Pour ses vingt ans, le 9 octobre dernier, le Carpe1 avait invité une brochette de spécialistes2 à venir s’exprimer sur l’évolution dela violence chez les jeunes dans une société de plus en plus obnubilée par la « tolérance zéro » face à l’incivisme.
Si la journée a parfois débordé de son contexte, elle a du moins donné matière à réflexion aux spécialistes de l’aide à lajeunesse. La sociologue Carla Nagels3 a placé son analyse sous l’axe socio-économique en retraçant l’évolution des jeunes ces quarantedernières années, en partant de l’emblématique mai 1968. « En cette époque du plein emploi, c’étaient les jeunes bourgeois éduquésqui étaient le fer de lance de la contestation alors que les jeunes travaillant en usine étaient plutôt considérés comme conservateurs. » Au fil de saréflexion, la sociologue en déduit que c’est la structure du marché de l’emploi qui définit la place du jeune dans la société. Or, avec laprécarisation et le chômage massif qui touchent principalement les moins de 25 ans, de nombreux jeunes ne parviennent plus à se faire une place, à devenir adultesresponsables et forment une nouvelle « classe dangereuse ».
Laisser une place à la violence
Inversant les données du problème, Jean-Michel Longneau s’est posé la question de la place de la violence dans notre société. Une violence qui seraitinévitable car elle puise sa source dans des contextes de frustration ou de grande tristesse. Quitte à paraître provocateur, il a émis l’hypothèse quel’expression, sous certaines formes, de la violence pourrait être bénéfique : « Nous vivons dans une société qui pratique le déni de la violence.Au nom d’un idéal commun inatteignable, on légitime donc des actions préventives et sécuritaires. Or, nous avons besoin d’ennemis, d’une certaine formede violence, pour créer du lien social. » Selon le philosophe, plus on empêche une société de se confronter à la violence, plus les individus se repaissent demorbide… qui lui, ne crée pas de lien social. Il explique les actes violents – apparemment gratuits – des jeunes comme les effets différés d’un mal-êtretrop longtemps contenu pour cause de conformité à l’ordre social. « Nous fabriquons des bombes à retardement. En refusant aux jeunes la possibilitéd’exprimer leurs frustrations, ils explosent hors contexte. Ou retournent la violence contre eux-mêmes. » Et le philosophe de se poser la question de l’expression de laviolence comme outil de prévention aux actes de « violence différée ».
Le témoignage de Guy Delhasse4, éducateur depuis vingt-huit ans, se voulait plus pragmatique. Fort de son expérience de terrain, il a avoué son « nonsavoir » avec humilité et revendiqué « le geste » comme base essentielle de son métier. Il a aussi dénoncé quelques dérives, tellel’entrée massive de la psychologie dans l’éducation – « J’ai parfois le sentiment d’être un survivant du geste, que nos actions sontpréparées en laboratoire par toute une série de psy-chologues, -chopédagogues, et autres pédopsychiatres » – ou encore la fascination actuelle pourl’immédiateté et les résultats quantifiables. « Nous ne sommes pas là pour produire du résultat tout de suite et à tout prix ou pour transformerles individus selon nos normes. Notre action s’inscrit sur le long terme. Nous devons amener le jeune à réfléchir sur ses actes et à trouver en lui les forces pouraller de l’avant. »
Un point de vue que partage Christian Defays, directeur du Carpe. « On nous demande de plus en plus des résultats instantanés et visibles. Comme si une petite mesure allaitrésoudre un problème aux causes multiples. » En vingt ans, il estime que le changement le plus significatif concerne les origines socio-économiques des jeunes quicommettent des délits. « Avant, il y avait une mixité sociale. Aujourd’hui, on constate que les jeunes qui nous sont envoyés sont issus des familles les plusdéfavorisées et sont dans des situations d’échec depuis parfois très longtemps. Malgré ce constat, 98% des parents sont présents, s’inscriventdans le processus d’éducation.» Une manière de répondre à la réforme de la loi de 1965 sur l’Aide à la Jeunesse5 qui organiseles stages parentaux et que le Carpe refuse d’appliquer. « Croire que l’on va apprendre aux parents à bien faire leur boulot en trente heures de module, c’est unleurre. Une manière pour la société de se déresponsabiliser ».
1. Le Centre d’aide à la réalisation de prestations philanthropiques et éducatives
– adresse : rue des Raines, 46 à 4800 Verviers
– tél. : 087 31 60 30.
2. Les interventions et débats ont été menés par
– Marc Coupez, responsable de la cellule Aide à la Jeunesse du cabinet Fonck,
– la sociologue et criminologue Carla Nagels,
– le philosophe Jean-Michel Longneaux,
– le journaliste David Lallemand et
– l’éducateur Guy Delhasse.
3. Auteure de la thèse en criminologie, « Jeunes et violence. Une rencontre programmée par la crise de solidarité », soutenue en 2004 àl’Université libre de Bruxelles et récompensée par le Prix français de criminologie en 2006 à Paris.
4. Guy Delhasse a fait part de ses expériences professionnelles dans les recueils Quatre saisons d’un éducateur spécialisé publiés en 1994 et2004. Le tome II est paru aux éditions Memor, Bruxelles, dans la collection « Transparences ».
5. La loi du 8 avril 1965 a été réformée par les lois du 15 mai 2006 et du 13 juin 2006. L’une des mesures principales mises en place par la réforme est lestage parental destiné aux parents d’un mineur ayant commis une infraction.