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Travail en prison: les ETA inquiètes

Si la problématique n’est pas neuve, le travail en prison concurrence les entreprises de travail adapté (ETA). Pourtant, en ce qui concerne tant des ETA que la régie du travail pénitentiaire, le mot d’ordre est à plus de collaboration à l’avenir.

La prison de Leuze-en-Hainaut concurrence-t-elle le secteur ETA de la région? Une évidence pour Patrick Godart, responsable d’une ETA à Enghien.

Si la problématique n’est pas neuve, le travail en prison concurrence les entreprises de travail adapté (ETA). Pourtant, en ce qui concerne tant des ETA que de la régie du travail pénitentiaire, le mot d’ordre est à plus de collaboration à l’avenir.

Patrick Godart est dans le secteur des ETA depuis 25 ans. À Enghien, il dirige 80 personnes. La concurrence avec les prisons, il la vit de plein fouet. Deux prisons, celles d’Ittre et de Leuze-en-Hainaut, se trouvent à une quarantaine de kilomètres de son entreprise. «J’ai perdu des clients», reconnaît-il. Principale raison: une question de prix, étant donné que le coût du travail des personnes handicapées est trois fois plus élevé que celui des détenus. «Il ne faut pas se leurrer. C’est la conséquence d’une logique économique. Tout le monde essaie de trouver le moins cher possible. Les prisons offrent des remises de prix importantes: eux, c’est 4 à 5 euros de l’heure, tandis que nous, c’est 14 à 15 euros. Je ne sais pas concurrencer cela.»
Certains clients vont et viennent, faisant leur «shopping», entre l’ETA et les prisons. «Quand il n’y a pas d’impératif de temps, ils font travailler les prisons, mais quand il s’agit de délais plus courts, ils viennent chez nous.»

Cette situation de concurrence n’a pas toujours existé. «En quelques années, le travail en prison s’est profondément professionnalisé. Comme la régie du travail pénitentiaire manque de travail à offrir aux détenus, elle est dans une logique de démarchage intensive.» Outre la perte de marchés, Patrick Godart reconnaît que la dimension sociale de son entreprise est compromise. «Les travailleurs les plus faibles, ceux les plus touchés par le handicap, sont les premières victimes de cette concurrence. On doit s’en séparer, malheureusement. Les petits travaux, ceux qui leur sont le plus accessibles, sont les plus menacés dans ce contexte.»

Concurrence ou collaboration?

À 125 km d’Enghien, une autre ETA: les ateliers Jean Del’Cour. Située à Grâce-Hollogne, l’entreprise subit la concurrence de la prison de Lantin. En avril dernier, elle avait réussi avec d’autres entreprises de travail adapté de la région à faire annuler un événement, organisé par la régie du travail pénitentiaire, devant réunir entre 150 à 200 patrons au sein de la prison. Plusieurs mois plus tard, Dany Drion, directeur général des ateliers Jean Del’Cour, constate que l’approche des prisons et les prix qu’elles pratiquent restent une concurrence déloyale. «La régie pénitentiaire prospecte largement dans la région, y compris auprès de clients des ETA. Nous avons des problèmes pour trouver du travail à un certain nombre de handicapés qui travaillent chez nous. Pourtant, prisons comme ETA, notre objectif est commun, celui d’insérer sur le marché de l’emploi des personnes en difficulté. Nous devrions davantage travailler ensemble», explique Dany Drion.

Collaborer, c’était tout l’objectif de la convention, signée en 2011, entre les ETA et la régie du travail pénitentiaire. Avec pour mot d’ordre: l’intégration et la réinsertion par le travail. La convention stipulait que les trois fédérations d’ETA du pays et les prisons s’engageaient à la transparence et à l’information concernant les marchés occupés. De part et d’autre, en cas de présomption de concurrence, la collaboration pouvait aller jusqu’à une adaptation tarifaire ou même un refus de marché.

«Nous n’avons pas le sentiment que la situation préoccupe particulièrement le ministre de la Justice.» Dominique Nothomb, présidente de l’EWETA

Malheureusement, cette convention a été dénoncée et cassée juridiquement par un client de la régie du travail pénitentiaire. Depuis, prisons et entreprises de travail adapté se trouvent toujours en concurrence sur les mêmes marchés. Le 25 novembre 2015, le ministre wallon de l’Action sociale, Maxime Prévot, interpellait Koen Geens, ministre de la Justice, sur les pistes à envisager pour qu’ETA et prisons puissent cohabiter dans une saine concurrence. Fin février de cette année, chacun marquait son accord sur l’organisation d’une réunion entre la régie du travail pénitentiaire et la Fédération des entreprises de travail adapté. Mais les différents mouvements de grève dans les prisons en mai et en juin derniers n’ont pas permis d’organiser cette rencontre.

Pour Dominique Nothomb, présidente de l’Entente wallonne des entreprises de travail adapté (EWETA), cette situation n’a que trop duré, surtout dans un contexte où un tiers des ETA rencontrent des difficultés financières importantes en Wallonie. «Nous n’avons pas le sentiment que la situation préoccupe particulièrement le ministre de la Justice. Nous souhaitons qu’en 2017, il y ait une analyse réelle de la situation et surtout des propositions pour sortir de cette impasse. Ce que nous aimerions, c’est que l’esprit de la convention soit respecté avec des balises claires. On doit assainir la situation pour favoriser la mission sociale tant des ETA que des prisons.»

Pression des clients

Car sur le terrain, cette concurrence n’est plus tenable pour les ETA et leurs travailleurs. «Certains de nos clients, mais pas tous, font du shopping, ce qui vise à faire baisser les prix. C’est là la difficulté: certains clients, même s’ils ne sont pas sollicités par la régie pénitentiaire, essaient de faire jouer la concurrence entre nous. Nous avons perdu des marchés et cela pose une réelle difficulté, étant donné qu’au niveau des ETA, plus de 90% des travailleurs sont en CDI. On essaie de mener à bien notre rôle social, et le mieux possible, mais, dans certains cas, cela apparaît de plus en plus difficile.» C’est principalement sur les marchés de l’emballage et du conditionnement que la concurrence est la plus vive, la plus forte avec les prisons. «Ce qui importe pour nous, c’est qu’on puisse continuer à mettre au travail les personnes lourdement handicapées. Si on perd ces marchés, on risque de ne plus en être capables.»

Aux yeux de Dominique Nothomb, le vrai problème concerne la différence de statuts entre travailleurs: «Un détenu n’a pas de couverture sociale. Il reçoit pour son travail une gratification d’un ou deux euros l’heure. En ce qui nous concerne, il n’est pas question de brader les conditions de travail de nos employés», prévient-elle.

«Nous avons des pressions de clients pour revoir les tarifs à la baisse.» Jean-Marc Boumal, directeur francophone de la régie du travail pénitentiaire

De son côté, Jean-Marc Boumal, directeur francophone de la régie du travail pénitentiaire, rappelle que le dialogue existe avec les ETA. «On essaie de travailler dans l’esprit de cette convention et on ne démarche pas les clients des ETA. Parfois, des entreprises viennent vers nous. À notre niveau, si on sait que le client est aussi client d’une ETA, on essaie que le client reste au sein de celle-ci.»

S’il est vrai que la différence de statut est réelle entre un détenu mis au travail et un travailleur d’une ETA, le directeur de la régie estime que le but du travail en prison est avant tout social. «En cela, même si on a un public différent, nos objectifs sont communs avec les ETA, poursuit Jean-Marc Boumal. Nous avons des pressions de clients pour revoir les tarifs à la baisse. Cela dit, depuis 2011 et la mise en place d’une réelle démarche commerciale de notre part, nous avons revu nos tarifs à la hausse: les entrepreneurs paient aujourd’hui entre 5 à 6 euros le tarif horaire contre 3 euros il y a cinq ans.»

Même si l’objectif de la régie pénitentiaire est de fournir davantage de travail aux détenus et d’attirer de nouveaux clients, Jean-Marc Boumal reconnaît qu’en 2016, le travail en prison a diminué. «Nous ne nous croulons pas sous le travail. Nous sommes même plutôt en phase de décroissance dans les prisons francophones. Seulement 600 détenus travaillent dans les prisons de Wallonie et de Bruxelles. Par rapport aux 55 ETA wallonnes, on ne pèse rien.»

«Entreprises de travail adapté: des dispositifs… et des sous?», Alter Échos n°381, 5 mai 2014, Julien Winkel.

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste

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