Stéphanie dirige une équipe qui s’occupe de bien-être dans une entreprise. Autant le dire, la crise sanitaire et, à travers elle, le télétravail obligé et contraint ont modifié son métier. «Puisque mon travail est de veiller au bien-être au travail de mes collègues, ma charge de travail a évidemment explosé avec le Covid et le confinement. C’est un défi intéressant, mais je suis très fatiguée et j’ai beaucoup de mal à placer la limite entre ma vie privée et ma vie professionnelle», nous racontait-elle («Télétravail: les nouveaux ‘Temps modernes’?», AÉ 494, juin 2021). Sa position est paradoxale puisqu’elle passe son temps à donner des conseils à ses collègues, à leur dire qu’ils doivent décrocher, ne pas faire d’heures supplémentaires. Mais Stéphanie fait, elle, l’inverse. «Parce que la charge de travail ne diminue pas et que ce travail doit être fait. C’est paradoxal pour une équipe dont la mission est de veiller au bien-être des travailleurs. Ce n’est pas que je ne veuille pas appliquer à moi-même les conseils que je donne. C’est juste que je ne peux pas par manque de temps.»
Effacement des normes temporelles
Si, à la base, le télétravail est volontaire et réversible, il est parti pour durer. S’il concernait près de 15% de salariés avant la crise, plus de la moitié des employés veulent continuer à travailler en partie à domicile et beaucoup d’entreprises n’y sont plus opposées. Elles ont vu les avantages de ce télétravail obligatoire, et le risque est de considérer cette réalité comme établie, sans négocier quoi que ce soit. «Le télétravail ‘en mode Covid’ a mené à une intensification du travail et, très probablement, même si le bilan n’est pas encore fait, à une augmentation du temps de travail. Les temps épargnés par les déplacements ont été mobilisés pour le travail. Intensification aussi parce qu’il y a moins de pauses, de convivialité… Cette virtualisation du travail, et la mise entre parenthèses des rapports sociaux liés au travail, a mené à cette intensification», explique Esteban Martinez, professeur à l’ULB.
C’est l’un des effets pervers du télétravail. «Il y a une accentuation d’une tendance qui était déjà marquée, même en dehors des pratiques de télétravail, à savoir celle qui consiste à considérer la durée du temps de travail comme un temps forfaitaire. C’était déjà le cas pour bon nombre de cadres. Cette tendance s’est désormais généralisée à de nombreux employés…», renchérit Esteban Martinez, qui fait du sujet un enjeu pour l’avenir, et à tous les points de vue: conciliation avec la vie privée, risque de sur-travail, enjeu salarial… «Que signifierait dans ce contexte d’effacement des normes temporelles une revendication pour une réduction collective du temps de travail?», s’interroge-t-il.
Semaine de quatre jours
La réduction du temps de travail justement, Alter Échos s’était penché sur le sujet à plusieurs reprises. L’idée de passer à une semaine de quatre jours ne date pas d’hier. Elle est vieille comme la lutte sociale. «Cela remonte à Karl Marx, souligne Bruno Van der Linden, professeur à l’UCLouvain («Travailler quatre jours par semaine, c’est trop dur?», AÉ 488, novembre 2020). Il y a un enjeu idéologique très fort du côté des syndicats et des partis de gauche. Ils ont cette perspective qui est de dire qu’une baisse du temps de travail est souhaitable. Et cela a déjà pu se faire dans une large mesure.» Repos dominical, journée de huit heures, semaine de cinq jours, réduction générale du temps de travail à 38 heures semaine, la liste des réductions collectives de travail acquises depuis un siècle est effectivement longue. Pourtant, depuis quelques années, elles ont laissé la place à des mesures permettant à chacun de réduire son temps de travail, mais individuellement cette fois. Plus surprenant, la Belgique dispose depuis les années 2000 d’un arsenal législatif permettant de combiner réduction collective du temps de travail en deçà de 38 heures et semaine de quatre jours, dans le secteur privé. Si un employeur consent à faire passer ses travailleurs en dessous de 35 heures, il bénéficie de 400 euros de réduction de cotisations sociales ONSS par travailleur concerné et par trimestre pendant quatre ans. Mieux: s’il combine cela avec un passage à la semaine de quatre jours, il obtiendra 1.000 euros de réduction de cotisation par travailleur concerné et par trimestre pendant un an, avant de retomber à 400 euros.
Pourtant, le succès n’est pas au rendez-vous. Qu’est-ce qui cloche? «Keynes avait prévu qu’à la fin du XXe siècle, on travaillerait 15 heures par semaine grâce aux gains de productivité. Par contre, il n’avait pas prévu la hausse de l’envie de consommation. Ça me surprend, mais aujourd’hui les gens préfèrent travailler plus, gagner plus et consommer plus», argumente Étienne de Callataÿ, économiste en chef d’Orcadia Asset Management. Face à cette semaine de quatre jours, ce dernier, comme Bruno Van der Linden, sans enterrer l’idée, met en garde contre les effets possiblement induits de la mesure: hausse du coût de la main-d’œuvre, difficulté à trouver des personnes suffisamment formées lorsque de nouveaux emplois auront été créés via la semaine des quatre jours.
Sur le carreau
S’il ne faut pas «fragiliser» le marché de l’emploi, force est de constater que la crise sanitaire a fragilisé, elle, les populations les plus précaires. «Il y a eu peu de personnes aux emplois stables qui ont été licenciés, nous expliquait Valérie Vander Stricht, économiste spécialisée dans l’analyse du marché du travail à l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (Iweps). Pour le moment, la hausse du taux de chômage que nous connaissons est davantage liée à l’impossibilité pour des personnes sans emploi d’entrer – ou d’entrer à nouveau – sur le marché par manque d’offres.» («Sous le taux de chômage, des situations inquiétantes», AÉ 492, avril 2021.) Les plus touchés par la crise sont donc les personnes en situation précaire et aux emplois peu stables (intérim ou en fin de contrat) et notamment les jeunes. («La complainte des jeunes travailleurs perdus», AÉ 492, avril 2021.)
Pour expliquer cette situation, il y a bien sûr la raréfaction des offres d’emploi, de stages, l’absence de formations qui rendent la sortie à l’emploi moins évidente. Mais un autre phénomène joue: souvent porteurs de contrats précaires, les jeunes sont ceux qui «sautent» les premiers en cas de crise. À Bruxelles, ce sont les salariés de moins de 25 ans qui ont été le plus mis en chômage temporaire en 2020 lors des périodes de confinement «dur». En 2021, le secrétariat social SD Worx notait également que, durant la crise du coronavirus, «les jeunes de moins de 25 ans ont été en moyenne 40% du temps en plus en chômage temporaire que la moyenne des Belges».
Pour certains, cette crise vient surtout souligner la précarité – préexistante – des jeunes sur le marché de l’emploi. Une précarité qui ne devrait pas s’améliorer: chez Actiris, Romain Adam, porte-parole, craint ainsi une «concurrence» future entre les jeunes demandeurs d’emploi et les travailleurs plus expérimentés qui auront perdu leur emploi suite à la crise.