Même s’ils sont parfois très discutés, au travail, les « accommodements raisonnables » sont courants. Qu’entend-on par là ? Il s’agit de respecter la foi des personnes comme le veut la laïcité : sans agresser la majorité. Un travailleur social peut demander une pause pour prier à son travail, une communauté réclamer la construction d’un lieu de culte, des employés demander à manger halal ou kasher à la cantine, des fonctionnaires demander à porter un turban ou un hidjab. Des décisions seront prises et justifiées au regard des principes d’une démocratie laïque : respecter la liberté de croyance, ne pas imposer une religion à tous. Mais est-ce toujours suffisant ? De janvier 2012 à avril 2013, le Centre Bruxellois d’Action Interculturelle en collaboration avec le Cabinet Bouzar Expertises et le Centre interfédéral pour l’égalité des chances a proposé à une vingtaine de professionnels, de mener une « recherche action » sur la gestion de la diversité convictionnelle au travail. Cette recherche action a débouché sur la publication d’un livre, « Diversité convictionnelle. Comment l’appréhender, comment la gérer ? » (éd. Academia), qui s’inscrit comme un référentiel en Belgique. Entretien avec Patrick Charlier, directeur adjoint au Centre interfédéral pour l’égalité des chances, qui a apporté son expertise juridique pour cet ouvrage.
Dans le monde du travail, quelles formes prennent les revendications d’ordre convictionnel ?
Il est souvent question des signes ostentatoires. Mais notre recherche est singulièrement axé sur la question des pratiques. Il s’agit, la plupart du temps, d’aménagements horaires, de demandes de repas, de lieux de prière, voire de demandes de séparation hommes-femmes… Dans le monde du travail, la gestion de la diversité convictionnelle trouve peu de réponses politiques ou juridiques. Mais la proposition qui est faite, c’est de trouver des solutions à travers des consensus de terrain. Et plus spécifiquement, à travers ce que Dounia Bouzar appelle le « plus grand dénominateur commun ».
En quoi cela consiste-t-il ?
Si une question avec un fondement religieux arrive au sein d’une entreprise, il s’agit d’aller « à côté » des accommodements raisonnables. Et de trouver une réponse générale qui puisse bénéficier à l’ensemble des travailleurs. Cette réponse ne doit pas spécifiquement être à caractère religieux. D’ailleurs, le premier piège est justement de se demander si cette demande est fondée sur le plan de la doctrine religieuse. Est-ce qu’au nom de la conviction, il est absolument nécessaire de prier cinq fois, de ne pas travailler le jour du shabbat, etc ? Beaucoup d’entreprises se tournent vers un imam ou un rabbin. Mais ce n’est pas à eux de donner une réponse sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire sur un lieu de travail. Même si les intentions sont bonnes, c’est une manière de « communautariser » les choses. Au risque de tomber dans des impasses. Il faut réfléchir de manière plus large. Et donc, élargir la norme pour que chacun puisse s’y retrouver. Par exemple, s’il y a un menu, il suffit d’indiquer la composition des aliments. Sans les assigner à une identité religieuse. Car pour finir, c’est une question de « bien-être » des travailleurs.
Il existe pourtant un cadre juridique…
Oui, mais il n’apporte pas de réponses. Il ne faut pas espérer que la Convention européenne des Droits de l’homme, la Constitution, les directives européennes ou la loi anti-discrimination offrent une réponse claire à des questions précises. Elles offrent un cadre à l’intérieur duquel différents choix sont possibles. De même, la jurisprudence ne fixe que des limites à l’intérieur desquelles différentes options sont possibles. Le véritable enjeu pour les organisations, c’est de pouvoir créer un espace de confiance suffisant pour mettre les choses en débat, sans tabou, sans être qualifié de raciste, d’islamophobe, de bouffeur de curé ou de laïque radical. Une autorisation ou une interdiction complète ne sont pas la solution.
Pourtant, le nouveau ministre de la Fonction publique, Steven Vandeput (N-VA), a annoncé qu’il allait interdire le port de signes convictionnels pour les fonctionnaires fédéraux en contact avec le public.
Cette proposition figure dans l’accord de gouvernement. Pour la fonction publique, elle se justifie par un certain devoir de neutralité. Cette interdiction est légitime pour du personnel en contact avec le public ou pour des fonctions de direction. Mais elle doit s’appliquer à tous les signes (religieux, philosophiques, politiques), et pas seulement au foulard. Par ailleurs, si elle ne s’applique qu’aux fonctionnaires en contact direct avec le public, cela signifie en creux que tous les autres sont autorisés à porter des signes. Si la législation va dans ce sens-là, elle va offrir plus de libertés aux personnes qui sont soumises à des mesures d’interdiction actuellement. Enfin, s’il faut réglementer, autant le faire au plus haut niveau législatif afin d’éviter, justement, de laisser les administrations fédérales faire ce qu’elles veulent. Car aujourd’hui, les pratiques diffèrent d’un SPF à l’autre. Mais ce qui nous préoccupe davantage, c’est que ce débat a tendance à déborder : de plus en plus d’entreprises privées et de biens et services font appel à la neutralité. Or, il n’y a aucune raison d’invoquer la neutralité dans un club de fitness ou dans n’importe quel taxi.