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Emploi

Travailleurs handicapés : des quotas pour rien ?

Employer des travailleurs handicapés ? Toutes les administrations du pays sont censées le faire. Des quotas ont même été fixés. Problème : personne – ou presque – ne les respecte…

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Employer des travailleurs handicapés? Toutes les administrations du pays sont censées le faire. Des quotas ont même été fixés. Problème: personne – ou presque – ne les respecte…

Il fait franchement chaud au quatrième étage de la maison communale d’Auderghem. Attablées dans un bureau, deux employées fixent, à travers une baie vitrée, de gros nuages qui s’amoncellent à l’horizon. Elles préfèrent l’anonymat et se faire les porte-parole de la commune. Il faut dire que le sujet évoqué est sensible: il s’agit de l’emploi des personnes handicapées.

Depuis plusieurs années, les différents niveaux de pouvoir belges se sont dotés de textes législatifs invitant leurs administrations à accueillir des quotas de travailleurs handicapés. 3% pour le fédéral, 2,5% en Région wallonne, etc. (voir encadré). Problème: la plupart de ces mêmes administrations peinent à remplir leur contrat. À la commune d’Auderghem, un petit malaise est d’ailleurs palpable. Pourtant, l’entité n’a rien à se reprocher. Avec 2,99% de travailleurs handicapés, elle est l’une des trois communes bruxelloises à avoir atteint le quota de 2,5% fixé par une ordonnance de 2017. D’autres s’en tirent moins bien, d’après un rapport publié par «Bruxelles pouvoirs locaux». Forest atteint péniblement la barre des 0,39%. Ganshoren plafonne à 0,47%. Alors que Saint-Gilles joue les lanternes rouges avec 0,11%… «J’ai été étonnée en apprenant que nous nous en sortions aussi bien par rapport aux autres, lâche l’une des deux employées. Parce qu’identifier ces travailleurs handicapés parmi nos collègues n’a pas été évident. Nous avons dû chercher.»

«Avant, lorsque je demandais aux communes de me communiquer leur taux d’emploi de personnes handicapées, elles esquivaient la question.» Serge de Patoul

Si Auderghem a «dû chercher», ce n’est pas parce que la commune n’emploie pas de personnes handicapées. Mais bien parce que celles-ci ne sont pas tenues de faire connaître leur handicap à leurs employeurs. Et qu’elles ne sont donc pas toujours facilement identifiables. Conséquence: le nombre de travailleurs handicapés au sein des administrations serait régulièrement sous-estimé. Le législateur ne s’y est d’ailleurs pas trompé: à part au niveau fédéral, aucun des textes fixant des objectifs chiffrés en termes d’emploi de personnes handicapées ne prévoit de sanctions en cas de non-respect de ceux-ci. Les quotas ne seraient-ils donc qu’un leurre?

Des quotas presque jamais respectés…

Outre les communes, tous les niveaux de pouvoir prévoient des quotas de personnes handicapées.

  • Fédéral: quota de 3%. En 2017, la fonction publique fédérale atteignait 1,37%;
  • Région de Bruxelles-Capitale: le service public régional doit atteindre 2%. Il est actuellement à 1,17%;
  • Cocof: 5%. Aucune évaluation n’a encore été réalisée. Un rapport sur le handistreaming du parlement de la Cocof daté du 18 avril 2019 fait cependant état d’un taux de 4,4%;
  • Communauté française: 2,5%. En 2018, le taux atteint s’élevait à 1,45%;
  • Région wallonne: 2,5%. La liste des différentes administrations est longue. Soulignons que 86% des communes wallonnes atteignent l’objectif et que le taux dans le service public de Wallonie et les OIP est de 2,96%;
  • En Flandre, un quota est fixé par chaque ministre pour son administration.

Difficile reconnaissance de handicap 

Si les communes sont aujourd’hui obligées de rendre des comptes, elles le doivent à Serge de Patoul (DéFi). Ancien député au parlement bruxellois, il est à l’origine de l’ordonnance de 2017. «Avant, lorsque je demandais aux communes de me communiquer leur taux d’emploi de personnes handicapées, elles esquivaient la question», se souvient-il. Aujourd’hui, plus moyen de se cacher: l’ordonnance a mené à la réalisation du rapport de Bruxelles pouvoirs locaux. Un document qui permet, d’après Serge de Patoul, de disposer «d’un tableau clair de la situation».

Ce tableau existe également à d’autres niveaux de pouvoir. Au fédéral, la Commission d’accompagnement pour le recrutement de personnes avec un handicap dans la fonction publique fédérale (CARPH) remet annuellement un rapport au gouvernement. En Région wallonne, c’est l’Aviq (Agence wallonne pour une qualité de vie) qui est chargée de mener un état des lieux tous les deux ans. Les autres niveaux de pouvoir prévoient également une évaluation.

En lisant leurs rapports, un détail frappe: à l’exception de la Région wallonne et de ses communes, tous les niveaux de pouvoir francophones sont dans le rouge. Et c’est à nouveau le problème de l’identification des travailleurs handicapés qui refait surface. Afin d’effectuer ce travail, certaines sources sont accessibles aux administrations. La médecine du travail en est une. Le fait de savoir si un travailleur sort de l’enseignement spécialisé en est une autre. Par contre aucun travailleur n’est contraint de signaler qu’il bénéficie d’une reconnaissance de handicap, que ce soit de l’Aviq ou de Phare, le service pour les personnes handicapées de la Cocof. «Certains employeurs nous ont déjà appelés afin d’obtenir cette information, que nous ne pouvons pas leur communiquer par respect de la vie privée», confirme Alain Thirion, conseiller-chef de service chez Phare.

À l’exception de la Région wallonne, tous les niveaux de pouvoir francophones sont dans le rouge.

Dans un contexte de mise en place de quotas, cette situation «reste un gros souci», constate Émilie Desmet, présidente de la CARPH. Les problèmes ne s’arrêtent d’ailleurs pas là. Pour Mélina Vanden Borre, qui a réalisé le rapport de Bruxelles pouvoirs locaux, les performances des administrations peuvent aussi varier selon la manière dont elles ont effectué les comptages. «L’ordonnance précise différents critères de reconnaissance du handicapNDLR : certificats d’organismes reconnus, diplôme de l’enseignement spécialisé…et certaines communes se sont limitées aux attestations d’organismes officiels. Dès lors, le nombre de personnes en situation de handicap employées a pu être sous-évalué.» À Forest, on note ainsi que la commune n’a fait que recenser les personnes ayant déclaré une reconnaissance de handicap. «La personne qui a fait le travail n’était pas au courant des autres critères repris dans l’ordonnance», souligne Mariam El Hamidine (Écolo-Groen), échevine des Affaires sociales.

Mélina Vanden Borre souligne également que «des communes ont encouragé leurs travailleurs en situation de handicap à se déclarer auprès du service RH». À Auderghem, c’est la direction des ressources humaines qui a identifié les personnes pouvant être dans les conditions. Il a fallu ensuite faire preuve de tact… «J’ai été leur demander si elles bénéficiaient d’une reconnaissance, explique l’une des deux travailleuses. J’étais dans mes petits souliers, d’autant plus qu’il fallait que nous remettions des pièces justificatives à Bruxelles pouvoirs locaux.»

Outre ces difficultés, la commune d’Auderghem fait également état de problèmes de recrutement. «Soit on recrute la personne parce qu’elle est porteuse de handicap, dans l’idée de satisfaire au quota. Mais ce n’est tout même pas super. Soit on cherche à engager quelqu’un pour ses compétences, que la personne ait un handicap ou non. Et là nous sommes confrontés à un problème de manque de candidats porteurs de handicap».

«Je pense que beaucoup de communes ne s’attendaient pas à ce que leurs chiffres soient si bas.» Grégory Rase, échevin à Ganshoren

Marie-Laure Jonet, directrice de Diversicom, une asbl travaillant à l’insertion de personnes handicapées en milieu professionnel «sur la base de leurs compétences», considère que cette situation n’a rien d’étonnant. Enseignement, formation, recrutement: l’ensemble de ces étapes du parcours vers l’emploi reste difficilement accessible aux personnes handicapées. «Les employeurs se retrouvent en bout de ligne», constate-t-elle. Et la directrice de plaider pour le handistreaming, qui a pour objectif d’intégrer une dimension handicap dans tous les domaines de la politique.

Pour Serge de Patoul, ces arguments constituent «de fausses excuses». Un sentiment que l’on retrouve aussi peu ou prou à la Febrap, la fédération bruxelloise des entreprises de travail adapté (ETA). Le fait que les ETA s’intéressent à ce dossier n’a rien d’étonnant. La plupart des niveaux de pouvoir prévoient que les administrations puissent remplir une partie de leurs quotas en passant par des marchés avec les ETA. Une piste peu utilisée jusqu’ici, en tout cas par les communes. Et un sacré manque à gagner pour les ETA… «Nous pouvons entendre les arguments concernant l’identification des personnes handicapées. Mais le seuil prévu par l’ordonnance est assez bas», note-t-on à la Febrap. Entendez: 2,5%, avec ou sans difficulté d’identification, cela doit être atteignable… «Il est clair que ce quota n’est pas énorme et que nous sommes loin de l’objectif, admet Grégory Rase, échevin des Ressources humaines à Ganshoren. Je pense que beaucoup de communes ne s’attendaient pas que leurs chiffres soient si bas.» Grégory Rase souligne aussi le fait que les communes semblent souvent livrées à elles-mêmes. «Il y a une méconnaissance des outils disponibles», souligne-t-il.

Dans ce contexte, Ganshoren – comme les autres administrations interrogées – met en avant les dispositifs qu’elle a développés pour remédier à la situation. «Sous l’effet des quotas, beaucoup de communes se sont mises en marche», confirme Marie-Laure Jonet.

Vertueuse, la Région wallonne?

Reste le cas de la Région wallonne, seule entité à tirer son épingle du jeu. «Je ne pense pas qu’elle soit vraiment plus vertueuse, tempère Thérèse Darge, attachée à l’Aviq. La façon dont les deux arrêtés régissant les quotas sont rédigés peut expliquer ce bon score.» Les critères permettant de reconnaître une personne comme handicapée sont effectivement moins exigeants en Wallonie. On y parle d’un minimum de 30% de handicap, contre 66% aux autres niveaux de pouvoir (sauf la Communauté française, à 30%). Surtout: le fait d’avoir bénéficié d’un aménagement raisonnable des conditions de travail suffit également à être «comptabilisé» comme travailleur handicapé. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que la Wallonie s’en tire mieux. Pour Thérèse Darge, cette situation devrait d’ailleurs pousser le sud du pays à revoir ses quotas à la hausse. «Dans un contexte de définition plus souple, 2,5%, c’est ridicule», lâche-t-elle.

Personne ne semble en faveur de sanctions, et ce à tous les niveaux de pouvoir.

Devrait-on monter à 6% et envisager des sanctions en cas de non-respect des quotas, comme c’est le cas en France? À l’heure actuelle, seul le niveau fédéral prévoit de manier le bâton, sous la forme d’un refus de recrutements prévus. Une option qui n’aurait été appliquée qu’à une reprise, si l’on en croit Émilie Desmet. Malgré cela, à part la Febrap, personne ne semble en faveur de sanctions, et ce à tous les niveaux de pouvoir. «Je n’exclus pas que l’ordonnance doive être adaptée et qu’un système à la française soit mis en place. Mais ce serait alors le reflet d’un échec…», analyse Serge de Patoul.

Reste alors à espérer que les quotas, malgré leurs défauts, continuent à servir de boussole aux administrations et contribuent «à maintenir la question de l’emploi des personnes handicapées sur la table», selon Émilie Desmet.

En savoir plus

Alter Échos n°448-449, «Handicap: ravalement de façade?», Julie Luong, 13 juillet 2017.

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste (emploi et formation)

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