Y a-t-il des travailleurs précaires en Belgique ? Si la réponse à cette question est « oui », dresser les contours du phénomène à coup d’indicateurschiffrés, comme c’est régulièrement le cas, semble plus compliqué qu’il n’y paraît.
Quand on parle de travail précaire, plusieurs indicateurs concernant des « catégories à risque » sont souvent cités en guise de repères,comme le taux de risque de pauvreté, la quantité de travailleurs intérimaires, à temps partiel ou ne disposant que d’un emploi temporaire. Mais ceux-ci ne semblent pastoujours satisfaisants et permettent parfois une lecture différente selon le point de vue que l’on adopte. « Le contrat à durée indéterminée, parexemple, n’est plus une protection contre la précarité, explique Bernard Conter, attaché scientifique à l’Iweps1 (Institut wallon de l’évaluation, de la prospectiveet de la statistique). Il existe ainsi des secteurs où la plupart des contrats sont à durée indéterminée mais où le turn-over est énorme. Il fautdistinguer stabilité de l’emploi et bien-être. On peut avoir des emplois « durables » et très mal payés. »
« Quelques indicateurs »
– En Belgique, le taux de risque de pauvreté (travailleurs pauvres) est passé de 4,8 % en 2008 à 4,5 % en 2010. En Allemagne, ce taux était de 7,2 % en 2010.Pour l’ensemble de l’Union européenne, il était de 8,5 % (Source : Eurostat).
– La quantité de travailleurs à temps partiel est passée de 647 198 travailleurs sur 3 313 549 (19,53 %) en 1999 à 1 019 579 sur 3 828 187 (26,63 %) en2011 (source : enquête sur les forces de travail 1999 et 2011).
– Parmi les salariés, le nombre d’emplois temporaires est passé de 329 755 sur 3 346 414 (9,85 %) en 1999 à 346 377 sur 3 864 380 (8,96 %) en 2011 (source :enquête sur les forces de travail 1999 et 2011).
– Le nombre d’heures prestées par des intérimaires est passé de 159,1 millions en 2005 à 176 millions en 2011. Notons toutefois que ce chiffre a connu de fortesvariations à la baisse entre 2001 et 2003, et 2008 et 2009 (source : Federgon).
Plus important encore, ces indicateurs ne répondent pas, pris isolément, à la question de savoir ce qu’est un travailleur précaire ou un travail précaire. Onpeut bien sûr penser qu’un travail à durée déterminée a plus de chances de mener à la précarité, mais est-ce suffisant ? Pour Bernard Conter, ilfaut replacer la précarité dans son contexte : « Il convient de ne pas s’arrêter au nom d’un contrat ou à sa durée. Qu’est ce qui est mieux ? Uncontrat de deux ans dans le Danemark des années nonante ou un contrat à durée indéterminée dans la Grèce d’aujourd’hui ? »
Tout est relatif ?
Autre point de questionnement : la fiabilité des chiffres. « Une diminution de 0,3 % n’est pas significative, il y a des marges d’erreur dont on ne parle pas »,souligne Bernard Conter à propos du taux de risque de pauvreté. Un taux au sujet duquel on peut d’ailleurs se poser d’autres questions. Sile O’Dorchai, maître de conférenceà l’ULB et chercheuse au Dulbea2 (département d’économie appliquée de l’Université libre de Bruxelles) a mené, en compagnie d’autres professeurset de quatre chercheurs, une recherche consacrée au genre et au revenu. Le revenu y est envisagé de manière individuelle, ce qui change la donne.
En effet, le taux de risque de pauvreté donné par Eurostat est défini comme « le pourcentage de personnes appartenant à un ménage dont le revenuéquivalent adulte disponible est inférieur à 60 % du revenu équivalent médian national ». Il est question ici de ménages. L’étude deSile O’Dorchai, quant à elle, a choisi de s’intéresser à la « dépendance financière », ou « taux de risque de pauvretéindividuel », qui concerne les personnes dont le revenu net individuel est inférieur à 60 % du revenu médian individuel. « Là où Eurostatenvisage le ménage, nous envisageons l’individuel », simplifie notre interlocutrice. Et dans ce cadre, les chiffres sont impressionnants : si comparé au taux de risque depauvreté d’Eurostat en Belgique (de 4,8 % en 2010), le « taux de risque de pauvreté individuel » des hommes est de 11 %, ce qui est équivaut àplus du double, celui des femmes grimpe à 36 % ! Une différence considérable. « Ce résultat montre que, pour ce qui touche aux chiffres, l’impact du choixméthodologique que l’on fait est énorme », conclut Sile O’Dorchai.
Le temps partiel, un indicateur tout de même
Il existe cependant un type d’indicateur qui semble faire l’unanimité : le temps partiel, dont la proportion a fortement augmenté ces dernières années. Le CPAS de Namura récemment publié une note concernant les personnes au travail, mais qui bénéficient partiellement du revenu d’intégration (ou de l’aide équivalente) pour« compléter » un salaire trop bas3. Et les chiffres concernant ces travailleurs pauvres sont clairs : 76 % d’entre eux travaillent à temps partiel.« Ce pourcentage indique que s’il est bien sûr important d’insister sur la notion de salaire minimum, on ne propose néanmoins plus à l’heure actuelle que des tempspartiel aux personnes en bas de l’échelle des revenus », explique Philippe Defeyt, président du CPAS de Namur4.
S’il est en effet parfois souhaité par le travailleur pour certaines raisons, ce type de contrat serait toutefois le plus souvent subi, même de manière inconsciente.« Il est clair qu’il y a une réflexion à avoir sur le caractère volontaire du temps partiel, note Bernard Conter. Certains contrats à temps partiel,considérés comme volontaires, sont en fait ce que l’on appelle des « préférences adaptatives ». On prend un temps partiel parce que l’on n’a pas d’autres choix pour desraisons d’organisation. »
Dans ce contexte, ce sont le plus souvent les femmes qui souffriraient de ce type de situation, elles qui se voient souvent obligées de prendre un temps partiel pour s’occuper des enfantslorsque les places en crèche, notamment, viennent à manquer. Moins payées que les hommes suite aux inégalités de salaire persistantes dans certains domaines, cesont souvent elles qui, après un « calcul rationnel », choisissent en effet de moins travailler.
Le genre constitue donc une autre variante de réflexion. Pour Sile O’Dorchai, le temps partiel a un effet particulièrement nocif sur le risque de pauvreté des femmes.« La réalité du temps partiel des femmes est différente de celle des hommes.
Les hommes prennent un temps partiel pour le combiner avec des études ou pourprendre une retraite progressive. Pour les femmes, il s’agit de s’occuper des enfants. Je pense que, pour elles, on peut rarement parler d’un temps partiel « choisi » », souligne-t-elle.Plus morcelées, grevées par les horaires « atypiques » de beaucoup de temps partiels (qui les empêchent aussi parfois de prendre un second emploi), lescarrières des femmes leur donnent donc accès à une pension moindre et à une situation plus précaire en cas de séparation.
Important, le ménage ?
Outre le temps partiel, c’est plus globalement une combinaison de facteurs qui, pour beaucoup d’intervenants, peut amener un travailleur à la précarité. Dans ce cas, etcontrairement à l’option prise par Sile O’Dorchai et ses collègues dans leur étude, ils sont nombreux à insister sur la notion de ménage. « On peut avoirun revenu important à titre personnel, mais se trouver dans un ménage qui, pris dans son ensemble, se trouve sous le seuil de pauvreté. Et l’inverse est égalementpossible », explique Sophie Galand, du Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale5.
Autre caractéristique des travailleurs précaires : l’alternance des statuts. « Beaucoup de gens alternent des petits boulots, le chômage, un passage au CPAS »,explique Sophie Galand. Le passage par un emploi fragile (intérim, titres-services) ou « subsidié » (APE, PTP, Article 60, etc.) est également citécomme un facteur de précarité, notamment par Sile O’Dorchai en ce qui concerne les emplois subsidiés. « Une fois que le travailleur n’entre plus dans les conditionspour obtenir l’aide, son employeur est souvent tenté de s’en séparer pour prendre une autre personne qui peut encore en bénéficier », observe-t-elle. Une autreétape dans la valse des statuts…
Face à cette multiplicité de réflexions, le président du CPAS de Namur émet une remarque plus générale : « Si l’on veut prendre lasituation dans son ensemble, on peut dire que c’est en bas de l’échelle des revenus que la situation devient de plus en plus compliquée. » Des bas revenus qui ont de plus enplus de mal à améliorer leur situation, ce qui pour Sophie Galand met à mal le mythe de l’« emploi libérateur ». « Nous travaillonsbeaucoup, à ce propos, sur la notion d’emploi de qualité, explique-t-elle. Nous avons d’ailleurs élaboré une définition qui stipule qu’un emploi de qualitédoit procurer un revenu digne et permettre à la personne de se projeter, elle et sa famille, dans l’avenir. » Un avenir qui s’annonce sombre ? Si tous nos interlocuteurs soulignentles effets encore à venir de la crise sur l’emploi, ils insistent également sur le bon comportement de la Belgique par rapport aux autres pays européens. « Notre tauxde contrat à durée déterminée est inférieur au reste de l’Europe et le taux de risque de pauvreté est également assez bas. Malgré les attaques,notre système social est correct. Il n’y a pas encore de mini-jobs à cinq euros de l’heure comme en Allemagne », conclut le président du CPAS namurois.
1. Iweps :
– adresse : route de Louvain-la-Neuve, 2 à 5001 Belgrade
– tél. : 081 46 84 11
– courriel : info@iweps.be
– site : www.iweps.be
2. Dulbea :
– adresse : av. F.D. Roosevelt, 50 à 1050 Bruxelles
– tél. : 02 650 41 25
– site : www.dulbea.org
3. Le CPAS compense la différence pour arriver à ce que l’on appelle le « taux ménage », qui s’élève à 1047 euros parménage.
4. CPAS de Namur :
– adresse : rue de Dave, 165 à 5100 Namur
– tél. : 081 33 70 11
– site : www.cpasnamur.be
5. Service de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale :
– adresse : rue Royale, 138 à 1000 Bruxelles
– tél. : 02 212 31 73
– courriel : luttepauvrete@cntr.be
– site : www.luttepauvrete.be