Mardi 17 décembre 2013. Laurette Onkelinx (PS), alors ministre fédérale de la Santé, enrage. Le Plan alcool 2014-2018 qu’elle tentait de faire aboutir vient de tomber à l’eau. Lourd de 33 mesures censées faire diminuer la consommation nocive d’alcool dans notre pays, il n’a pas été soutenu par quelques-uns des 22 ministres (fédéraux, régionaux, communautaires) composant la Conférence interministérielle (CIM) Santé. Dans les pages du quotidien L’Avenir, l’élue socialiste pointe «une petite minorité des 22 ministres qui a préféré suivre les appels enivrants des lobbys de l’alcool plutôt que de prendre leurs responsabilités en adoptant le Plan alcool». Dans son viseur, on trouve les libéraux flamands, l’Open VLD, qui se sont opposés à l’interdiction de vente d’alcool dans les distributeurs automatiques. Autre pomme de discorde: les ventes autorisées aux plus de 16 ans et aux plus de 18 ans.
À cette époque, Martin de Duve, alcoologue, est déjà directeur de l’asbl «Univers Santé», créée par l’UCLouvain afin de développer des actions de promotion de la santé en milieu étudiant. Et cet échec le laisse pantois. «Je pense qu’il y a une frilosité politique sur cette question, probablement due à des aspects culturels, explique-t-il aujourd’hui à Alter Échos. L’alcool, c’est notre drogue culturelle. Les politiques sont frileux à l’idée d’aborder cette question de peur de passer pour des hygiénistes, des emmerdeurs. Mais les chiffres sont malheureusement assez clairs…» Effectivement, ils le sont. Outre ses effets «dérivés» (accidents de la route et domestiques, violences conjugales et familiales), l’alcool est la quatrième cause de mortalité et de morbidité chez les plus de 15 ans en Belgique, d’après le dernier avis du Conseil supérieur de la santé sur les dommages et risques liés à la consommation d’alcool, publié le 31 janvier 2025. «Il y a 200 pathologies liées à l’alcool, ce n’est pas un produit anodin», complète Martin de Duve. Un constat qui n’empêche pas la Belgique de louper le coche une deuxième fois, le 27 mars 2017, lorsque la ministre de la Santé Maggie De Block (Open VLD) retire le point relatif à un nouveau plan alcool de l’ordre du jour de la CIM Santé.
Pourtant, le 29 mars 2023, miracle: la Belgique tient enfin son Plan alcool, après près de deux ans de travail. Couvrant la période 2023-2025, il contient 75 actions et neuf missions que l’on peut résumer à un objectif: réduire la consommation nocive d’alcool et ses conséquences directes ou indirectes, singulièrement pour les plus jeunes. Alors, tout est bien qui finit bien? À voir. Car dès sa présentation, le Plan est critiqué par le secteur de la prévention et de la santé pour son manque d’ambition. «Si on le regarde bien, il est vraiment vide», constate Pierre Maurage, docteur et professeur en psychologie à l’UCLouvain et spécialiste des effets psychologiques et cérébraux de l’alcool. Pourtant, les premières moutures du Plan contenaient bon nombre de mesures ambitieuses. Mais dans une séquence ressemblant étrangement à celle de 2013, celui-ci s’est vu vidé de bon nombre d’entre elles, sous l’influence principale du MR cette fois-ci…
Des mesures «basculantes» mises de côté
«Interdiction générale des boissons alcoolisées sur les panneaux publicitaires»; «Interdiction de parrainage pour les lieux susceptibles d’être fréquentés par les mineurs (mouvements de jeunesse, sport…)» ; «Imposer aux distributeurs de proposer au moins deux offres de boissons non alcoolisées moins chères que l’unité d’alcool la moins chère»… La lecture de certaines des mesures contenues dans la version intermédiaire du 7 juillet 2022 du Plan alcool, qu’Alter Échos a pu se procurer, est impressionnante. Quelques mois plus tard, cependant, toutes celles-ci ont disparu du plan officiel du 29 mars 2023. «Les mesures ‘basculantes’, qui étaient dans le giron du fédéral, ont été soit mises de côté, soit complètement amoindries», analyse une source proche du dossier, qui a préféré rester anonyme. «Le Plan ne repose en fait que sur les Régions (et les mesures de prévention, promotion de la santé qui y sont contenues, sans être financées, NDLR). Ce Plan, ce n’est pas un plan fédéral», renchérit Catherine Van Huyck, directrice de l’asbl Modus Vivendi, qui travaille sur la réduction des risques liés à l’usage de drogues.
Parmi les mesures ainsi «amoindries», on retrouve l’interdiction de vente d’alcool «le long des autoroutes», qui est devenue «dans les stations-service le long des voies rapides entre 22 h et 7 h». Quant à la publicité, initialement interdite «à la télévision et à la radio entre 6 h et 19 h», elle l’est désormais au cours d’«une période qui court à partir de 5 minutes avant jusqu’à 5 minutes après une émission qui vise principalement un public mineur d’âge» ou encore «dans les journaux périodiques qui visent principalement un public mineur d’âge»… «Quand je raconte ça dans des congrès internationaux, tout le monde rit», souligne Pierre Maurage, qui fut auditionné comme expert par le groupe de travail interfédéral en charge de l’élaboration du plan, logé au sein de la Cellule générale de politique drogues. Composée de représentants des ministres compétents en matière de drogue du fédéral et des entités fédérées, c’est donc en son sein que le plan fut discuté puis partiellement détricoté. Un détricotage derrière lequel on peut voir l’ombre du MR et de son représentant, Nicolas Ledent, comme en atteste la version du plan du 7 juillet 2022. Les mesures citées plus haut, supprimées en bout de course, contiennent toutes la petite annotation «Opposition MR». Contacté par Alter Échos afin d’obtenir le point de vue du parti sur cette séquence et pour pouvoir parler à Nicolas Ledent, Quassem Fosseprez, le porte-parole du MR, n’a pas donné suite à ces demandes. Plusieurs sources, qui ont préféré rester anonymes, décrivent pourtant des débats tendus au sein du groupe de travail entre, d’un côté, l’ensemble des représentants des ministres de la Santé et, de l’autre, le représentant du MR. Et font état de messages reçus de la part d’alcooliers visiblement bien informés des mesures en cours de discussion… Des alcooliers qui avaient par ailleurs pu faire part au groupe de travail de leur opinion par rapport à la première mouture du plan dans un Google doc.
Mais ce n’est pas qu’au sein du groupe de travail que les choses semblent s’être jouées. Au fédéral aussi, certains points ont été supprimés ou remplacés par des mesures moins ambitieuses. Dans une note du 9 novembre 2022 adressée au Kern (le conseil ministériel informel qui réunit tous les vice-Premiers ministres du gouvernement autour du Premier ministre) par le cabinet de Frank Vandenbroucke (Vooruit), le ministre fédéral de la Santé, on apprend que subsistent «une série de points d’achoppement dans le Plan, qui concernent la réglementation du marketing, la vente d’alcool et les prix». «L’objectif de cette note est d’aboutir à une proposition viable qui permettra aux partenaires fédéraux de revenir vers le groupe de travail interfédéral en s’exprimant d’une seule voix pour poursuivre les négociations», peut-on encore lire. Avant de découvrir des contre-propositions, comme celle visant à l’interdiction de la publicité cinq minutes avant ou après une émission destinée à un public de mineurs ou dans des magazines destinés à celui-ci, déjà évoquées plus haut.
Malgré cela, le Plan sera donc bien adopté par l’ensemble des entités impliquées, Régions et Communautés comprises. Aurait-il fallu, pour certains, le recaler? «Cela aurait pu être une option et valider le Plan a constitué un choix pas évident à faire, admet Alain Maron (Écolo), ministre de la Santé à Bruxelles. Mais nous ne pouvions pas obtenir plus et il était compliqué de ne pas en être. C’est un résultat a minima, un texte qui limite les dégâts.» De son côté, le cabinet de Frank Vandenbroucke n’a pas souhaité s’exprimer tant que les négociations fédérales, auxquelles Vooruit et le MR participent actuellement, sont en cours.
Une «substance toxique»
Reste à savoir pourquoi tant de mesures du Plan ont été supprimées. Alter Échos a sollicité les principaux représentants du secteur: AB Inbev, les Brasseurs belges (bières) et Vinum et Spiritus (vins et spiritueux). Le premier n’a pas souhaité donner suite à notre demande. La fédération des brasseurs salue un plan jugé «équilibré», tandis que la fédération belge des vins et spiritueux souligne qu’«il est crucial de faire la distinction entre la consommation d’alcool modérée et la consommation nocive d’alcool».
Cet argument des alcooliers est bien connu des experts et pourrait finalement expliquer le détricotage du plan: seuls 10% des Belges ont un problème avec l’alcool, alors pourquoi ennuyer les 9 Belges sur 10 qui boivent normalement? Or, si les effets de la dépendance à l’alcool sur le cerveau sont depuis longtemps documentés par la littérature scientifique, celle-ci «met aussi en avant, depuis une vingtaine d’années, les effets précoces de l’alcool sur le cerveau des jeunes, appuie Pierre Maurage. Même sans être alcooliques – les étudiants ou adolescents le sont rarement –, des effets cérébraux massifs sont observés.» Chez les «binge-drinkers», qui boivent ponctuellement de grandes quantités d’alcool, l’alcool ne va pas détruire les neurones (comme c’est le cas chez les personnes dépendantes de longue date), mais plutôt altérer leur fonctionnement: «Après un an, on voit que le cerveau fonctionne de façon moins rapide, moins efficace, moins intense.» Le Conseil supérieur de la santé (CSS) martèle d’ailleurs dans ses avis consacrés à la réduction des risques liés à la consommation d’alcool qu’il considère celui-ci comme une «substance toxique», pour lequel «il n’y a pas de niveaux de consommation sans risque pour la santé».
Autre «mythe», selon Pierre Maurage: l’addiction est affaire de volonté. «C’est une idée persistante, que j’ai déjà entendue dans la bouche de certains politiciens de droite: est-ce que la dépendance aux substances est une responsabilité individuelle ou sociétale? Si pour eux l’addiction est un choix, c’est un truc qui date des années 60 pour les chercheurs en addictologie.» Les données scientifiques actuelles vont toutes dans le même sens: plus on commence à boire jeune, plus les risques de dépendance à l’âge adulte sont élevés. D’où la volonté qui s’inscrit en filigrane des mesures mise en avant par les experts, dans le cadre du Plan alcool, de retarder autant que possible l’âge de la première consommation.
Les négociations du Plan alcool auront tout de même eu le mérite, selon Pierre Maurage, de mettre en exergue «la grande unité de la communauté scientifique belge» en matière d’alcool. Même unanimité au sein du groupe d’experts (dont Pierre Maurage et Martin de Duve faisaient partie) consultés pour le dernier avis du Conseil supérieur de la santé consacré aux mesures de réduction des dommages et des risques liés à l’alcool. L’avis appelle à réduire l’attractivité (notamment en interdisant complètement la publicité et le marketing) et la disponibilité (avec une limite d’âge à 18 ans pour toutes les boissons alcoolisées) de l’alcool, afin de retarder l’âge de la première consommation. Mais aussi à améliorer l’accès aux soins.
À consommer avec modération
Sur ce dernier point, le Plan a timidement ouvert la voie à une éventuelle reconnaissance du titre d’alcoologue, et donc à un remboursement des consultations. Une urgence, selon Martin de Duve, qui souligne que «sur 100 personnes qui ont un problème d’alcool, seules 15 vont être diagnostiquées et 8 prises en charge. Il y a donc un ‘treatment gap’ de 92%. Et en moyenne les gens mettent dix-huit ans à consulter. Quand ils arrivent, la dépendance est souvent déjà trop avancée. S’ils consultaient plus tôt, cela coûterait beaucoup moins à tout le monde». Autre mesure intéressante du Plan: la mise en place d’un groupe de travail afin d’analyser la mise en place d’un prix minimum pour l’alcool.
Aux consommateurs qu’il accompagne, Martin de Duve ne vante pas nécessairement les mérites de l’abstinence: «Beaucoup pensent encore que c’est la seule solution face aux problèmes de consommation d’alcool, ce qui freine le recours aux soins.» De même, au niveau politique, l’alcoologue plaide pour la tempérance: «Quand on parle des psychotropes en général, dont l’alcool fait partie, les modèles les plus utiles sont ceux avec une régulation publique forte. Quand on est dans la prohibition totale d’un côté, ou la liberté totale de marché de l’autre, c’est là qu’on a le plus de dommages.»
Une régulation publique qui reposerait sur «des données de santé publique» plutôt que sur des «représentations culturelles», comme c’est le cas actuellement, selon lui. Car la complaisance politique, notamment de la droite, à l’égard de l’alcool ne serait pas uniquement affaire d’intérêt économique ou de vision philosophique sacralisant la liberté individuelle. «Si le plan alcool a été conçu comme ça, si les alcooliers ont autant leur mot à dire, si les politiques sont si rétifs à mettre en œuvre des changements, ce n’est pas de la méchanceté. C’est l’ambiance générale en Belgique, abonde Pierre Maurage. Si la population considérait comme scandaleux qu’il y ait de la publicité pour l’alcool à n’importe quelle heure ou que dès 6 ans on soit au courant que quand on fait du foot, on boit de la Jupiler (en référence à la Jupiler Pro League, le championnat de Division 1, NDLR), je pense que les politiques réagiraient différemment.»
Des (petits) pas en plus?
Le Plan alcool couvre la période 2023-2025, mais il s’inscrit dans le cadre d’une «Stratégie interfédérale en matière d’usage nocif d’alcool», qui s’étend, elle, jusqu’à 2028. En fonction des orientations que prendra le futur gouvernement fédéral, un nouveau Plan pourrait voir le jour pour la période 2026-2028.
Au niveau wallon en tout cas, où le nouveau ministre de la Santé, Yves Coppieters (Les Engagés), est un médecin en santé publique, on ne cache pas ses espoirs de voir le Plan bonifier. «La Wallonie avait émis des réserves quant au contenu de ce Plan, notamment par rapport à l’absence de mesures concernant l’étiquetage, qui gagnerait à mentionner la quantité totale d’alcool du contenant, le nombre d’unités d’alcool, de rappeler les limites de consommation, car bon nombre de consommateurs n’ont absolument aucune idée des limites de consommation recommandée par l’OMS, nous indique le cabinet du ministre. Les volontés de la Région seront donc, lors de la rédaction du prochain plan, l’adoption de mesures plus ambitieuses, comme elles l’étaient initialement, avec une attention toute particulière aux plus jeunes et aux femmes enceintes.»
Demeurent plusieurs inconnues: Les Engagés parviendront-ils à faire plier le MR, leur partenaire de majorité au fédéral? Les alcooliers suivront-ils? Notons que Vinum et Spiritus se dit favorable à une harmonisation de l’âge minimum requis pour acheter de l’alcool à 18 ans pour toutes les boissons alcoolisées. Quant aux experts et au secteur associatif, qui n’ont pas caché leur désillusion à la suite des négociations, concéderont-ils à un deuxième round? «Personnellement, je suis assez rétif à l’idée de refaire ce genre de démarches. Pas par rancœur, mais par sentiment d’inutilité complet, confie Pierre Maurage. Il y a des gens qui croient en la politique des petits pas, qui disent que c’est tant mieux si on a déjà ce Plan. J’entends. Mais à ce rythme on peut encore attendre six siècles. La théorie des petits pas, ce sont de tellement petits pas que, finalement, on recule.»