Le secteur de l’ISP se voit de plus en plus confronté à un public porteur de troubles psychiques. De son côté, la santé mentale doit jongler avec laproblématique du retour à l’emploi de ses usagers. Un débat plus qu’intéressant au moment où l’on (re)parle de « catégorisation » deschômeurs 1.
Pour penser ce retour à l’emploi, le Fonds Julie Renson2 a organisé le 29 novembre dernier un séminaire : « Un travail décent pour lespersonnes atteintes de troubles psychiques ». Il a réuni experts, travailleurs de terrain et organisations de patients. Petite devinette en guise de préliminaire : lestroubles mentaux, cause ou conséquence de l’absence d’emploi ou du « mal emploi » ?
L’œuf ou la poule ?
« La question est de savoir si ce sont les troubles de santé mentale qui entraînent l’impossibilité de trouver un emploi ou si c’est l’emploi mal adapté quientraîne des problèmes de santé mentale, s’interroge Bernard Spinoit, directeur de l’EFT Quelque chose à faire3 et président du Centre de santémentale La Pioche4. Les analyses ont validé de façon prépondérante « l’hypothèse d’exposition ». Ce sont le chômage et l’emploi non adapté quiengendrent les problèmes de santé mentale », nous explique-t-il, se référant à une intervention de Georges Liénard (Centre interdisciplinaire derecherche, travail, Etat et société, UCL), au CSEF-Charleroi le 24 novembre 2010.
Bernard Spinoit plaide pour cesser de psychiatriser les problèmes de santé mentale. « Les stagiaires sont d’abord en demande d’insertion et non pas en demande qu’on lessoigne, qu’on les étiquette. » L’expérience professionnelle, valorisante et structurante, est le premier levier à activer. Certaines personnes nécessiteront enoutre un soutien psychologique.
« Il peut y avoir des cas de burn-out, d’essoufflement et de décompensation face à des situations de travail difficile. Mais il y a aussi des situations de maladie mentalerelevant de la psychiatrie et des cas d’hospitalisation. Ce sont deux réalités différentes », tempère Isabelle Muniz, conseillère enréhabilitation professionnelle à l’Espace Socrate5. Pour elle, le travail peut être source de tensions mais il a aussi un rôle social et de valorisationpersonnelle.
S’appuyant sur une petite enquête menée auprès d’usagers en santé mentale, Sylvie Carbonelle (ULB et CDCS asbl) montre en effet qu’une partie des personnesinterrogées a vécu une logique de rupture suite à un rapport au travail douloureux. Pour ces personnes, quitter leur travail était une question de survie et elles ne sontpas certaines de pouvoir « tenir le coup » dans un nouvel emploi. Une autre catégorie d’usagers, plus jeunes et n’ayant pas ou que peu d’expérienceprofessionnelle, considère le travail comme un vecteur d’insertion sociale, de normalisation et de dépassement du handicap.
Quoi qu’il en soit, les troubles psychiques s’avèrent une des principales causes d’incapacité de travail. Parmi les invalides (en incapacité de travail depuis plus d’un an),34 % étaient en 2008 en incapacité de travail pour des troubles psychiques. Et cette proportion est en augmentation puisqu’ils étaient 29 % en 1999. Soit une hausse de49 % en dix ans, contre 30 % au cours de la même période pour le groupe des invalides (chiffres Inami6). Usagers de la psychiatrie ou personnes psychiquementfragilisées, pour beaucoup se pose à un moment ou à un autre la question du retour à l’emploi. Plusieurs associations, comme Article 237 ou l’Espace Socrate,s’attellent à soutenir ces personnes dans leur parcours de réinsertion. Mais les obstacles à surmonter sont nombreux.
Un parcours semé d’embûches
Des obstacles « internes » tout d’abord. Les personnes éprouvent une perte de confiance et d’estime de soi. Quand elles reprennent leur ancien emploi, elles doiventfaire face au regard de leurs anciens collègues. Dans le cadre d’un entretien d’embauche auprès d’un nouvel employeur, elles devront justifier ce « trou » qui faittache sur leur curriculum vitae. La stigmatisation est difficile à vivre dans le cadre d’une maladie mentale, explique Isabelle Muniz. Car les symptômes sont moins identifiables que ceuxd’une maladie physique.
Les freins sont aussi liés au système de sécurité sociale, qui cloisonne les personnes dans des statuts divers. Une personne porteuse de troubles psychiques peutêtre bénéficiaire de l’Inami, du CPAS, elle peut être au foyer, demandeuse d’emploi ou encore dépendre de la Vierge Noire [NDLR Direction générale de lapersonne handicapée]. A chaque catégorie ses conditions d’admissibilité et ses outils d’insertion. Les possibilités de formation, de remise à niveau ou encored’expérience professionnelle (stages, bénévolat ou essai-métier) diffèrent.
« Beaucoup de possibilités existent, explique Silvano Gueli, de l’Espace Socrate, mais il y a des zones de flou et certains critères sont très stricts. Lesformations du Forem par exemple, ne sont accessibles qu’aux demandeurs d’emploi. Quant aux personnes « sous mutuelle », on leur refuse certaines formations sous prétexte qu’elles sontsurdiplômées, alors qu’elles ont besoin d’une remise à niveau. » L’Inami favorise la reprise du même métier en fin de maladie et oublie parfois lanécessité d’une remise à niveau, reconnaît en effet Charlotte Wilgos (cellule réinsertion socioprofessionnelle, Inami).
C’est aussi le passage d’un statut à l’autre qui pose problème. Quitter le statut de la mutuelle pour devenir demandeur d’emploi est générateur de stress et d’angoisse.Une barrière psychologique d’autant plus difficile à dépasser en période de crise et de marché du travail saturé. Et c’est sans parler des effets financierspour le bénéficiaire. Si toute une série d’outils sont proposés par l’Onem ou par les CPAS pour accéder à l’emploi, ils impliquent la perte des allocationsde l’Inami et d’une série d’avantages liés à la maladie. « Il y a une réelle ambivalence entre le désir de travail et le « confort » du statut del’invalidité », confirme Silvano Gueli. Il n’existe en effet pas de système de transition permettant la combinaison d’une vie professionnelle avec la reconnaissance desdifficultés liées à la maladie psychiatrique.
Tout aussi révélateur de ce paradoxe, bon nombre d’usagers refusent d’être stigmatisés en entrant dans la vie active via des aides à l’emploi pour personneshandicapées ou via des emplois en ETA. Elles ont pourtant souvent besoin d’un emploi ada
pté (aménagement de la charge de travail, des horaires, retour progressif autravail…).
Le travail, outil d’insertion ou but en soi ? Dans le contexte de l’Etat social actif, l’enjeu est financier : faire en sorte que les allocataires ne soient plus à charge de l’Inami,mais plutôt de l’Onem.
Pour l’OCDE, aider les bénéficiaires des prestations maladie et invalidité à se réinsérer dans l’emploi est devenu une priorité, peut-on lire dansun communiqué du 24/11/2010. En effet, les prestations invalidité représentent 10 % des dépenses publiques dans les systèmes de protection sociale de laplupart des pays de l’OCDE, soit le double du coût des allocations de chômage. Or « lorsqu’une personne accède à une prestation d’invalidité, elle ne sortpresque jamais de ce dispositif pour accéder à un emploi », observe le rapport8. « Les pays doivent accélérer la réforme de leurprotection sociale pour aider les personnes présentant un handicap à trouver un emploi », a déclaré le secrétaire général de l’OCDE AngelGurría.
Parmi les mesures proposées :
– des incitations financières pour le public ;
– des subventions salariales pour les entreprises ;
– une harmonisation des systèmes d’indemnisation du chômage et de prestations maladie et invalidité afin d’éviter les transferts entre les deux régimes ;
– une sensibilisation des médecins à la nécessité d’aider les travailleurs malades à reprendre le travail.
ISP et SM : un rapprochement ?
« Introduire le projet professionnel dans le processus de soin n’est pas forcément évident, nous dit Silvano Gueli. Les psychologues ne connaissent pas grand-chose aumonde du travail. » Le monde du travail et de l’insertion ne se sent pas, lui non plus, toujours armé face aux problèmes de santé mentale de ses stagiaires. Lasolution ? Le décloisonnement. L’EFT Quelque chose à faire a par exemple signé une convention avec La Pioche afin d’accueillir ponctuellement des psychologues dansl’EFT.
Pour Isabelle Muniz, les choses sont en train de changer. « Il y a de plus en plus de groupes de travail, de réunions entre les deux secteurs, c’est assez positif car finalement,ils sont confrontés au même public. Ce qui manque, c’est un lieu qui coordonne l’information sur tous les aspects de la maladie. »
Socrate Réhabilitation : un programme de soutien à l’emploi et à la formation
« Il y a cinq ans, l’asbl Socrate a mis sur pied un programme de réhabilitation professionnelle pour les personnes atteintes de problèmes psychiques, explique SilvanoGueli. Chez nous, 85 % du public est atteint de psychose, de troubles bipolaires… » Le programme « Choisir, obtenir, garder », développé parl’Université de Boston, comporte plusieurs phases comprenant des activités qui tentent de répondre aux besoins de chacun. La première comprend : une analyse desattentes et besoins (professionnels, mais aussi relationnels et liés à l’environnement de la personne), une évaluation des disponibilités à travailler(désirs, attentes, compétences) et une analyse plus fonctionnelle des compétences techniques acquises ou nécessaires. La deuxième phase, c’est la prospection(offres d’emploi, c.v., stages préprofessionnels…) et la troisième consiste en un accompagnement individuel et collectif dans l’emploi.
« C’est un accompagnement sur une période de 6 mois à 2 ans qui est proposé à l’Espace Socrate, précise Isabelle Muniz. Nous avons conscience qu’ilest difficile pour la personne de se mobiliser dans ce cheminement. La relation de confiance, la garantie de respecter le discours des personnes permettent d’élaborer un processus fondésur leurs besoins. Des études démontrent que la personne handicapée psychique dispose de ses facultés mentales, que son intelligence reste intacte. Les symptômes dela maladie amènent des difficultés à utiliser son intelligence. » Sur une cinquantaine de personnes suivies, une petite vingtaine a trouvé de l’emploi dontdouze sont toujours à l’emploi. Deux sont en contrat d’adaptation professionnelle. Certains décident d’arrêter le programme pour se consacrer à une activité debénévolat dans une asbl, d’autres quittent le programme puis y reviennent. « Notre pratique professionnelle a pour objectif non pas de proposer un service de conseil, conclutIsabelle Muniz, mais d’aider la personne à améliorer sa réussite et sa satisfaction dans un environnement de son choix avec un principe de réalité. »
1. Voir Alter Echos n° 304 du 29 octobre 2010 : « Catégorisation » des chômeurs : juste un projet pilote ?voir Alter Echos n° 304 du 29 octobre 2010: « Catégorisation » des chômeurs : justeun projet pilote ?
2. Fonds Julie Renson, à la Fondation Roi Baudouin, rue Bréderode, 21 à 1000 Bruxelles – Info auprès de Christina Dervenis par tél. : 02 549 61 98– courriel : info@julierenson.be – site : www.julierenson.be.
3. EFT Quelque chose à faire, rue Monceau Fontaine, 42/4 à 6031 Monceau-sur-Sambre – tél. : 071 31 78 52 – fax :071 32 87 40.
4. La Pioche asbl, rue Royale, 95 à 6030 Marchienne-au-Pont – tél. : 071 31 18 92 – courriel : lapiocheasbl@yahoo.fr
5. Espace Socrate, rue de l’hôpital, 55 à 6030 Marchienne-au-Pont – tél. : 071 92 07 93 – fax : 071 92 00 19 – courriel : socrate@chu-charleroi.be – site : www.espace-socrate.com
6. Facteurs explicatifs relatifs à l’augmentation du nombre d’invalides – travailleurs salariés, Inami, 2009.
7. Article 23 asbl, place Emile Dupont, 1 à 4000 Liège – tél. : 04 223 38 35 – courriel : infos@article23.be – site : www.psychiatries.be/liens.php
8. Maladie, invalidité et travail – surmonter les obstacles, synthèse dans les pays membres de l’OCDE, novembre 2010, http://www.oecd-ilibrary.org/social-issues-migration-health/maladie-invalidite-et-travail-surmonter-les-obstacles_9789264088870-fr