Dans l’arrière-cour d’immeubles défraîchis d’un quartier périphérique de la ville de Lviv, à l’ouest de l’Ukraine, un bruit de moteur pétaradant nous signale l’arrivée d’Andriy Zholob. Crâne rasé à la cosaque, bras tatoués et look de motard, Andriy est le chanteur et guitariste du groupe de black metal «Beton». Il vient répéter avec ses musiciens de nouvelles chansons écrites pendant ses deux années passées sur le front. «La plupart des morceaux disent que Poutine est un enfoiré», lâche-t-il dans un éclat de rire… Même s’il ajoute, plus grave, que la musique l’a aidé à rester «mentalement en vie».
Ce trentenaire a commencé son «itinéraire de guerre» peu de temps après l’invasion russe de février 2022, en tant que médecin civil débutant. Trois mois après son incorporation, son commandant est gravement blessé. Andriy est alors propulsé à la tête de l’unité médicale de la 46e brigade parachutiste. Poste qu’il va occuper pendant vingt longs mois, jusqu’à sa démobilisation début 2024 pour raisons familiales.
Le plus dur, confesse Andriy, était de devoir ramasser les corps des soldats et les identifier. «J’étais prêt à travailler avec des blessés, avec des personnes vivantes. Je n’étais pas tellement prêt à travailler avec des cadavres. Et je l’ai ressenti en tant que médecin. Imaginez ce que ressentent les autres, les gars des fermes, les électriciens, les chauffeurs…» Selon Andriy, chaque soldat ukrainien ayant pris part à des batailles est atteint «plus ou moins gravement» de trouble de stress post-traumatique («post-traumatic stress disorder» ou PTSD, en anglais). Ce qui est également son cas.
Irena, l’épouse d’Andriy, témoigne de ses nuits agitées qu’elle a tenté d’apaiser comme elle a pu, à son retour du front. De ses cauchemars incessants accompagnés de pleurs, de violences et de cris, alors qu’il pensait être sur le champ de bataille en train d’essuyer des tirs. De ses sautes d’humeur et pointes d’agressivité soudaines, à la moindre contrariété rencontrée. Et de ce sentiment de décalage intense, voire d’injustice ressentie alors qu’il se retrouve soudainement propulsé au cœur d’une ville éloignée de la guerre, à l’insouciance apparente.
À l’instar d’Andriy, on estime que près de 60% des soldats ukrainiens pourraient aujourd’hui souffrir de différents troubles psychiques causés par la guerre en cours, selon des chiffres communiqués par les autorités de Kyiv en mai 2024. Le personnel soignant ukrainien s’attend déjà à devoir affronter une vague de PTSD, à l’exemple de ce qu’ont connu les Américains pendant les années post-Irak.
Captivité, tortures, combats, sont autant de sources de blessures invisibles qui ont été décuplées depuis l’intensification du conflit en février 2022. Les civils ne sont pas épargnés: on estime que 15 millions d’Ukrainiens* auraient besoin d’un soutien psychologique à l’avenir, selon le ministère de la Santé. C’est dire l’ampleur du problème, et l’impact qu’aura à terme cette guerre sur la psyché ukrainienne, et sur l’avenir d’une nation tout entière traumatisée.
La première dame du pays, Olena Zelenska, en a même fait une priorité, en lançant un vaste programme de sensibilisation baptisé «Comment allez-vous?». De nombreuses structures hospitalières et médicales dans le pays ont dû, dans l’urgence, développer une offre de soins et se former aux techniques d’une prise en charge psychologique adaptée à cette interpellante réalité jusque-là relativement méconnue par le corps médical ukrainien.
Unbroken
Tableaux d’art contemporain aux murs, couloirs parfumés, musique d’ambiance et grandes salles de sport vitrées, le flambant neuf centre Unbroken de Lviv fait partie des établissements de pointe. C’est l’un des centres de soins où sont envoyés, depuis les points d’évacuation proches de la ligne de front, les soldats polytraumatisés sur le plan physique et/ou psychologique.
Inauguré quelques mois après le début de l’invasion, il est le premier établissement en Ukraine à avoir intégré un centre de réhabilitation et un centre de santé mentale au sein d’une structure hospitalière municipale. Dans les couloirs, de jeunes hommes en béquilles, en fauteuils roulants, munis de prothèses, ou au crâne déformé, sont autant de marqueurs visibles de la violence de cette guerre.
«Au début, nous n’avions aucune idée de la façon d’aborder les personnes souffrant de PTSD, de commotions cérébrales. 99% des soins psychosociaux et psychiatriques en Ukraine étaient encore, jusqu’à il y a peu, prodigués dans de vieux asiles de l’époque soviétique», admet Oleh Berezyuk. La cinquantaine dynamique, affublé d’un pull à capuche portant le logo jaune Unbroken, ce médecin renommé, psychiatre et psychanalyste, est en charge du service de santé mentale de ce centre unique dans le pays.
«Au début, nous n’avions aucune idée de la façon d’aborder les personnes souffrant de PTSD, de commotions cérébrales. 99% des soins psychosociaux et psychiatriques en Ukraine étaient encore, jusqu’à il y a peu, prodigués dans de vieux asiles de l’époque soviétique.»
Oleh Berezyuk, psychiatre et psychanalyste du centre Unbroken
Le professeur et son équipe sont allés se former auprès d’experts de l’OTAN, au centre Primo-Levi à Paris, en Israël, et à l’université de Yale. Depuis lors, un protocole de soins a été mis en place au sein d’Unbroken pour les personnes qui ont connu la captivité ou la torture. 15.000 patients, civils et militaires de tout le pays, y ont été pris en charge sur le plan psychiatrique depuis le début de la guerre.
Les services du Pr Berezyuk revendiquent une approche multidimensionnelle mêlant méthodes classiques et techniques novatrices pour traiter les traumatismes: psychologie, thérapie d’exposition, EMDR, thérapie corporelle, art-thérapie, neurofeedback, stimulation magnétique transcrânienne… Et ce, en complémentarité avec les services de chirurgie et de rééducation, pour les personnes présentant des blessures graves. Unbroken est financé à 80% par des fonds publics, le reste par des donations provenant de l’étranger.
Réparer les vivants
À 540 kilomètres plus à l’est, dans la banlieue de Kyiv, un autre centre de santé mentale et de revalidation fait figure de modèle dans le pays. Dissimulé au cœur d’une forêt de pins sylvestres, l’endroit semble préservé du fracas de la guerre. C’est pourtant ici, dans cet ancien sanatorium réaménagé en un confortable centre de détente, avec tables de billard, fresques murales et trampolines, qu’on tente depuis 2018 de réparer les vivants par d’autres approches thérapeutiques.
Alors que la grande majorité des hôpitaux psychiatriques en Ukraine repose essentiellement sur des traitements médicamenteux, ici, affirme Kseniia Voznitsina, médecin neurologue, directrice et fondatrice de Forest Glade, le traumatisme n’est pas considéré comme un trouble de santé mentale. «Ce n’est pas comme la schizophrénie ou un trouble bipolaire… C’est un état survenu suite à un événement terrible. Nous ne considérons pas le traumatisme dans son seul aspect émotionnel, mais également dans son impact corporel, dans sa dimension sociale et ses conséquences sur l’être humain dans son ensemble.»
Durant trois semaines, les soldats bénéficient ici du suivi de médecins et de psychiatres, mais aussi de thérapies alternatives comme l’acupuncture, la méditation, l’olfactothérapie, la zoothérapie ou le yoga. Depuis le début de la guerre, la liste d’attente pour les admissions ne cesse de s’allonger. Actuellement quelque 200 patients sont accueillis gratuitement. Parmi eux, certains ont été victimes de tortures, de chocs post-traumatiques ou de commotions cérébrales causées par des explosions.
C’est le cas d’Andriy Drobenyak. Engagé dans l’armée depuis 2014, cet opérateur radio de 41 ans dit ne plus compter le nombre de commotions subies en dix ans de guerre. C’est la première fois qu’il bénéficie d’une réhabilitation. Andriy déplore la durée beaucoup trop courte des permissions entre les rotations, pour se faire soigner correctement. «Il nous faudrait une vraie revalidation, mais on doit déjà retourner au front… Maintenant je bouge quand même au moins la tête, et je marche plus ou moins… Encore deux semaines et je pourrai sûrement sortir comme une personne normale.» Avant de devoir aller combattre de nouveau. La dure réalité d’un pays en guerre dont les effectifs humains commencent à manquer cruellement, au bout de deux ans et huit mois d’intenses batailles.
Kseniia Voznitsina, dans son bureau chargé de symboles patriotiques ukrainiens, confirme: «On ne peut pas traiter le syndrome de stress post-traumatique en trois semaines. Nous pouvons le stabiliser, mais même si nous n’y parvenons pas, nous devons quand même renvoyer la personne au front. Et c’est terrible!» Avant de concéder, la mine sombre et le ton fataliste: «On ne peut malheureusement pas tous les démobiliser. Nous, les thérapeutes, on se protège. On ne laisse plus passer cela à travers nous, sinon on ne pourra pas tenir.»
* Sur une population estimée à 43 millions en 2021, passée à 33 millions actuellement, selon un rapport des Nations unies daté du 22 octobre 2024.
Bruxelles mobilisée
Dans la foulée du déclenchement de la guerre à grande échelle en février 2022, la Ville de Bruxelles et le CHU Saint-Pierre, via sa fondation, ont entamé une collaboration médicale avec différents établissements hospitaliers axés sur la revalidation à Kyiv. Ainsi qu’avec des structures de soins d’urgence proches du front à l’est, dans les villes de Zaporija et Dnipro. S’il s’agit essentiellement de l’envoi de matériel médical, la formation du personnel soignant est un autre pan de ce partenariat. Le Centre de prise en charge des violences sexuelles (CPVS) du CHU Saint-Pierre a ainsi accueilli en septembre 2022 une délégation de quatorze personnes envoyées par la ville de Lviv, à l’ouest de l’Ukraine, pour partager leur expertise dans ce domaine sensible, particulièrement en temps de guerre.
Un reportage réalisé avec le soutien du Fonds pour le journalisme de la Fédération Wallonie-Bruxelles.