Les travailleurs en situation irrégulière ont des droits même si ceux-ci sont issus d’une relation de travail clandestine. Dans les faits, ceux-ci restent difficiles à faire valoir. Les revendiquer peut même se solder par une arrestation.
Entre 2009 et 2012, Abdel (prénom d’emprunt) travaille comme chauffeur dans une petite entreprise de marchandises. Il turbine au minimum dix heures par jour six jours sur sept pour ne percevoir que difficilement 1.200 euros mensuels. Juin 2012, sur le coup de 19 heures, l’inspection sociale débarque dans le dépôt. «C’est là qu’ils se sont rendu compte que j’étais sans-papiers, témoigne Abdel. Ils ont appelé la police et on m’a conduit au poste.» Résultat des courses, Abdel reçoit un ordre de quitter le territoire (OQT).
Sans papiers mais pas sans droits
Une fois rentré chez lui, Abdel appelle un ami qui lui conseille de contacter la CSC. Le syndicat compte aujourd’hui quelque 1.500 affiliés sans papiers et sa section bruxelloise organise depuis 2008 un «comité des travailleurs avec et sans papiers» pour défendre les droits des travailleurs en précarité de séjour. Pris en main par le syndicat, Abdel porte plainte. «Avant de connaître la CSC, je ne savais même pas que j’avais des droits, explique-t-il. Quand vous êtes sans papiers, vous vivez tellement caché que vous vous excluez vous-même de la société. La seule info que vous cherchez, c’est comment obtenir un droit de séjour.»
Réparation après un accident du travail, droit à percevoir son salaire, indemnisation en cas de maladie professionnelle, droit de porter plainte contre un patron abuseur… Les 100.000 sans-papiers vivant en Belgique ont pourtant des droits en matière de travail.
Leur crainte ultime, c’est d’être «trouvés» et in fine de recevoir au mieux un OQT, au pire d’être arrêté et emmené dans un centre fermé (…)
Au sein de l’arsenal législatif qui peut être mobilisé pour les revendiquer: la loi du 11 février 2013 transposant la directive européenne «Sanction» (2009/52/CE), qui permet notamment de récupérer le salaire dû pour un travail presté (ce salaire doit être équivalent à celui qui serait versé à un travailleur occupé légalement dans des circonstances de travail similaires). «L’entrée en vigueur de cette loi a été une avancée positive, commente Jan Knockaert, de l’Organisatie voor Clandestiene Arbeidsmigranten (OR.C.A.). Si l’inspection trouve un travailleur sur un chantier et qu’on soupçonne qu’il y a travaillé pendant trois mois, c’est au patron de prouver le contraire. L’inspection sociale peut réclamer le salaire dû et les cotisations sociales qui y sont liées.» Autre avantage de cette loi: un nouveau système de responsabilité est instauré entre l’entrepreneur donneur d’ordre et son sous-traitant qui emploie le travailleur, afin de faciliter l’introduction de plaintes dans le cas de sous-traitances en cascade.
Des freins, encore des freins
Dans la pratique, de nombreuses barrières font obstacle à l’accès au droit du travail pour les personnes en séjour irrégulier. La première d’entre elles: comme Abdel, la plupart de ces travailleurs ignorent l’existence même de ces droits. Souvent ils refusent aussi de porter plainte tant qu’ils travaillent encore pour leur employeur de peur de perdre leur source de revenus, ce qui rend difficile l’obtention de preuves. A fortiori sans contrat de travail, la collecte de preuves dans le cadre d’une relation de travail non déclarée constitue un véritable défi: «Les éléments qui peuvent être utiles sont des photos, des vidéos, l’enregistrement de messages ou peut-être des témoins», explique Jan Knockaert. Et si la preuve absolue demeure le constat «de visu» par l’inspection sociale, peu de travailleurs sont prêts à solliciter une visite de l’inspection sur leur lieu de travail. Car leur crainte ultime, c’est d’être «trouvés» et in fine de recevoir au mieux un OQT, au pire d’être arrêté et emmené dans un centre fermé en vue d’un rapatriement (ce qui, outre l’arrestation en tant que telle, allonge des délais juridiques déjà souvent longs).
«Nous recevons très peu de plaintes émanant des travailleurs», confirme Didier Henrard, du Contrôle des lois sociales (Direction de Liège).
Et si les inspecteurs sociaux effectuent des contrôles sur le terrain de leur propre chef, ceux-ci peuvent en effet se solder par une expulsion. «Deux fois par mois, explique Didier Henrard, chaque arrondissement judiciaire fait des contrôles dans des secteurs à risque (construction, horeca, nettoyage, transport…). S’il y a une suspicion de présence d’un travailleur en séjour illégal, on fait appel à la police qui va vérifier le droit de séjour. La police prend alors contact avec l’Office des étrangers, qui va prendre position que ce soit par un OQT ou un rapatriement via un centre fermé. Et nous, on va se retourner vers l’employeur si on peut l’identifier et verbaliser l’exploitant pour le défaut de déclaration du travailleur.» L’Office des étrangers pourra de son côté imputer les frais de rapatriement à l’employeur.
En 2015, 61 personnes ont reçu pour la première fois un titre de séjour (provisoire ou non) pour cause d’exploitation économique.
Une exception de taille: si l’inspection sociale récolte des éléments qui lui font penser qu’il s’agit d’un cas de traite des êtres humains (TEH), elle peut renvoyer la balle à un centre de prise de charge des victimes de TEH, comme l’asbl Surya à Liège ou Pag-Asa à Bruxelles. À côté de l’exploitation sexuelle et de la mendicité, la traite des êtres humains comporte la dimension d’exploitation économique, celle-ci étant définie comme des «conditions de travail contraires à la dignité humaine». L’avantage, si on peut parler ainsi, d’entrer dans une procédure de reconnaissance de TEH, c’est qu’elle permet au travailleur d’obtenir un droit de séjour provisoire (le temps de la procédure), voire indéterminé (si la victime est reconnue comme telle au terme de la procédure). En 2015, 61 personnes ont reçu pour la première fois un titre de séjour (provisoire ou non) pour cause d’exploitation économique, rapporte Myria sur une base de données émanant de l’Office des étrangers. «Mais dans 99% des cas, commente Jan Knockaert, les personnes ne sont pas assez ‘exploitées’ pour être victimes TEH.» Ils ne sont donc pas protégés de l’expulsion s’ils décident de porter plainte contre leur patron.
Si l’objectif des inspections sociales est entre autres de protéger l’intérêt des travailleurs, dans ce contexte particulier, on peut s’interroger sur l’effectivité de leur mission, puisqu’elle risque d’aboutir à une expulsion ou à un enfermement. C’est d’autant plus vrai que les employeurs sont de leur côté rarement poursuivis.
Outre le manque de preuves qui entraîne fréquemment le classement de ce type de dossiers, ces derniers ne constituent pas forcément une priorité pour des auditorats du travail déjà surchargés. Depuis 2007, la circulaire du Collège des procureurs généraux sur la politique criminelle des auditorats (remplacée en 2012) invite les auditorats du travail à mettre en place une politique uniforme de poursuites en matière de droit pénal social. Elle met l’accent sur la recherche de la fraude sociale et insiste sur la recherche d’infractions selon leur degré de gravité, leur caractère organisé et l’importance de l’atteinte à l’ordre public. En gros, en dessous de trois travailleurs sans papiers, la poursuite d’un employeur qui occupe de la main-d’œuvre étrangère n’est pas prioritaire. Quant à la possibilité d’aller soi-même ouvrir son dossier devant le juge, la difficulté de se trouver un avocat et le risque de payer des frais élevés en cas d’échec ont de quoi en décourager plus d’un.
«Aujourd’hui les patrons pensent qu’ils sont intouchables, conclut Jan Knockaert. Seuls les ‘nouveaux’ patrons pensent encore que le système judiciaire marche. Et même si on gagne une affaire, très souvent le patron ne va pas payer. Souvent il n’existe plus, il est en faillite, on ne le retrouve plus.»
Des prunes pour les sans-papiers?
La réforme du Code pénal social publiée au Moniteur le 21 avril 2016 et entrée en vigueur le 1er mai 2016 n’est pas là pour arranger les choses. Son article 32 permet de sanctionner toute personne qui accomplit un travail non déclaré d’une amende administrative pouvant s’élever jusqu’à 600 euros, pour autant qu’elle effectue ce travail «sciemment» et «volontairement» et qu’un procès-verbal ait été dressé contre l’employeur pour cette occupation non déclarée.
Au moment de l’adoption de cette loi, le centre fédéral Migration Myria, l’OR.C.A. et les centres spécialisés pour l’accueil des victimes de la traite des êtres humains se sont montrés inquiets. Car la réforme touche les victimes éventuelles de traite des êtres humains, mais aussi potentiellement tous les travailleurs en situation irrégulière. Le lobbying mené par les associations a partiellement porté ses fruits et a atténué leurs craintes: «On a obtenu le fait que cette disposition ne soit pas appliquée si c’est le travailleur lui-même qui porte plainte. Même chose si on soupçonne que la personne est une victime de traite des êtres humains», précise Jan Knockaert. Mais le risque de sanction demeure pour les autres cas de figure.
La plupart des dossiers ont été classés sans suite pour manque de preuves.
«Nous sommes intervenus pour qu’il y ait un avis du Conseil d’État et pour que les travailleurs sans papiers ne soient pas victimes de ce système, ajoute Eva Maria Jiménez Lamas, responsable syndicale interprofessionnelle à la CSC-Bruxelles et responsable de l’Action des travailleurs migrants de la CSC Bruxelles-Hal-Vilvorde. Il y a eu une note informelle du gouvernement pour que ces mesures ne touchent pas les sans-papiers. Mais dans le contexte actuel…»
Un droit inopérant?
Au vu de tous les obstacles à franchir pour faire valoir ses droits, on s’en doute, très peu de dossiers sont ouverts. Et parmi eux, très peu aboutissent. En 2015, sur les 31 dossiers suivis par l’OR.C.A. pour des salaires non réglés ou en dessous du minimum légal (pour une perte totale de salaires de 109.488,18 euros), l’association a pu convaincre l’employeur de régulariser la situation dans sept cas seulement. La plupart des dossiers ont été classés sans suite pour manque de preuves. Les dossiers liés aux accidents de travail ont plus de chance de trouver une issue favorable, explique Jan Knockaert: «Dans plusieurs situations, nous avons pu convaincre la compagnie d’assurances de l’existence de l’accident de travail avec l’aide de photos, de vidéos ou d’enregistrements audio. Mais les procédures peuvent prendre une éternité. Nous avons entamé un dossier en 2005, il était toujours sans issue jusqu’à aujourd’hui.»
Les travailleurs sans papiers contribuent à l’économie nationale, mais sont exclus de la sécurité sociale; leur exploitation tire les conditions de travail et les salaires de l’ensemble des travailleurs belges vers le bas, s’indignaient d’une seule voix la FGTB, le Ciré, la CSC et l’OR.C.A. le 16 décembre dernier dans un communiqué commun. Pour ces organisations, l’emploi des sans-papiers est une forme de délocalisation «sur place», un dumping social au sein même du territoire belge. Elles revendiquent leur intégration dans notre État de droit, la prise de réelles sanctions à l’encontre des employeurs et, au minimum, la protection des travailleurs contre l’expulsion pendant une procédure judiciaire. «Il est important d’arrêter de fermer les yeux, assène Eva Maria Jiménez Lamas. Tant qu’ils seront là, ce sera un groupe de personnes taillables et corvéables à merci et qui fera de facto pression sur l’ensemble du marché du travail. Le droit du travail des sans-papiers existe, mais il est aujourd’hui tout à fait inopérant.»
«Ici, le problème, c’est que, quand on trouve un travailleur sans papiers, c’est comme si on trouvait un criminel, déplore Abdel, aujourd’hui militant dans le Comité des travailleurs avec et sans papiers de la CSC. Il faut une élévation de l’esprit de la société au niveau des droits des êtres humains. La seule chose qu’on cherche, c’est travailler, pour gagner notre vie. Ce qui nous fait le plus de mal, c’est la criminalisation par les pouvoirs publics.»
En savoir plus
«La fabrique du monde sans repos», Médor, 3 mars 2017, Olivier Bailly.