Interview d’Olivier De Schutter, rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation
Dans le cadre de sa mission pour les Nations Unies, Olivier De Schutter entreprend, depuis 2008, des visites sur le terrain, tant au Nord qu’au Sud, et consulte autoritéspolitiques, entreprises, associations et représentants de citoyens, pour émettre ensuite des rapports et recommandations sur la situation alimentaire à travers lemonde1. Une position privilégiée pour percevoir ce que pourrait, et devrait, être une alimentation respectueuse de la planète, mais aussi de tous les hommes,du producteur au consommateur.
Alter Echos : L’alimentation durable est un concept complexe encore peu connu et mal maîtrisé. Pouvez-vous en donner une définition en quelques mots ?
Olivier De Schutter : Ma vision de l’alimentation durable comprend quatre dimensions auxquelles on doit reconnaître une égale importance. Jusqu’àprésent, on s’est focalisé sur l’apport de calories et de micronutriments. Mais la prise en compte de cette fonction biologique de l’alimentation est largementinsuffisante. L’alimentation durable intègre également trois autres dimensions. Premièrement, une dimension sociale, tant pour les producteurs que pour lesconsommateurs. C’est-à-dire que le producteur doit bénéficier d’un revenu suffisant pour vivre décemment de son travail et pouvoir investir dans sa production,tandis que le consommateur doit pouvoir s’alimenter correctement. Ensuite, une dimension environnementale qui comprend la préservation de l’agrodiversité, des sols, del’eau, etc. Et enfin, la santé. Depuis cinquante ans, la priorité des gouvernements a été de « booster » la production par l’augmentation desrendements pour assurer la sécurité alimentaire. On n’a pas accordé assez d’attention à l’adéquation de l’alimentation à notresanté. Aujourd’hui, on se rend compte que c’est une erreur, qu’il faut intégrer ces quatre dimensions. Elles sont parfois difficiles à concilier, mais ellessont toutes indispensables et il faut chercher des compromis.
Rééquilibrer les rapports de force
AE : Le « durable » est souvent réduit à sa dimension environnementale. Quelle est la place du social dans l’alimentation durable, du point de vue des producteurset des consommateurs ?
ODS : La question de l’accessibilité économique de l’alimentation a longtemps été traitée par l’idée de produire plus pour pouvoirdiminuer les prix. On n’a pas vu que cette approche « low cost » avait des conséquences majeures sur les producteurs en début de chaîne. Parallèlement,les grandes entreprises multinationales se sont fortement concentrées et sont devenues les gagnantes du système. Aujourd’hui, on doit revoir la chaîne alimentaire pourqu’elle redevienne viable pour les petits producteurs. Les rapports de force sont très déséquilibrés en faveur des monopoles ou monopsones3de l’industrie agroalimentaire. Ils régulent entièrement le marché et les prix. Or, sans une meilleure répartition des bénéfices, du producteur auconsommateur, la concentration du secteur agroalimentaire va encore s’accentuer et les déséquilibres seront de plus en plus forts.
De plus en plus d’initiatives apparaissent, un peu partout dans le monde, sur l’idée du juste prix pour toute la chaîne. En Afrique du Sud par exemple, le Food SecurityLab organise une table ronde de l’ensemble des acteurs : producteurs intermédiaires, consommateurs, pouvoirs publics, etc. Elle vise à stimuler un dialogue sur les prix et ledéveloppement de solutions durables dans l’intérêt de tous. On constate que même les gagnants actuels du système, les gros acteurs de l’agroalimentaire,participent parce qu’ils n’ont pas intérêt ni à la disparition des producteurs ni à une trop forte concentration de la production.
Une autre dimension sociale, un peu inattendue, apparaît dans le contexte de l’alimentation durable : les circuits courts offrent une occasion de communiquer, entre producteurs etconsommateurs, entre consommateurs, etc. On assiste à la création de liens sociaux. Cet aspect devient de plus en plus important et pourtant, il est complètementnégligé. Nous sommes des animaux sociaux et il est désormais prouvé que notre santé dépend de la qualité et de l’intensité de cesrapports humains. La création de liens sociaux constitue peut-être une cinquième dimension qu’il faut ajouter à la définition de l’alimentation durable,et j’en suis partisan.
Une alimentation de qualité accessible à chacun
AE : Comment les collectivités et citoyens de chez nous peuvent-ils faire le choix de l’alimentation durable, tout en respectant leurs contraintes organisationnelles etbudgétaires ?
ODS : J’évoquerai deux aspects pour répondre à cette question. Tout d’abord, on devrait réfléchir à un index composite quiintègre les quatre dimensions de l’alimentation durable. Un tel outil permettrait aux consommateurs de faire des choix éclairés quant à la durabilité desaliments qu’ils achètent. Parce qu’aujourd’hui, même les personnes bien intentionnées ne savent souvent pas comment s’y retrouver et quels produitschoisir. Un tel index n’est bien entendu pas facile à mettre en place, et c’est une solution qui n’est pas adéquate pour les circuits courts (parce qu’elleconstituerait un obstacle à leur développement du fait de la lourdeur du coût). Mais je pense que ce serait vraiment utile pour les produits de grande distribution.
Deuxièmement, il ne faut pas négliger la démocratisation de l’alimentation, sur l’exemple des Food Policy Councils aux Etats-Unis et au Canada. Ces mouvementscitoyens, développés à l’échelle locale, invitent des représentants de la production et de la distribution pour discuter de la provenance del’alimentation et des possibilités d’améliorer celle-ci. Ces conseils permettent aux citoyens-consommateurs de comprendre et de s’approprier le sujet del’alimentation. Cette démocratie participative dynamise le débat public sur la question.
Enfin, j’aime citer l’exemple remarquable de la politique de Petrus Ananias à Belo Horizonte (Brésil) : la mise en place de circuits courts entre les petits producteurspériurbains et les collectivités (hôpitaux, écoles, etc.) a bénéficié aux plus pauvres aux deux extrémités de la chaînealimentaire(voir « Belo Horizonte : quand le Sud montre lavoie« ).
AE : Aujourd’hui, des voix s’él&egrav
e;vent pour critiquer une alimentation durable réservée aux plus riches. Les publics moins favorisés peuvent-ilségalement se permettre une alimentation plus durable et par quelles voies ?
ODS : Je crois que c’est largement faux de dire que le prix est le principal obstacle à l’alimentation durable. Je l’ai longtemps cru moi-même… Mais plus jetravaille ces questions, plus je suis convaincu que s’alimenter bien n’est pas plus coûteux, sauf dans les cas particuliers des « fooddeserts »4. Les obstacles majeurs à l’alimentation durable, ce sont la perte du savoir-faire culinaire, principalement pour les légumes, et le tempsnécessaire à une cuisine et une alimentation saines. Aujourd’hui, il faut redévelopper une culture alimentaire. C’est par exemple ce que le mouvement internationalSlow Food a bien compris : manger bien, ça concerne aussi le mode de vie et pas seulement le prix et l’organisation des chaînes d’approvisionnement.
Bien sûr, je ne suis pas insensible à la question du prix qui a son importance. A ce sujet, je recommande la taxation des produits les moins sains et la subsidiation des produits lesplus sains, par exemple pour les cantines scolaires et les programmes d’aide alimentaire.
Parallèlement, jusqu’à présent, les subsides agricoles, notamment de la PAC (Politique agricole commune), n’ont pas suffisamment favorisé les fruits etlégumes. Ils ont été axés sur les céréales, parce qu’au moment de leur mise en place, les gouvernements se souciaient de la sécuritéalimentaire. Ils n’avaient pas encore conscience des enjeux de santé. La réforme actuelle de la PAC serait l’occasion de s’interroger sur les liens entre agriculture,alimentation et santé. Mais ce n’est malheureusement pas présent dans les débats pour l’instant. Enfin, on constate aujourd’hui que l’essentiel de notrebudget alimentaire paye le transport, la transformation, l’emballage et le marketing des produits. La part du prix qui revient au producteur est souvent devenue infime. Les circuits courtspermettent de corriger cette situation en supprimant les nombreux intermédiaires. Ils sont par ailleurs beaucoup moins énergivores et devraient, de ce fait, devenir de plus en plusabordables. Investir dans les circuits courts me paraît essentiel pour se protéger de la forte dépendance du secteur agroalimentaire aux prix de l’énergie.
Profits et confusion
AE : Le secteur agroalimentaire a-t-il sa place et un rôle à jouer dans le développement d’une alimentation durable ?
ODS : Je pense que l’industrie agroalimentaire a son rôle à jouer dans l’alimentation durable. De plus en plus de distributeurs sont conscients des attentes desconsommateurs, qui évoluent rapidement pour une offre plus saine et plus durable. Le secteur agroalimentaire propose une réponse par la prolifération de labels etd’initiatives plus ou moins réussies. La principale difficulté, c’est la tension qui existe entre cet objectif de réponse à la demande de durabilité etleur objectif de profit pour les actionnaires. Ces initiatives constituent toutefois un bon signal parce qu’elles sont le témoin d’une prise de conscience. L’autre limite dela prolifération des initiatives, c’est la confusion qu’elle crée chez le consommateur. Ce dernier ne dispose pas de repères stables et harmonisés et n’apas le temps de s’informer beaucoup sur les garanties offertes par les labels. Il y a un risque que ce soient les moins contraignants qui finissent par emporter la mise. C’est pourquoiles pouvoirs publics doivent travailler à l’harmonisation des labels.
AE : Les initiatives alternatives telles que les circuits courts, les potagers solidaires, le commerce équitable, etc., constituent-elles des solutions crédibles à grandeéchelle ?
ODS : Il y a la question de la « scalability » ou augmentation d’échelle. Mais n’oublions pas que ces initiatives locales ont aussi un impact sur le« mainstream ». Par exemple, les marchés fermiers et les paniers de producteurs font pression sur la grande distribution qui propose désormais souvent un rayon deproduits locaux. Il y a donc un effet d’exemplarité, même pour les initiatives qui restent à petite échelle.
D’autre part, si on reprend l’idée des liens sociaux évoquée précédemment, la petite échelle n’est pas forcément une faiblesse.Aujourd’hui, il faut augmenter la part de produits locaux et retrouver un équilibre. Le balancier est allé beaucoup trop loin en faveur des produits étrangers, mais on auratoujours besoin d’importer. Il faut une subsidiarité entre le local et l’importation.
Pas de social sérieux sans action publique
AE : Quels sont les liens avérés entre précarité, malbouffe et problèmes de santé ?
ODS : Il y a des études convergentes qui montrent qu’au-delà d’un certain seuil de revenu par habitant, les personnes en surpoids ou souffrantd’obésité sont surreprésentées parmi les plus pauvres. Cela s’explique en partie par les subsides agricoles qui offrent à l’industrieagroalimentaire des produits peu sains à prix très bas, par exemple le fructose de maïs. L’industrie peut alors proposer aux consommateurs des aliments avec un maximum decalories pour un minimum de dollars. Mais ce n’est pas la seule explication. Les familles pauvres doivent souvent se déplacer pour travailler, ont des horaires difficiles et desstructures familiales plus fragilisées. La plupart du temps, elles ont perdu la culture du repas familial qui évite les comportements de « glouton ». ClaudeFischler5 souligne l’importance de la « commensalité », c’est-à-dire du fait de manger ensemble, qui apporte une régulation sociale ducomportement alimentaire. Quand on mange seul, on a plus facilement tendance à manger trop et mal.
AE : Vous avez parlé de la mise en place d’un index de durabilité, du soutien au développement des circuits courts et de taxes sur les produits les moins sains. Y a-t-ild’autres interventions que vous recommandez aux pouvoirs publics et, plus particulièrement, sur le développement d’une alimentation durable accessible à tous?
ODS : Une série de recommandations se dégage pour une réforme de la gouvernance en matière d’alimentation. Tout d’abord, il faut mettre en place uneorganisation transsectorielle, qui fait défaut pour l’instant, notamment entre les secteurs de l’agriculture, de l’emploi, de l’éducation et de la santé.Deuxièmement, on doit passer d’une approche basée sur les signaux des prix à une approche plus participative des consommateurs. Enfin, les marchés publics, parexemple des cantines scolaires, des hôpitaux, etc., constituent un levier important dont on sous-estime l’effet multiplicateur. Ils contribuent non seulement à la protection del’environnement et au soutien des producteurs l
ocaux, mais également à l’éducation du public sur l’importance de l’alimentation. Des enfants qui ontété sensibilisés à la cantine scolaire éduquent bien souvent leurs parents à la maison.
1. Toutes les notes sont de l’auteur.
2. Site du Rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation : www.srfood.org
3. Un monopsone est un marché sur lequel un seul demandeur se trouve face à un grand nombre d’offreurs (situation inverse du monopole dans laquelle un seul offreur fait faceà de nombreux demandeurs). Le secteur agroalimentaire connaît plusieurs situations de monopsone : sur le marché international du café par exemple, à peine troistorréfacteurs concentrent à eux seuls près de 50 % de la demande mondiale face à plusieurs millions de producteurs.
4. Ce concept, apparu début des années ‘90, définit des zones au sein desquelles la population locale n’a pas accès à une alimentation saineprincipalement pour des raisons de distance et/ou de prix. Les études évaluent à 10 % la proportion de la population américaine concernée par cette situation.
5. Sociologue spécialisé, entre autres, sur les questions d’alimentation, Directeur de recherche au CNRS et Directeur du Centre Edgar Morin (Paris) : www.iiac.cnrs.fr/CentreEdgarMorin