Le travail en prison rapporte près de trois millions d’euros par an. Une petite affaire qui ne connaît presque pas la crise. Derrière la possibilité de donner une chance aux détenus pour se réinsérer, certains de ses détracteurs y voient l’exploitation pure et simple d’une main-d’œuvre énorme payée de façon indécente.
«Quand vous travaillez, vous ne pensez plus à rien et vous oubliez que vous êtes un détenu. Cela vous occupe et c’est mieux que de rester sans rien faire en cellule à tuer le temps et à se sentir mal», témoigne un détenu de la prison de Mons. Un témoignage qui reflète cette réalité mal connue du travail en prison. Outre un moyen d’occupation, le travail est pour un détenu une occasion d’améliorer son quotidien, en gagnant un peu d’argent pour cantiner. Plusieurs possibilités s’offrent aux 5.000 détenus au travail, parmi le réseau des 33 ateliers de la Régie du travail pénitentiaire. Celle-ci a réparti son offre de services en quatre piliers distincts: le travail en atelier pour des entreprises, le travail en atelier pour la Régie, les formations qualifiantes et le travail domestique.
Dans le premier cas, qui concerne 1.700 détenus, le travail en production est fourni par des entreprises qui installent leur atelier au sein de la prison. Découpe de planches, emballage, montage de composants électroniques… Les tâches sont souvent mécaniques et répétitives. Dans le second cas, ils sont entre 300 et 400 détenus à travailler pour le compte de la Régie. Les emplois vont de la boulangerie à la couture, en passant par la menuiserie ou la forge, le tout pour faire fonctionner les différentes prisons du pays, en leur fournissant mobilier, vêtements et aliments. Une quinzaine de formations professionnelles sont aussi proposées aux détenus. Environ 400 détenus sont actuellement en formation. Quant aux travaux domestiques comme la buanderie et la cuisine, ils occupent 1.900 détenus.
Les détenus sont rémunérés en moyenne entre 0,62 euro à 2,40 euros de l’heure, en fonction du travail effectué, de sa technicité et de sa pénibilité. Avec des salaires mensuels qui peuvent aller jusqu’à 450 euros.
La Régie demande aux entreprises un prix supérieur au coût de la rémunération reçue par le détenu, notamment pour compenser l’exploitation de l’atelier et l’utilisation du matériel. Ce prix s’élève de 5 à 8 euros de l’heure. «En moyenne, 40% de ce prix revient aux détenus», explique Jean-Marc Boumal de la Régie du travail pénitentiaire. Côté bénéfices, le travail en prison rapporte environ trois millions d’euros par an. «C’est une marge stable d’année en année. De celle-ci, 500.000 euros sont réinvestis dans la formation et 1.000.000 d’euros dans l’achat de matériel pour l’aménagement des établissements.»
Pour Jean-Marc Boumal, l’objectif premier du travail en prison est la réinsertion. «En gagnant de l’argent, le détenu peut réparer son préjudice par le biais de l’indemnisation de ses victimes, il peut aussi faire des achats à la cantine de la prison.» Enfin, dans le contexte de la surpopulation carcérale, le travail dans les ateliers contribuerait, selon la Régie, à ce que l’ambiance au sein de la prison soit plus sereine.
«Devis gratuits et tarifs concurrentiels»
Depuis trois ans, le travail en prison s’est considérablement professionnalisé. Dorénavant, tout est centralisé au niveau de la Régie du travail pénitentiaire, qui tente de démarcher un maximum d’entrepreneurs et de répartir le plus efficacement possible les commandes entre les différents établissements pénitentiaires, en répondant aux besoins de ses clients.
Une course à la rentabilité assumée? Autant le dire, ce «dumping carcéral» fait grincer des dents: le travail carcéral ferait de l’ombre aux entreprises de travail adapté ainsi qu’à certains indépendants. Un petit tour sur le site Internet de la Régie a de quoi donner le vertige tant l’offre de services proposés en prison est importante. Parmi les arguments avancés par la Régie, la réinsertion pour les détenus est loin d’être une priorité. «Main-d’œuvre disponible, nombreuse et rapidement mobilisable», «possibilité de répondre à des demandes urgentes dans des délais courts», «devis gratuits et tarifs concurrentiels»… Tels sont les «atouts» du travail en prison mis en avant par la Régie qui ne se cache nullement à ce sujet.
«On cherche du travail en continu, et ce n’est pas simple. Trouver des entrepreneurs pour 5, 10 ou 20 détenus, c’est devenu difficile. On essaie de mettre en avant nos atouts pour permettre aux détenus de travailler. On essaie de nouveaux métiers comme le scanning et le call-center pour attirer d’autres clients. Sans conteste, la crise est passée par là… Mais le travail en prison pour les entreprises reste aussi un sujet tabou à cause de l’image peu reluisante qu’il véhicule», continue Jean-Marc Boumal.
Une image peu reluisante, sans doute parce que le travail carcéral n’est encadré par aucun contrat de travail. Aucune obligation de rémunération minimale, aucune indemnité en cas de licenciement, de maladie ou d’accident du travail n’est prévue pour les détenus qui travaillent. Difficile donc pour une entreprise de faire sa «publicité» là-dessus.
Seule la société Sodexo a bien voulu répondre à nos questions. À Marche, l’entreprise travaille dans la prison inaugurée l’an dernier avec une trentaine de détenus pour les tâches domestiques (cuisine, buanderie…) «Ils sont très demandeurs et certains patientent même sur une liste d’attente», explique Anne Rogier, porte-parole. Outre un revenu financier, ce travail leur permet, selon la société, de sortir de leur cellule, et leur donne une ouverture sur quelque chose qu’ils ne connaissent pas. «Le fait d’être formé et de recevoir un diplôme va les aider pour la suite, tout comme le fait d’acquérir une expérience dans un métier.» Pas question donc, revendique Sodexo, de profiter d’une main-d’œuvre nombreuse et bon marché. «Ce qui nous préoccupe, c’est de livrer des services de qualité et de participer au bien-être des détenus et du personnel. À Marche, le but est vraiment d’aider les détenus à se réinsérer dans la société, pas de profiter d’eux. Les premiers détenus arrivés à Marche ont directement dit qu’ils mangeaient mieux là qu’ailleurs. C’est notre raison d’être, tout comme le jour où le premier détenu aura retrouvé un travail grâce à notre formation.»
Du côté du monde associatif, en marge des discours officiels, on craint pourtant l’évolution actuelle du travail en prison, tournée d’abord vers la rentabilité et la recherche de nouveaux clients. La Ligue des droits de l’homme a interrogé de nombreux détenus pour connaître tant leur profil, la manière dont ils avaient accédé ou non à un travail, que leurs motivations ou leurs attentes… L’analyse doit se poursuivre en vue d’une présentation ce 11 octobre. Néanmoins, des premières tendances, on peut déjà affirmer que les détenus ne choisissent pas le travail qu’ils font. «Ils vont là où il y a de la place et là où on veut bien les mettre. Au niveau de l’attente pour accéder au travail, elle est souvent de plus de trois mois, mais parfois c’est beaucoup plus longtemps», observe-t-on à la Ligue. Globalement, le vécu d’un détenu par rapport au travail peut être totalement différent de celui d’un autre. «Tout dépend de la prison, des ateliers, du type de travail, des qualifications des détenus.»
Loin d’être un moteur vers la réinsertion, le travail en prison serait aussi, de l’aveu de la Ligue, avant tout occupationnel. «La Régie assume assez bien cette situation qui, dans la pratique, se rapproche plus d’une logique sécuritaire sous-jacente à la prison que d’une logique de réinsertion évoquée dans les textes de lois ou les discours politiques. Selon la Régie, les détenus mis au travail sont des détenus plus calmes, plus sûrs, plus sereins.»
Quant à parler de business carcéral, la Ligue reste prudente. «Par exemple, la concurrence exercée par le travail carcéral à l’égard des ateliers protégés est à relativiser dans la mesure où, en 2011, dans les mêmes secteurs, il y avait seulement 1.700 détenus pour 17.000 travailleurs d’ateliers protégés, même si c’est vrai que la Régie est capable d’offrir des tarifs difficiles à contrer.»
Ce qui contrarie davantage par contre, c’est ce réel tabou quant aux noms des entreprises qui collaborent avec la Régie. «Dès qu’on demande des noms à la Régie, on vous dit que c’est confidentiel. Ce manque de transparence est le reflet d’un malaise très dérangeant puisque c’est la Régie qui signe les contrats. Dans la même optique, le flou qui règne sur l’affectation des bénéfices dégagés par le travail des détenus auprès d’entreprises externes dérange.»
Enfin, et surtout selon la LDH, il ne faut pas perdre de vue que c’est l’État lui-même qui met au travail bon nombre de détenus. «Il ne cherche ici visiblement pas tant à ‘faire du business’ qu’à réduire ses coûts au minimum, en justifiant cette attitude par le coût moyen que représente une journée de détention, environ 117 euros.»
Visite au centre pénitentiaire de Marneffe. Fonctionnant en régime ouvert, le centre met un maximum de ses détenus au travail.
C’est un atelier de menuiserie comme il en existe partout. Chaque jour, 14 détenus y travaillent. Les commandes ne manquent pas: elles viennent soit directement de la Régie du travail pénitentiaire, pour composer le mobilier des cellules, soit d’entreprises. Au fond de l’atelier, une immense pile de dizaines de lits pour le centre d’internés de Gand doit partir dans quelques jours. Et ce n’est qu’une commande parmi d’autres pour cet atelier ouvert il y a six ans…
À Marneffe, chaque détenu peut travailler dans différents domaines techniques. Outre la menuiserie, on retrouve une forge où des détenus construisent par exemple… des barreaux de prison. D’autres détenus exploitent les 40 hectares du centre pénitentiaire, en cultivant les terres agricoles, en entretenant le parc et les bois aux alentours, en réparant du matériel ou en s’occupant du potager. Enfin, à côté des travaux domestiques comme la cuisine ou la buanderie, les détenus peuvent effectuer d’autres travaux plus ponctuels en fonction des commandes, comme le démontage de palettes. À côté de cela, le centre pénitentiaire propose aussi de nombreuses formations qualifiantes, accompagnées de stages, en horticulture, maçonnerie, soudure ou encore en gestion, le tout en essayant de répondre aux attentes des détenus.
Ici, près de 90% des 140 détenus sont mis au travail ou suivent une formation. «Dans le profil des détenus, on retrouve tous les types de condamnation, tous les âges, tous les milieux possibles. Certains ont déjà travaillé, d’autres jamais…», explique Sandrine Dodemont, directrice du centre pénitentiaire. L’objectif affiché de la directrice est d’occuper tous les détenus, mais ce n’est pas toujours possible. «Tout dépend des commandes que nous recevons. Avec la crise, ce n’est pas toujours simple de trouver des entrepreneurs.»
Désormais, tout est centralisé à la Régie du travail pénitentiaire. Un changement qui a du bon et du moins bon, selon la directrice. «Cela permet de travailler avec plus de professionnalisme et de rigueur que par le passé, en tenant compte des réalités des différentes prisons», admet Sandrine Dodemont. Tout en mettant en avant la volonté réelle de la Régie d’obtenir davantage de rentabilité. «Ce qui impose aux détenus, comme aux agents, de travailler à un rythme plus soutenu, et ce, parfois au détriment de l’apprentissage d’un métier par le détenu. La Régie oublie parfois que ce n’est pas simple de mettre des détenus au travail, surtout pour ceux qui n’ont connu le travail qu’en prison.»
En ce qui concerne les chances de réinsertion socioprofessionnelle, elles sont réelles, selon la directrice, même si encore trop limitées. «On essaie d’offrir aux détenus la possibilité de sortir avec un maximum de bagage. Bien évidemment, postuler quand vous avez un casier judiciaire, c’est un handicap énorme…» Le travail serait, pour Sandrine Dodemont, un lieu privilégié pour le détenu lui permettant de créer de nouveaux liens et même de nouer des relations professionnelles. «Lors de stages, certains détenus arrivent à décrocher une formation, voire un contrat avec des employeurs qui veulent leur donner une chance après leur libération.»
Les Femmes prévoyantes socialistes ont dressé un état des lieux sur la situation des femmes détenues en Belgique. Les femmes sont minoritaires en prison; elles ne représentent qu’entre 2 et 5% de la population carcérale. À l’intérieur des prisons, le contexte est beaucoup plus défavorable à l’emploi pour les femmes. En cause, l’égalité d’accès, tant entre les femmes et les hommes qu’entre les femmes avec et sans enfants.
L’étude des FPS pointe notamment les conditions de travail de la prison pour femmes de Berkendael (Forest). Sur les 95 détenues que compte la prison, la moitié environ travaillent dans les deux ateliers de la prison. Le premier emploie un maximum de 25 personnes, tandis que l’autre occupe 10 personnes. Il s’agit principalement de petits travaux manuels (montage de tringles de rideaux, assemblage de cahiers à spirale, etc.). Comme c’est le cas dans les autres prisons, le travail est fourni soit par la Régie du travail pénitentiaire, soit via des contacts directs avec des entreprises locales. La prison de Berkendael propose également aux femmes des tâches liées à sa propre intendance: préparation des paquets pour les nouvelles entrantes, nettoyage des parties communes et des bureaux, blanchisserie, coiffure ou encore la cuisine pour les détenues et le personnel. Il existe aussi des formations, mais comme celles-ci se déroulent en journée, les détenues au travail n’y ont pas accès, rappelle l’étude.
Selon Marie Mornard, la directrice de la prison de Berkendael, les détenues aiment travailler, car cela leur permet d’avoir de l’argent pour cantiner et indemniser les victimes. Être au travail leur permet aussi surtout d’avoir de l’expérience professionnelle en vue de leur réinsertion. Les rémunérations s’élèvent à environ 1 euro/heure. Comme l’indique l’étude, il arrive que le volume de travail ne soit pas suffisant. Dans ce cas, les détenues ne sont pas nécessairement appelées à travailler tous les jours, d’où certaines frustrations. Il y a d’ailleurs une liste d’attente pour accéder au travail en prison. Par ailleurs, comme l’indique cette analyse, face aux opportunités professionnelles, la fonction maternelle des détenues avec enfants est davantage valorisée que le travail.
Pour la directrice de la prison, il n’y a pas de volonté de proposer aux détenues des activités ou des formations considérées comme «féminines». Selon elle, les contraintes de la détention imposeraient d’elles-mêmes le caractère minutieux du travail. Ce n’est pas l’avis d’autres observateurs qui constatent que les hommes se voient offrir des formations plus professionnalisantes, comme la menuiserie ou la maçonnerie, alors que les tâches effectuées par les détenues seraient trop stéréotypées.
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