À 25 ans, l’asbl L’autre « lieu » n’a rien perdu de ses engagements de jeunesse fondés sur un double objectif : maintenir un regard critique sur la conception et letraitement de la maladie mentale, et créer des alternatives à l’enfermement psychiatrique par l’établissement d’un réseau d’accueil au sein même de lapopulation1. Le colloque international que l’association s’est offert ce 10 novembre en guise de cadeau d’anniversaire atteste à souhait de sa persistance. Sous le titre« Qu’est-ce que la psychiatrie et la santé mentale à l’époque de la mondialisation néolibérale et de la biopolitique ? », l’Autre Lieu renvoyait doncà la société le miroir que celle-ci tend habituellement au « fou ». À en croire Yves-Luc Conreur, animateur à l’Autre « lieu », le refletest d’ailleurs peu flatteur : « Du rêve d’une société sans asile, on est passé à la réalité d’un asile sans société. »
Rassemblant près de 200 professionnels de la santé mentale, le colloque prenait délibérément à revers la tendance croissante à lamédicalisation et à l’individualisation des questions de société. Ses organisateurs ont en effet cherché à réintégrer la dimensionsociale des problématiques rencontrées en santé mentale, restant ainsi fidèle à leurs 25 années d’expérimentations critiques.
Un manager maladroit
Ce sont d’ailleurs des interventions de nature historique qui ont démarré le colloque : le philosophe Pierangelo Di Vittorio (Université de Bari) et le psychiatre MarioColucci (Département de santé mentale de Trieste) ont en effet évoqué la figure tutélaire de Franco Basaglia (1924-1980), un des pères del’alterpsychiatrie, et une des sources principales d’inspiration pour l’Autre « lieu », à qui ils ont consacré une biographie intellectuelle2.D’après eux, la chance paradoxale de Basaglia, c’est en quelque sorte d’avoir été un « manager maladroit », c’est-à-dire de ne pas être parvenu às’inscrire dans la lignée de la gestion scientifique et humanitaire de la folie, fondée sur le principe de « tolérance répressive » (Marcuse). C’est en tantque « manager maladroit » (de l’asile de Gorizia) qu’il a pu être particulièrement confronté aux contradictions de l’institution asilaire et qu’il en atiré les conclusions intellectuelles en militant pour sa dissolution. Les auteurs ne s’illusionnent toutefois pas sur les changements intervenus dans le secteur, avec la montée enpuissance de la notion de « santé mentale » : pour eux, le concept de psychiatrie est une technologie des individus passant par une thérapeutique, tandis que celui desanté mentale est une technologie de populations, qui ne recourt pas nécessairement à la thérapeutique, mais reste ancré dans une même logique gestionnaire.En outre, ils remarquent – et déplorent – que si la psychiatrie a suscité ses propres alternatives, ce n’est pas (encore?) le cas de la santé mentale. Enfin, comme laplupart des intervenants de la journée, c’est à la médicalisation généralisée qu’ils s’en prennent, tout en précisant : « Lamédicalisation, ce n’est pas l’emprise corporatiste des médecins, mais bien l’appropriation des grilles de lecture médicales par l’ensemble de la population. »
Plaçant son intervention en regard de la phrase du psychiatre français Lucien Bonnafé – « On mesure le degré de civilisation d’une sociétéà la manière dont elle traite ses fous » –, Patrick Coupechoux, collaborateur au Monde diplomatique et auteur d’un Monde de fous3, a ensuitedépeint la situation accablante des tendances actuelles en santé mentale – vues depuis la France. Il les voit marquées par la domination de la psychiatrie biologique– et de son présupposé qui voudrait que « quand on aura trouvé tous les médicaments, on aura réglé tous les problèmes » –allant main dans la main avec l’emprise de l’industrie pharmaceutique et une idéologie gestionnaire plus occupée de protéger la société contre ladangerosité4 que de traiter les personnes. Un ensemble de facteurs qui, combinés, donnent des résultats aberrants, et conduisent à recréer des asilesd’un nouveau type – comme en atteste, par exemple, la présence dans les prisons françaises de 45 % de détenus présentant des « troubles mentaux»5.
Le comportement des chômeurs
Dans cette logique de retour du refoulé social de la santé mentale, un atelier était consacré à la banalisation de la souffrance qui frappe aussi bien lestravailleurs et les chômeurs et de la violence qui leur est faite, ainsi qu’aux injonctions à l’emploi. Yves Martens, animateur de la Plate-forme Stop chasse aux chômeurs, y aénoncé quelques-uns des double-binds névrogènes des dispositifs d’activation des chômeurs. Ainsi, par exemple, l’injonction paradoxale à chercher unemploi, qui n’existe pas, une démarche qui, dans les conditions actuelles, revient pour les personnes précarisées, à « se gratter pour se faire rire »,à faire les démarches et les mouvements demandés, même si leur finalité alléguée demeure illusoire. Tel qu’il existe actuellement, pensé selonYves Martens sur le modèle de la course d’obstacles, le dispositif favoriserait en outre des comportements psychologiquement problématiques faits de petits arrangements, de menusmensonges et de mises en récit de son propre parcours à des fins uniquement stratégiques : ce serait surtout une bonne école de comédiens! Pour démontrer ladimension psychologisante du dispositif d’activation, il s’est en outre livré à un simple exercice d’analyse sémantique à partir des termes officielsemployés pour nommer la politique – activation du comportement de recherche d’emploi. Preuve, selon lui, que ce qui est visé, c’est une modificationd’ordre psychologique, et pas l’exécution d’une simple contrainte administrative supplémentaire.
Inspirée de Robert Castel, la conclusion de cet atelier aurait pu être celle de tout le colloque : « La psychologisation constitue une rationalisation efficace del’échec social. » Une rationalisation face à laquelle l’Autre « lieu » semble toujours aussi décidé à jouer le rôle de poilà gratter… et pas pour se faire rire !
Les maisons peules
Actuellement, l’Autre « lieu » gère et anime trois maisons communautaires non thérapeutiques dont le but est de répondre à des besoins qui allientlogement, environnement et santé mentale.
L’objectif de ces maisons communautaires est d’offrir un logement convenable et des garanties d’insertion durable à des populations fragilisées sur le plan socialet/ou psychique. Deux de ces maisons sont habitées par des Peuls – ethnie de l’Afrique de l’Ouest (Mauritanie) – qui accueillent au sein de leur communauté despersonnes souffrant de problèmes psychiatriques. Outre que cette expérience de solidarité transculturelle offre des alternatives concrètes à la psychiatrisation,L’Autre « lieu » souhaite aussi qu’elle serve à tisser des liens concrets entre exilés : immigrés, parfois réfugiés politiques, d’une part, exclussociaux et psychiatrisés de l’autre. Bref, rendre effective la devise de l’asbl, « Être quelqu’un pour quelqu’un ».
Pour tout renseignement ou témoignage:
contacter Aurélie Ehx à l’Autre « lieu ». Tél. : 02 230 62 60 – courriel : aurelie.ehx@autrelieu.be
1. Rapa/L’Autre « lieu », rue Marie-Thérèse, 61 à 1210 Bruxelles –
tél : 02 230 62 60.
2. Mario Colucci et Pierangelo Di Vittorio, Franco Basaglia. Portrait d’un psychiatre intempestif, Éditions Érès, 2005.
3. Patrick Coupechoux, Un monde de fous. Comment notre société maltraite ses malades mentaux, Seuil, 2006.
4. La dangerosité ou, pour reprendre un beau néologisme qu’affectionne l’Autre « lieu », la « dérangerosité ».
5. Sur ce sujet, on lira le témoignage édifiant de Catherine Herszberg, dans son livre, Fresnes, histoires de fous. Seuil, 2006. Journaliste indépendante, l’auteurea accompagné l’équipe psychiatrique de la prison de Fresnes », de décembre 2005 à avril 2006 et y a vu : « Des fous que les prisons de France se refilent commedes « patates chaudes ». Des fous qui échouent de plus en plus souvent au mitard. Des fous qui, au fond de leur cellule, s’enfoncent chaque jour davantage dans la maladie mentale. Des fous tropfous pour les hôpitaux psychiatriques qui, faute de moyens, ne peuvent plus les accueillir. »