En Wallonie, une compagnie de transport recourt aux services de routiers originaires de Roumanie. Une situation qui génère certaines tensions avec les camionneurs du cru, même si elles restent contenues dans la mesure où les chauffeurs cohabitent peu. Les aires autoroutières, en revanche, semblent cristalliser une exaspération latente.
Lundi matin. Il est 4 heures. Sam insère sa «carte chauffeur» dans le tachygraphe. L’appareil électronique, intégré à tout véhicule de plus de 3,5 tonnes, enregistre ses temps de conduite et de repos. «Ici, ce sont les appartements des chauffeurs détachés, indique Sam le routier, le doigt pointé vers une bâtisse aménagée. Là-bas, il y a la maison du chef mécano. Il est de garde. Il est Roumain tout comme le chef d’équipe qui parle français. Lui, il est au bureau en permanence. Il est chargé de coordonner les détachés. On ne les voit jamais, sauf aux fêtes d’entreprise, mais ils ne parlent pas français. Tu essayes de communiquer avec eux, deux, trois fois avec les mains puis t’es vite fatigué. D’autant que, dans six mois, ils auront changé. S’ils sont bien entourés et qu’ils se débrouillent en français, ils peuvent couvrir le marché intérieur. Certains s’installent alors ici sous contrat belge comme mon pote Adam, mais c’est rare.»
«Les travailleurs sont engagés sous contrat roumain avec un fixe de 400 à 500 euros. Le reste est payé sous forme d’indemnités allant de 40 à 70 euros par jour», John Reynaert, FGTB
L’entreprise qui déploie ses installations à l’entour est située en Wallonie. Elle possède une flotte parmi les plus importantes de la région (+/- 600 camions). Active sur le marché du transport international, la compagnie détient également plusieurs filiales à l’étranger – en Roumanie notamment – d’où proviennent une partie de ses chauffeurs. Elle assure que «ses» routiers d’Europe de l’Est sont détachés «en toute légalité». Ils seraient logés sur son site afin d’éviter qu’ils «prestent» leur temps de repos hebdomadaire et obligatoire de 45 heures dans leur cabine, sur les parkings. Elle mentionne, enfin, le statut du travailleur détaché (défini par une directive européenne de 1996) permettant à l’employeur d’envoyer «son» salarié dans un autre État membre de l’Union européenne en vue d’y fournir un service à titre temporaire.
Cependant, ce dernier doit rester un temps limité (maximum deux ans) et il n’intègre pas le marché du travail belge. Il paye ses cotisations sociales dans son pays d’origine, tout en profitant des conditions de travail et de rémunération belges. Or, «soyons clairs, dans le transport, les règles du détachement ne sont pas respectées, explique John Reynaert, secrétaire fédéral adjoint au sein de l’Union belge du transport (UBT) de la FGTB. Les travailleurs sont engagés sous contrat roumain avec un fixe de 400 à 500 euros. Le reste est payé sous forme d’indemnités allant de 40 à 70 euros par jour. S’ils sont malades, ils ne perçoivent que le fixe.» Une situation qui les met en concurrence avec les chauffeurs belges, plus chers.
«Le salaire est devenu une variable d’ajustement»
Le coût salarial (6.000 euros mensuels brut pour un chauffeur belge selon la Fédération européenne des travailleurs du secteur du transport) est devenu une «variable d’ajustement», soutient Bertrand Merlevede, permanent régional CSC Transcom. D’après un rapport du Fonds social «Transport et Logistique», 6.000 camionneurs belges ont ainsi perdu leur emploi entre 2007 et 2016 (alors que la Fédération du patronat dénonce une pénurie de chauffeurs). «Peu à peu, les routiers belges sont dispatchés sur les ‘petits tours’ (les circuits moins intéressants au plan salarial, NDLR). Ils ont ainsi perdu jusqu’à 1.300 euros net par mois, car les chauffeurs sont payés à l’heure et aux indemnités.»
Sam, mal à l’aise, considère ses «pairs», dit-il, comme «les principales victimes du dumping social». «Mais ils sont aussi nos concurrents. Alors, comment faire?» Le patron? «Il nous écoute mais il persiste. J’ai deux enfants, un crédit, une maison. Je suis bientôt à la retraite. Je ne vais pas tout risquer pour un mec qui n’est pas plus protégé que moi et qui sera remplacé par un autre avec qui il va falloir tout recommencer. Ce n’est pas juste d’exiger de nous un tel sacrifice sans s’attaquer au structurel. J’suis pas kamikaze. Adam non plus.»
Mobiliser ? «C’est devenu la principale difficulté», Bertrand Merlevede, CSC Transcom
Adam, lui aussi embarrassé, souhaite la «même chose» que Sam, assure-t-il. «Mais nous n’avons pas les moyens d’exiger, reprend le routier d’origine roumaine. Or, tous les routiers ont des responsabilités. On transporte des choses qui valent beaucoup d’argent et qui pèsent des dizaines de tonnes. Alors pourquoi certains devraient-ils gagner plus que d’autres? Nous disons: à travail égal, salaire égal.» Sam acquiesce.
Faire masse pour changer cette situation. Mobiliser. «C’est devenu la principale difficulté, reconnaît Bertrand Merlevede, permanent CSC Transcom. On n’arrive peut-être plus à fédérer le secteur. C’est aussi notre faiblesse.» En cause: une division syndicale qui persiste et une certaine «désillusion». «Ces dernières années, on n’a obtenu que des petites choses, comme une augmentation des indemnités RGPT (remboursement des frais encourus par le personnel, à l’extérieur du siège de l’entreprise, mais propres à cette dernière, NDLR). Certains patrons ont toutefois récupéré cette augmentation en diminuant les heures de conduite quotidiennes des chauffeurs belges. Dès qu’on souhaite s’attaquer au structurel comme réviser la directive, en limitant la durée de détachement des travailleurs étrangers de six mois, ou retirer la proposition de directive sur les sociétés unipersonnelles (SUP), qui complique la lutte contre les ‘entreprises-boîtes aux lettres’ et le travail clandestin, on nous ignore délibérément.»
Or adopter une forme de rigidité est une stratégie politique risquée qui pousse à la radicalisation des modes d’action. Ce que dénoncent à présent les travailleurs, c’est une forme de maltraitance institutionnelle. «À partir de là, les barrières sautent, continue Bertrand Merlevede. Le dialogue social n’est pas rompu. Il y a beaucoup d’entreprises avec qui on discute. Mais il y en a beaucoup d’autres où règne l’omerta. On sent bien qu’un jour ce sera le drame de trop. Je ne sais pas combien de temps on va encore tenir nos gens. Nous avons déjà pas mal de délégués qui votent à l’extrême droite de l’échiquier politique et le phénomène ne fait que s’aggraver. Quand ça bougera, on se rendra compte de l’impossibilité de combler les brèches. Mais avec quels résultats? On l’oublie souvent, mais les possibilités de bien faire atterrir une grève sont rares.»
Les parkings, en première ligne
Dimanche 20 juin, sur une aire autoroutière de la E411, une centaine de semi-remorques s’agglutinent en rangs serrés. «Tu vois? Les chauffeurs prestent leur repos obligatoire de 45 heures dans leur cabine plutôt que chez eux», indique Sam. Le parking est engorgé au point d’acculer les routiers sur les bandes d’arrêt d’urgence.
Sam a largement documenté ces infractions pour la FGTB-UBT. La police de la route du Hainaut, outre ses contrôles de routine, organise également des opérations spéciales une fois par mois. Dans ce cadre, elle constate et verbalise (avec perceptions immédiates parfois) des entorses récurrentes aux temps de repos et de conduite, à la législation ADR (transport de marchandises dangereuses par route) et à l’arrimage. «Mais il y a 3.000 souris pour quatre chats et, en plus, l’amende, lorsque le chauffeur prend ses 45 heures de repos sur un parking par exemple (1.800 euros, NDLR), est toujours moins élevée que le gain généré par son ‘non-retour’ au dépôt», explique Philippe Dumortier, secrétaire FGTB-UBT (région Hainaut/Brabant wallon). Ils surveillent le fret, réduisent les kilomètres qui les séparent de leur prochaine destination et économisent le carburant.
Les parkings autoroutiers cristallisent une exaspération latente. Manque de sécurité, de places, de confort; magasins, sanitaires et restaurants trop chers; poubelles pleines à craquer, vols, altercations violentes avec des passeurs… La situation sur les parkings autoroutiers belges a ainsi fait l’objet de plusieurs livres noirs édités par la FGTB-UBT.
Les risques encourus par les travailleurs qui dénoncent ces pratiques sont considérables.
En 2016, le syndicat a constaté un taux d’occupation moyen – et record! – de 101,91%. «Résultat: 598 parkings sauvages et autant de situations dangereuses et explosives, défend le syndicat. Vous n’allez pas me faire croire que ces gens qui roulent avec des 45 tonnes et qui sont censés se reposer 45 heures dans ces conditions ne sont pas fatigués. D’autant que, concernant les sanitaires, les chauffeurs sont souvent confrontés à de mauvaises odeurs, des flaques d’eau sur le sol, des toilettes bouchées ou un manque de papier toilette.»
Les risques encourus par les travailleurs qui dénoncent ces pratiques sont considérables. En septembre, un chauffeur roumain a témoigné sur la chaîne publique flamande VRT. Il a été immédiatement «licencié». Résultat? Une «omerta» que relativise toutefois Philippe Dumortier. «On a de plus en plus de routiers qui nous contactent via Facebook notamment pour qu’on les aide discrètement.»
Face à l’ampleur de la fraude sociale, le secrétaire d’État compétent, Philippe De Backer (Open Vld), a enfin mandaté 49 inspecteurs supplémentaires (qui seront actifs à l’automne): 22 seront assignés à des contrôles antidumping social, 20 pour des statuts fictifs et sept spécifiquement à l’inspection de la sécurité sociale. À l’automne, le service comptera alors 1.200 inspecteurs. «La lutte contre la fraude sociale a permis de récolter des recettes records de près de 266 millions d’euros l’an dernier», a-t-il rappelé. Pour rappel, fin 2016, une centaine d’inspecteurs supplémentaires avaient déjà été engagés.