L’aide à la jeunesse compte un nouveau venu: le chargé de prévention. Ce fonctionnaire, imaginé par le cabinet de Rachid Madrane, ministre de l’Aide à la jeunesse, lors de l’élaboration du «code» sectoriel, jouera un rôle clef dans la mise en place des politiques préventives. Mais la rémunération, hors norme, de ce nouvel acteur, crée des crispations. Deux des six chargés de prévention seront des membres du cabinet du ministre.
«La prévention, c’est une de mes grandes priorités!» Lors d’un entretien accordé en 2015 à Alter Échos, Rachid Madrane, ministre de l’Aide à la jeunesse, l’affirmait: la prévention, éducative et sociale, celle qui vise à éviter les «difficultés et les violences exercées à l’égard du jeune ou par le jeune», et qui, in fine, empêche des mineurs de tomber dans les circuits de l’aide à la jeunesse, se devait d’être au cœur de son projet politique.
Quatre ans plus tard, le ministre a considérablement remanié le décret sectoriel, le transformant en «code de la prévention, de l’aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse». Dans ce code, la prévention occupe une place à part dans le «livre I», qui lui est consacré.
Des traitements généreux
L’entrée en vigueur du code de l’aide à la jeunesse consacre l’arrivée d’un tout nouveau personnage. Celui du «chargé de prévention». Ils seront six fonctionnaires à occuper ce poste, répartis dans les six arrondissements judiciaires. L’émergence de ce «Monsieur Prévention» ne s’accompagne pas vraiment des vivats des autres fonctionnaires de terrain, en particulier des conseillers et directeurs de l’aide à la jeunesse (cf. encadré).
Car les chargés de prévention vont bénéficier de traitements plutôt généreux. Et cela fait grincer des dents. «Il va exister une inégalité de traitement, nous confie un conseiller de l’aide à la jeunesse. Ce nouveau job sera le mieux payé du secteur. Comment l’expliquer? Ils vont bénéficier d’un avantage démesuré alors qu’au quotidien ils devront gérer des petites équipes et ils n’auront pas à assumer la responsabilité de situations individuelles difficiles comme le font les conseillers et directeurs, qui, en plus, gèrent parfois des équipes de 70-80 personnes, comme c’est le cas à Bruxelles.» Précisons que les chargés de prévention auront des équipes de huit à dix personnes à gérer. Même au sein de l’administration, certains s’interrogent sous couvert d’anonymat: «Le différentiel de salaire est important. Il a de quoi interpeller. On parle d’un côté d’une charge administrative (les chargés de prévention) et de l’autre des situations lourdes, humaines, des dossiers individuels.»
«Ce nouveau job sera le mieux payé du secteur. Comment l’expliquer? Ils vont bénéficier d’un avantage démesuré.» Un conseiller de l’aide à la jeunesse
Qu’en est-il réellement? En théorie, les chargés de prévention seront rémunérés au même niveau que les conseillers et directeurs. Ils auront le rang de «directeurs», échelle 120/2 selon l’arrêté du 22 juillet 1996 «portant statut pécuniaire des agents de service du gouvernement de la Communauté française» (de 3.200 à 4.000 euros net par mois environ). À côté de ces salaires, les six chargés de prévention vont toucher une allocation annuelle de 6.110 euros brut par an, indexée sur l’inflation, soit environ 400 euros par mois. À cela s’ajoutera une indemnité kilométrique de 0,35 euro dont le coût total est estimé à 42.000 euros par an. Cette indemnité est justifiée par le fait que les chargés de prévention auront leur domicile pour résidence administrative et devront sans cesse se déplacer. Cela sera spécialement le cas pour les chargés de prévention du Hainaut, du Luxembourg et de Liège, dont le champ d’action s’étend sur trois divisions. Ces chargés de prévention coordonneront une petite équipe composée d’une section prévention et d’une section administrative qui travailleront… dans des bureaux. Le chargé de prévention ne sera pas vraiment un nomade sans attaches.
Une nouvelle architecture pour la prévention générale
Dans chaque division ou arrondissement (lorsque celui-ci n’est pas composé de divisions) sera institué un «Conseil de prévention». Celui-ci remplacera les CAAJ – conseils d’arrondissement de l’aide à la jeunesse. Sa composition sera intersectorielle. On y trouvera le chargé de prévention, le conseiller de l’aide à la jeunesse, le directeur, un représentant par AMO, des représentants de services agréés, un représentant de maisons de jeunes, un autre de l’ONE, des CPAS, un autre issu du secteur de la santé mentale, etc.
Le Conseil de prévention est un lieu essentiel pour l’élaboration du diagnostic social triennal. C’est aussi en ce lieu qu’on déterminera la répartition de l’enveloppe consacrée aux «actions de prévention».
Depuis des années, les ministres en charge de ces compétences tâtonnent. Avant 2013, les CAAJ étaient composés d’un tiers de représentants de l’aide à la jeunesse, un tiers de représentants de CPAS et un tiers de secteurs connexes (maisons de jeunes, enseignement, etc.). En 2013, Évelyne Huytebroeck recentre les CAAJ sur le secteur. 2019, retour à la case départ. Les CAAJ redeviennent des lieux intersectoriels. Sans que l’on sache quels auront été les impacts de ces différentes formules.
Manque de reconnaissance
L’Union des conseillers et directeurs de l’aide à la jeunesse n’a pas adopté d’avis officiel au sujet de cette différence de traitement. Mais Michaël Verhelst, son président, admet que ce niveau de rémunération «est très mal vécu par certains qui estiment qu’il s’agit d’un manque de reconnaissance de la pénibilité des fonctions de conseiller ou de directeur, confrontés à un stress intense, à des tensions fortes à gérer».
Les conseillers et directeurs de l’aide à la jeunesse ne sont pas les seuls à s’interroger sur le bien-fondé de tels avantages. Le 25 juin 2018, le Corps interfédéral de l’Inspection des finances écrivait à Rachid Madrane, dans une lettre qu’Alter Échos a pu se procurer: «Ce genre de complément de traitement (les 6.110 euros, NDLR) doit faire l’objet d’une motivation particulière qu’on est bien en peine de trouver dans le dossier. Pourquoi une telle allocation? Quel aspect pénible ou particulier de la fonction compense-t-elle? Ces questions sont posées sachant que l’échelle barémique prévue est une échelle de direction (120/1) qui est destinée à couvrir un certain degré de responsabilités.»
«Ce genre de complément de traitement doit faire l’objet d’une motivation particulière qu’on est bien en peine de trouver dans le dossier.» Corps interfédéral de l’Inspection des finances
Au sein du cabinet de Rachid Madrane, Alberto Mulas, directeur adjoint, estime qu’il s’agit d’une prime pour tous ces déplacements qui «créent une forme d’inconfort». Une réponse qui étonne vu que les déplacements sont déjà couverts par une indemnité kilométrique. Pour le directeur adjoint du cabinet du ministre, cette allocation correspondrait à la reconnaissance d’une pénibilité, car le chargé devra se rendre à des événements «en week-end ou en soirée». Au sujet de la lettre du Corps interfédéral des Finances, Alberto Mulas estime qu’elle «n’attendait pas de réponse».
Le faible budget des actions préventives
Les chargés de prévention vont reprendre l’essentiel des tâches «prévention» dont devaient s’acquitter, jusqu’à présent, les conseillers de l’aide à la jeunesse. Ceux-ci devaient alors faire le lien entre les cas individuels, les situations concrètes et les actions de prévention, décidées au sein du CAAJ, en fonction d’un diagnostic social triennal. La tâche principale du chargé de prévention sera d’élaborer ce diagnostic social via le Conseil de prévention qu’il coprésidera (cf. encadré).
La création du chargé de prévention est justifiée par le fait que «les conseillers de l’aide à la jeunesse avaient la double casquette, celle de l’aide individuelle et celle de la prévention générale, rappelle Philippon Toussaint, du cabinet de Rachid Madrane. Sauf qu’en réalité la plupart consacraient leur temps à l’aide individuelle».
Le chargé de prévention, lui, pourra se consacrer quotidiennement à sa mission de détection des problématiques, d’analyse des difficultés des jeunes et de planification d’actions. L’utilité de la fonction n’est pas forcément remise en cause dans le secteur. «Il faudra évaluer si le travail de ces six personnes a des retombées concrètes, explique Guy de Clercq, conseiller de l’aide à la jeunesse à Mons. Car c’est bien à cette question qu’il faudra répondre: ‘Y a-t-il une baisse du nombre de situations individuelles?’»
Une question piège car l’enveloppe consacrée aux actions de prévention, souvent portées par des AMO (services d’aide en milieu ouvert), reste, pour l’instant, inchangée. En 2018, les 13 divisions judiciaires se sont réparti 532.336 euros, dont 135.930 pour Bruxelles (et 20.000 pour Arlon, Dinant, Huy, Marche ou Neufchâteau). Pas de quoi changer le monde avec ces sommes. «Ce qui me choque, c’est que le budget consacré aux chargés de prévention (662.000 euros) dépasse les budgets des actions de prévention, lâche le conseiller anonyme. On a un gâteau… plus de la moitié va à six personnes et l’autre moitié à tous les jeunes.»
Pour ce conseiller de l’aide à la jeunesse, le problème, c’est «qu’on donne beaucoup à quelques-uns qui, au fond, auront pour mission de rédiger un rapport tous les trois ans». Pour lui, tout ça s’apparente à une opération de «parachutage de membres du cabinet, une façon de les rétribuer en créant un sursalaire». Deux membres du cabinet de Rachid Madrane sont effectivement pressentis pour devenir chargés de prévention. Philippon Toussaint et Solayman Laqdim. Tous deux connaissent bien le secteur, et un fonctionnaire se veut rassurant: «La procédure, pilotée par l’administration, s’est déroulée de façon rigoureuse, en suivant les règles de la fonction publique.» Au cabinet de Rachid Madrane, on dit tomber des nues: «Je n’étais pas au courant de ces doléances», explique Philippon Toussaint. Entrée en fonction prévue: 1er juin 2019… un timing providentiel pour qui cherche un job en or en fin de législature.
Conseillers et directeurs, qui fait quoi? Le conseiller de l’aide à la jeunesse dirige le service d’aide à la jeunesse, autorité publique offrant une aide «non contraignante» à des mineurs en danger ou en difficulté ainsi qu’à leur famille. Pour les situations individuelles qui l’exigent, le conseiller peut proposer d’élaborer un programme d’aide, avec l’accord des parties. Le conseiller de l’aide à la jeunesse peut transmettre le dossier au parquet. Le directeur de l’aide à la jeunesse dirige le SPJ (service de protection judiciaire). Son domaine d’action, c’est plutôt l’aide contrainte, en application d’une décision de justice. Le juge de la jeunesse peut décider d’imposer des «mesures d’aide» au jeune et à sa famille, mises en application par le directeur du SPJ.