encore davantage fait gonfler les chiffres. «L’estimation pour 2019 est une augmentation de 10 à 15% par rapport à 2018, livre Geert De Smet. C’est surtout du côté des employeurs (ils peuvent exiger l’amorce d’un trajet dès quatre mois d’incapacité du travailleur, NDLR) et des mutualités que les demandes augmentent.»
Ces résultats ont de quoi satisfaire le cabinet de la ministre Maggie De Block, qui veut attirer l’attention sur l’aspect «réinsertion» de sa mesure. Il se félicite notamment d’avoir simplifié le système de réintégration à temps partiel des travailleurs pendant leur maladie. Entre 2014 et 2018, la Belgique a connu une augmentation de 65% environ du nombre de travailleurs en incapacité ayant partiellement repris le travail.
«C’est absolument inconcevable de mettre en place des mesures de réinsertion pour aboutir à des économies: la réinsertion des travailleurs, ça coûte de l’argent.» Philippe Vigneron, FGTB
Ces scénarios positifs ne sont toutefois pas équitablement distribués parmi les travailleurs. «On ne remet pas de la même façon au travail une personne à la jambe amputée qu’un travailleur en burn-out», lance Philippe Vigneron, expert santé au sein du service d’étude de la cellule bien-être à la FGTB, selon qui la procédure actuelle souffre d’un manque de nuances.
Il en va de même pour les différences intersectorielles: si, dans certains domaines, la multiplicité des tâches permet aisément de replacer un travailleur à un autre poste, ce n’est pas le cas, notamment, des secteurs du nettoyage et des titres-services, qui figurent en tête des secteurs les plus touchés par les décisions D.
Enfin, selon la durée de leur absence, les travailleurs n’ont pas les mêmes chances de reprendre le chemin du travail. «Après six semaines de maladie, on perd 30 à 40% des possibilités de réintégration, expose François Perl, directeur général du service des indemnités de l’Inami. Quand la demande émane du médecin-conseil, elle intervient en général après deux ou trois mois, c’est souvent déjà trop tard pour une réintégration. Quant à l’employeur qui reprend le dossier après quatre mois, il semble assez clair qu’il a probablement en tête de licencier…»
Alors quel est à ce jour l’intérêt économique de la mesure? Le cabinet de la ministre ne le dit pas. On peut toutefois remettre en question l’ouverture de la procédure aux travailleurs invalides, qui semble contredire l’objectif initial du gouvernement de faire passer des travailleurs du statut inactif (assurance-maladie) à celui d’actif (travail ou chômage) puisque les travailleurs invalides, s’ils sont licenciés, restent en effet sous le régime de l’assurance-maladie. Plus largement, la FGTB dénonce: «C’est absolument inconcevable de mettre en place des mesures de réinsertion pour aboutir à des économies: la réinsertion des travailleurs, ça coûte de l’argent (en adaptation de postes et d’horaires, etc.). La démarche de la ministre est inverse. Cette mesure n’aboutit qu’à un glissement de l’assurance-maladie vers le chômage.»