Miné par la question du «mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États», le dossier du traité transatlantique suscite toujours les crispations. Et ce jusqu’au sein de la Commission européenne.
Il y a trois mois, Alter Échos consacrait un dossier au Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement, mieux connu sous le nom de TTIP. Pour rappel, ce traité entre l’Union européenne et les USA a pour objectif «d’éliminer les obstacles au commerce». Les signataires s’engageraient ainsi à faire disparaître les droits de douane. Ou à faire converger (ou reconnaître l’un par l’autre) leurs normes et réglementations. Un point qui a fait naître de nombreuses polémiques: OGM, gaz de schiste, bœuf aux hormones… Jusqu’où étaient censées s’étendre les négociations? Autre point de crispation: le manque de transparence supposé des négociations menées par la Commission européenne et les USA. Face à ce constat, Alter Échos décidait de titrer «Tempête sur le transatlantique». Depuis, la tempête ne s’est pas calmée. Mais on peut se demander si le vent n’est pas en train de tourner.
La médiatrice européenne a lancé une enquête le 29 juillet dernier. Elle concerne la transparence des négociations relatives au TTIP et la participation du public à ce débat. Son objectif: améliorer cette transparence et contribuer au fait que le public puisse être en mesure de suivre les progrès des négociations et de contribuer à orienter leur issue.
Une lettre a été envoyée par la médiatrice à la Commission européenne. Emily O’Reilly y pose certaines questions et y demande l’avis de la Commission concernant certaines pistes pouvant améliorer la transparence des négociations. En parallèle, une consultation à destination du public a été lancée sur le même thème. Les réponses de la Commission et du public sont attendues pour le 31 octobre. Elles permettront d’alimenter les réflexions de la médiatrice qui pourrait alors produire une série de suggestions à l’intention de la Commission.
Notons qu’une lettre a aussi été envoyée au Conseil de l’Union européenne.
CETA
Un autre dossier est effectivement venu se mêler à celui du TTIP. Il s’agit du CETA (Conclusive Trade and Economic Agreement), un autre accord commercial entre l’UE et le Canada. Plus avancé que celui du TTIP, ce dossier est venu raviver certaines craintes. Et pour cause: il intègre un mécanisme hautement critiqué, celui de l’ISDS, pour «Investor-State Dispute Settlement». Ce «mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États», présent dans de nombreux traités de libre-échange, permet à une firme d’attaquer un État devant un tribunal arbitral international. Pour les opposants à l’ISDS, on pourrait donc voir des entreprises attaquer des États lorsque leurs intérêts semblent remis en cause par une politique nationale. Un problème qui a notamment poussé la Commission européenne à lancer une consultation publique sur le sujet… mais pour le TTIP. Le traité transatlantique intègre en effet lui aussi ce mécanisme.
Le but de la consultation est clair: «Savoir si la ligne de conduite proposée par l’UE pour le partenariat transatlantique concilie de façon satisfaisante la protection des investisseurs et la sauvegarde du droit et de la capacité de l’UE de réglementer dans l’intérêt général.» Clôturée en juillet 2014, elle n’a pas encore vu ses résultats publiés. C’est là que le bât blesse. Car de l’autre côté, celui du CETA, les négociations à propos du texte sont officiellement terminées. Alors qu’il contient le mécanisme d’ISDS. Ce qui fait sursauter ses opposants. Pour nombre d’entre eux, «la Commission utilise l’accord CETA comme ‘cheval de Troie’», comme l’affirme Emmanuel Foulon, porte-parole du groupe socialiste belge au Parlement européen. Sans attendre les résultats de la consultation publique concernant l’ISDS au sein du TTIP, elle chercherait à faire aboutir au plus vite l’accord CETA contenant le même mécanisme. Le tout pour créer une jurisprudence.
Cafouillage à la Commission
Si l’on parle du Parlement européen, c’est que du côté des institutions européennes et des États membres, le doute semble gagner doucement du terrain concernant l’ISDS. Jean-Claude Juncker, le président de la future Commission, a déclaré le 15 juillet dans son discours d’investiture qu’il n’accepterait pas que la juridiction des tribunaux des États membres de l’UE soit limitée par des régimes spéciaux applicables aux litiges entre investisseurs. Ce qui pourrait avoir une influence sur la suite des opérations. La Commission Juncker est censée prendre la main en novembre. Il lui reviendra donc de mener à bien les dossiers CETA et TTIP.
Mais avant cela, il faudra que la future commissaire au Commerce international, la Suédoise Cecilia Malmström, se décide à clarifier ses positions concernant l’ISDS. Dans une série de réponses écrites au Parlement européen, Malmström se serait montrée très prudente concernant l’ISDS. Elle a également pris quelques pincettes lors de son audition de confirmation devant la Commission parlementaire du commerce du Parlement européen le 29 septembre. «Il est clair qu’il y a eu des abus dans la manière dont ils [les ISDS] fonctionnent», a-t-elle admis, tout en se déclarant en accord avec Juncker.
Mais malgré cela, Cecilia Malmström a néanmoins affirmé que le système d’ISDS ne serait pas retiré du CETA. «Je ne pense pas que ce serait une bonne idée parce que nous devrions rouvrir tout l’accord, a-t-elle dit. Il risquerait de s’effondrer, et c’est un très bon accord.» Pour ce qui concerne le TTIP, elle a été moins affirmative. «Cela signifie-t-il que ce [l’ISDS] sera automatiquement dans le TTIP? Non. Je n’exclus pas qu’à la fin ce soit retiré du TTIP, mais il est trop tôt pour se prononcer.» Comment expliquer ce revirement de position entre l’écrit et l’oral? Ce serait Martin Selmayr, le chef de cabinet de Jean-Claude Juncker, qui aurait «durci» les réponses de Malmström à l’écrit afin de les rendre plus sévères à l’encontre des ISDS…
Un accord mixte?
Les cafouillages au sein de la Commission auront-ils raison du CETA et du TTIP? On n’y est pas encore, mais leur parcours sera en tout cas semé d’embûches. Car rappelons-le: aussi bien pour le CETA que pour le TTIP, un accord entre les négociateurs ne signifie pas que ces traités puissent entrer en vigueur sur le territoire de l’Union européenne. Il faudra que le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne (voir encadré) donnent leur accord avant cela (voir Alter Échos n°385 du 01.07.2014: «Scénarios pour un rejet»). Un vote négatif du Parlement européen sur ces deux dossiers est possible. Quant au Conseil de l’Union européenne, tout semble envisageable pour l’heure également. Pour rappel, la Commission européenne ne négocie pas le CETA et le TTIP de sa propre initiative. C’est le Conseil, donc les États membres de l’Union européenne, qui lui a donné mandat pour cela. In fine, le Conseil aura donc à se prononcer… Or, en son sein, un (gros) poids lourd est opposé aux ISDS: l’Allemagne. Le vote au Conseil devrait nécessiter une simple majorité qualifiée. Mais au cabinet de Karel De Gucht lui-même — le commissaire sortant actuellement en charge des négociations du CETA et du TTIP —, on nous confirme que dans le cas de traités commerciaux comme le CETA ou le TTIP, tout est fait pour atteindre l’unanimité et le consensus au sein des États membres. Si techniquement un veto de l’Allemagne seule ne pourrait pas permettre un rejet du CETA et du TTIP, Berlin dispose néanmoins d’un pouvoir d’influence. «Mais attention, nous dit Emmanuel Foulon. Il ne faudrait pas que la Commission centre l’attention sur les ISDS, finisse par les abandonner, et en profite pour faire passer d’autres éléments ‘toxiques’ grâce à cette ‘diversion’.»
Le Conseil de l’Union européenne, ou Conseil de l’UE, est l’instance où se réunissent les ministres des gouvernements de chaque pays membre de l’UE pour adopter des actes législatifs et coordonner les politiques.
Enfin, un dernier élément pourrait influencer le devenir des deux traités: savoir si l’on se trouve dans le cadre d’un accord dit «mixte», c’est-à-dire dépendant des compétences de l’Union européenne et de celles des États membres. Dans ce cas, les parlements nationaux (et régionaux) devraient aussi se prononcer sur le CETA et le TTIP. Ce qui augmenterait les chances que les deux traités soient rejetés. À ce propos, il se chuchote que la Commission aurait confirmé au Conseil que l’on se trouvait bien dans le cadre d’accords mixtes. Ce que n’a pas été en mesure de nous confirmer le cabinet de Karel De Gucht. «Aussi bien pour le CETA que pour le TTIP, il est encore trop tôt pour se prononcer. À la fin des négociations, les juristes devront encore vérifier les textes (c’est ce qui se passe pour l’instant pour le CETA, NDLR). C’est après cette vérification que la Commission pourra affirmer que l’on se trouve dans un accord mixte ou pas», nous explique-t-on. Notons que le Conseil est généralement favorable aux accords mixtes, qui lui donnent un plus grand contrôle sur les dossiers. Dans l’hypothèse où la Commission devrait déclarer que l’on ne se trouve pas dans un accord mixte, le Conseil aurait alors la possibilité de rejeter la décision de la Commission. Mais il devra le faire à l’unanimité…
Une initiative citoyenne européenne a été lancée le 15 juillet 2014 concernant le TTIP. Elle est soutenue par 240 organisations issues d’une vingtaine d’États membres. Une initiative citoyenne permet aux citoyens de l’UE d’inviter la Commission européenne à présenter une proposition législative – un acte juridique ou légal — dans un domaine relevant de sa compétence.
L’objectif de «Stop TTIP» était double. Premièrement, il s’agissait de demander à la Commission de recommander au Conseil «d’abroger le mandat de négociation pour le TTIP». Pour rappel, la Commission européenne ne négocie pas le TTIP de sa propre initiative. C’est le Conseil, donc les États membres de l’Union européenne, qui lui a donné mandat pour cela. Accrochez-vous: l’objectif de l’initiative était donc de demander à la Commission de recommander au Conseil de retirer à la Commission le mandat de négociation du TTIP. Deuxièmement, il s’agissait de demander à la Commission de «ne pas pas conclure le CETA».
Le 11 septembre, la Commission a rejeté la demande d’enregistrement de l’initiative. Son argument est clair: la décision du Conseil d’autoriser l’ouverture des négociations pour le TTIP n’est pas un acte légal et ne tombe donc pas dans le champ d’une initiative citoyenne. Idem pour le CETA: ne pas conclure quelque chose n’est pas un acte légal. Face à ce refus, les organisateurs de l’initiative ont annoncé leur intention de contester la décision de la Commission devant la Cour européenne de justice.
Aller plus loin
Alter Échos n°385 du 27.06.2014: «TTIP : tempête sur le transatlantique» (dossier)