Alter Échos: Quels sont les défis qui traversent actuellement le travail social auprès des émigrés? Peut-on dire que les travailleurs sociaux sont démunis?
Claire Bivort: Les politiques migratoires actuelles ne favorisent pas l’intégration, ou du moins la possibilité de s’installer dans le pays d’accueil et de s’y créer une nouvelle vie. Elles mettent aussi pas mal de barrières, d’autant plus qu’elles incitent à des parcours plus longs, plus difficiles. Les travailleurs sociaux doivent donc faire face à des personnes en plus grande souffrance. En même temps, ils sont eux-mêmes pris dans toutes ces représentations des «étrangers» qui traversent la société actuellement. Comme tout le monde, ils ont des préjugés vis-à-vis des personnes qui migrent en Belgique, mais c’est aussi un public qui peut susciter différentes émotions fortes… Surinvestissement, désolation, mais aussi un fort sentiment d’impuissance.
Emmanuel Bury: Effectivement, les travailleurs sont démunis puisqu’ils se retrouvent face à des personnes pour qui aucune solution, si ce n’est un retour au pays, n’est envisageable. Ils sont tout aussi démunis de voir sur le terrain que tant de droits sont bafoués, notamment de la part des politiques, alors que, durant leur formation, on met en avant la défense des droits humains et sociaux. Cela peut être compliqué à gérer. Ils peuvent perdre du sens dans le travail. Il y a une dissonance aussi entre leurs valeurs personnelles et celles portées par leur institution. Cette souffrance des travailleurs, la perte de sens à laquelle ils font face, n’est que peu entendue par les employeurs qui doivent, à l’instar d’entreprises du secteur marchand, être «rentables», faire du chiffre pour obtenir/maintenir leurs subsides. Tout cela au détriment de la relation humaine. C’est ce qui ressort des témoignages. Certains disent qu’ils ont mal à leur travail social. Et cela peut, mais ce n’est pas la seule explication ni le seul facteur, expliquer le taux de rotation important qui existe parmi les travailleurs de première ligne.
Alter Échos: Les travailleurs sociaux doivent s’adapter à toutes les situations rencontrées, et rapidement. Est-ce que cette adaptabilité peut aussi conduire à une forme de souffrance, avec des répercussions pour le travailleur comme pour le migrant?
C.B.: Il y a en effet des exigences de rapidité: désormais, dès que les personnes obtiennent un statut, elles disposent de deux mois pour quitter le centre, mais c’est au détriment de la réalité de terrain où trouver un logement est extrêmement compliqué surtout quand on est ressortissant étranger, dépendant du CPAS. Pour le regroupement familial, il faut disposer d’un emploi, avec un revenu… Il y a énormément de pression sur les épaules des migrants eux-mêmes, mais aussi sur les travailleurs de CPAS avec des exigences impossibles ou difficilement atteignables. De plus, avec ce public en particulier, la mise en confiance entre le bénéficiaire et le travailleur social prend du temps, car il peut y avoir des barrières culturelles, chacun venant avec des a priori… Pour qu’ils puissent se déconstruire, il faut pouvoir prendre la personne dans sa singularité et s’appuyer sur ses acquis et sur ce qu’elle peut elle-même apporter au sein de la société.
Cette souffrance des travailleurs, la perte de sens à laquelle ils font face, n’est que peu entendue par les employeurs qui doivent, à l’instar d’entreprises du secteur marchand, être «rentables», faire du chiffre pour obtenir/maintenir leurs subsides. Tout cela au détriment de la relation humaine.
Emmanuel Bury
E.B.: Je peux illustrer cette évolution par des retours de terrain de certains collègues de première ligne de différents centres régionaux d’intégration, au niveau du parcours d’intégration (qui comprend le suivi de cours de français, d’une formation à la citoyenneté et d’heures d’insertion socioprofessionnelle). Au début de ce parcours, il y a un bilan social qui est réalisé. Dans ma pratique, il y a six ans, on le faisait en une heure trente avec des interprètes sur place, où il y avait la relation humaine, désormais, on le fait en 30 ou en 45 minutes, avec un interprète en vidéoconférence. Malgré ce tableau assez noir, il y a des moyens financiers qui sont mis sur la table par la Wallonie dans le cadre de ce parcours, pour soutenir les centres régionaux d’intégration ou les différents services d’accompagnement psychosocial des personnes étrangères et d’origine étrangère, mais également le SeTIS wallon (service d’interprétariat social), etc. Par ailleurs, il y a aussi le sentiment de faire du «deux poids, deux mesures» par rapport à ce public en demande d’asile et les personnes issues d’Ukraine, notamment, pour lesquelles on a activé la protection temporaire, une directive européenne. C’est vrai que, dans les échanges que nous avons pu avoir avec les travailleurs, il y a une frustration par rapport à deux manières de traiter des personnes qui fuient la guerre, avec un traitement beaucoup plus avantageux pour les personnes issues d’Ukraine que pour les personnes qui fuient la guerre au Proche-Orient ou ailleurs. C’est difficilement justifiable pour les travailleurs, car ils sont confrontés à une mise en concurrence entre personnes étrangères en fonction de leur pays de provenance, de leur origine, situation qui renforce les préjugés parce que les migrants ne sont pas tous sur le même pied d’égalité, en fonction de leur nationalité.
Alter Échos: Vous revenez abondamment sur la question de la santé mentale dans le recueil. Outre l’expérience de l’exil, la crise de l’accueil impacte considérablement la santé mentale des personnes qui migrent en Belgique. Quelles en sont les conséquences pour ces personnes et les répercussions pour l’accompagnement?
E.B.: Pour comprendre la manière dont la crise de l’accueil peut impacter ces personnes en termes de santé mentale, il suffit de se mettre à leur place. Il y a des milliers de personnes qui demandent l’asile en Belgique et qui se retrouvent à la rue, alors qu’il y a une obligation légale de l’État belge de fournir un hébergement, un accès aux soins, un accompagnement sociojuridique… Ces personnes se retrouvent à la rue, dans des squats, dans des structures d’urgence peu adaptées… Ils doivent faire des recours devant l’État belge pour avoir une place. Malgré les milliers de décisions de justice au niveau national et européen qui ordonnent à l’État belge et à Fedasil de les accueillir, et, malgré des astreintes qui s’élèvent à 37 millions d’euros, le gouvernement ne remplit toujours pas ses obligations. Ces personnes se voient inscrites sur une liste d’attente et se trouvent dans une situation inhumaine, dégradante et indigne pendant des mois avant de pouvoir accéder au réseau d’accueil. C’est d’une violence incroyable pour un public qui est invisibilisé et quasi impuissant. En effet, c’est plus compliqué pour ces gens de faire valoir leurs droits – et de manière générale de se faire entendre – que pour n’importe quelle autre personne.
Il y a énormément de pression sur les épaules des migrants eux-mêmes, mais aussi sur les travailleurs de CPAS avec des exigences impossibles ou difficilement atteignables. De plus, avec ce public en particulier, la mise en confiance entre le bénéficiaire et le travailleur social prend du temps, car il peut y avoir des barrières culturelles, chacun venant avec des a priori…
Claire Bivort
C.B.: Pour prolonger le propos, les travailleurs sociaux sont face à des situations plus complexes, face à des personnes qui peuvent décompenser dans les bureaux d’un CPAS. Pour cause, il y a un profond manque de reconnaissance collective des vécus des migrants actuellement. On leur nie en quelque sorte les souffrances qu’ils ont vécues durant l’exil. Or, s’il y avait une reconnaissance collective, sociétale, plus importante, ces personnes pourraient aller plus facilement au-delà de leur trauma. Le fait de les broyer, cela les plonge dans des problèmes de santé mentale plus chroniques. Les situations sont complexes parce que les routes migratoires sont plus difficiles, ce qui amène à plus de vécus traumatiques, l’obtention du statut de réfugié est long, les interviews au Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides sont très intrusives, difficiles à gérer psychologiquement, et puis, ils font face à des discours, portés par des politiques, sur la représentation des migrants qui ne sont pas à leur avantage… Dès lors, quand il s’agit de s’insérer dans la société, sur le marché de l’emploi, ils sont face à des préjugés qui demandent à être contextualisés. Par ailleurs, on constate aussi que c’est parfois au moment où il y a de nouveau de la sécurité, où on vient de trouver un logement, un statut, voire un emploi, que les problèmes de santé mentale explosent. Parce que les personnes ne sont plus dans la survie, tous leurs traumatismes remontent à la surface. C’est dans ces moments de crise que les professionnels doivent être particulièrement présents autour de ces personnes, pour que cela ne leur fasse pas perdre leur logement, leur emploi…
Alter Échos: En conclusion, vous appelez à un accompagnement empreint d’empathie et d’humanité. Comment, justement, le retrouver?
E.B.: Pour améliorer la prise en charge, il n’y a pas 36 solutions: c’est notamment dégager des moyens humains et financiers. En octobre dernier, le gouvernement fédéral s’est engagé à ouvrir 3.000 places. Or, cela n’a toujours pas été fait. Il a également donné son accord pour que le budget fédéral 2024 octroie 150 millions € supplémentaires à la gestion de l’asile. Mais j’ai bien peur que ça ne soit pas suffisant. Puis, ce qu’il faut surtout, c’est une vision sur le long terme. Malheureusement, de gouvernement en gouvernement, on fonctionne toujours sur une logique que je définis comme une «politique du robinet»: on ferme des places, on en ouvre en urgence ensuite dans des conditions difficiles… Ce manque de vision à long terme s’illustre aussi au niveau de la politique d’intégration wallonne. De 2014 à 2024, il y a eu quatre décrets différents (le dernier doit paraître prochainement). Hélas, les politiques, et l’accompagnement qui en découle, sont constamment revues et modifiées en fonction des partis politiques qui sont au pouvoir.
Par ailleurs, il y a aussi le sentiment de faire du «deux poids, deux mesures» par rapport à ce public en demande d’asile et les personnes issues d’Ukraine, notamment, pour lesquelles on a activé la protection temporaire, une directive européenne.
Emmanuel Bury
C.B.: Dans le livre, on insiste beaucoup sur cette nécessité de se recentrer sur la relation, et en tant que travailleur, même s’il y a des obligations d’efficacité et de résultat, d’essayer de voir l’importance que la relation peut apporter. Malgré les difficultés, il faut aussi redonner de l’espoir aux personnes qu’on accompagne et croire avec elles en leur valeur et leur place dans la société. Il existe déjà des outils qui peuvent être mobilisés ou améliorés par les travailleurs eux-mêmes afin de répondre aux besoins de la personne, quitte à parfois aller au combat vis-à-vis de son institution. Cela demande d’avoir des alliés, un réseau, aussi en dehors de son institution; manière de se renforcer entre travailleurs, mais aussi d’être un peu plus acteurs de l’accompagnement des personnes migrantes, et ce, dans une logique où les personnes migrantes seraient elles aussi plus actrices de cet accompagnement et de leur avenir en Belgique.
De l’exil à l’avenir – Recueil d’expertises et témoignages de terrain, Fédération des CPAS, 2023, disponible en ligne : https://www.uvcw.be/publications/120