La Pologne, qui a rejoint l’Union européenne en 2004, affiche la plus forte croissance du Vieux Continent. Débarrassée de ses oripeaux communistes, Varsovie séduit parson énergie. Et attire de plus en plus de multinationales. En réalité, le tigre de l’Est est devenu champion des « contrats poubelle ». Sans sécuritésociale, sans points de retraite, sans congés payés. Premiers à en pâtir : les jeunes et les femmes, fragilisés sur l’un des marchés du travail les plusinégalitaires d’Europe.
Au sud, la faillite de la Grèce a plongé la vieille Europe dans un abîme d’incertitudes. Au nord, la Pologne, poids lourd de la nouvelle Europe, surfe sur unevague d’euroenthousiasme. Co-organisatrice de l’Euro 2012 de football, la Pologne est déjà championne de la croissance européenne. En 2011, Varsovie a affiché la plusforte progression de l’Union, en dehors des États baltes. Après une augmentation de 4,3 % de son PIB en 2011, le pays devrait afficher une hausse de 2,6 % cette année,porté par sa demande intérieure forte. Beaucoup mieux que la récession (– 0,3 %) pronostiquée pour la zone euro. Du coup, les «plombiers polonais » quisont allés chercher fortune au milieu des années 2000 en Europe occidentale, reprennent désormais le chemin de leur pays pour profiter d’un niveau de vie qui se rapproche desstandards occidentaux.
En surface, les indicateurs sont au beau fixe. Le taux de chômage en Pologne a reculé en mai à 12,6 % de la population active, après 12,9 % en avril et 13,3 % en mars,selon le Bureau national des statistiques. Le nombre de chômeurs fin mai atteignait 2,01 millions dans ce pays de 38 millions d’habitants. En dix ans, le salaire moyen est passé de 140à 800 euros par mois. Le panier moyen dans les hypermarchés a, quant à lui, augmenté de 30 à 40 % en valeur ces cinq dernières années. Y a-t-il unmiracle polonais ? Non, répondent les spécialistes. Pour eux, la bonne santé de la Pologne tient à une conjugaison de facteurs. C’est un pays qui a une économiediversifiée et un vaste marché intérieur (38 millions d’habitants). Plus encore que le commerce extérieur, c’est la consommation des ménages qui tire la croissance.Or celle-ci ne faiblit pas. Les investissements publics sur fonds européens y sont pour beaucoup. Routes, chemins de fer, stades… Une somme d’atouts que les autorités exploitentd’autant plus avidement qu’ils ne seront pas éternels.
De plus en plus de multinationales
A Varsovie, où les façades de verre et d’acier et les cafés branchés effacent progressivement l’architecture stalinienne, l’économie collectiviste n’est plusqu’un souvenir lointain. Le pays est entré dans l’économie de marché au milieu des années ’90, parfois à l’excès mais avec une réussite réelle.« On nous a longtemps comparé aux peuples du tiers-monde, devant faire la file pour une mie de pain ou fuyant le pays par manque de perspectives », explique JaroslawJanecki, économiste en chef à la Société générale à Varsovie. « Aujourd’hui, nous tenons enfin notre revanche. En Europe, tout le monde apeur de perdre sa note [des agences de notation financière]. Ici, c’est le contraire ! La Pologne ne pense qu’à gagner un grade de plus ! », s’amuse-t-il, avant de rappeler que,même au plus fort de la crise, en 2009, les investissements directs étrangers n’ont cessé d’affluer.
Dopée par les Fonds européens, dont la Pologne est le principal bénéficiaire au sein de l’UE, la capitale attire de plus en plus de multinationales. Les enseigneseuropéennes et américaines s’étalent à chaque coin de rue. L’Allemagne reste le premier partenaire. De nombreux industriels (VW, notamment) et sous-traitants y sontimplantés et cette prééminence va s’accentuer avec la mise à niveau des aéroports régionaux et l’achèvement de l’autoroute Varsovie-Berlin. La Chinen’est pas en reste : en 2011, le commerce entre les deux pays a atteint 14,55 milliards d’euros contre 12,7 milliards en 2010, selon les statistiques polonaises. Et suite à la visite dupremier ministre chinois Wen Jiabao, en avril, ces perspectives pourraient doubler en cinq ans. Avantages pour les employeurs : une densité plus élevée d’universitaires et uneultra-flexibilité extrêmement vantée sur le marché du travail.
Un pays à deux vitesses
Mais chaque « miracle » a son revers. En novembre, le premier ministre libéral, Donald Tusk, a annoncé un vaste train de réformes destinéesà protéger la croissance. Après la nomination de son nouveau gouvernement, D. Tusk a annoncé le relèvement de l’âge de la retraite, ainsi que la suppressionde plusieurs abattements fiscaux et privilèges de certains groupes professionnels (militaires, policiers, juges, agriculteurs, membres du clergé). S’ils le souhaitent, les hommespourront s’arrêter de travailler à 65 ans et les femmes à 62 ans, mais le montant de leur retraite sera diminué de 50 %. Le projet a soulevé une vague deprotestations. Dix mille personnes ont défilé dans les rues, fin mars. A ses détracteurs, Donald Tusk, répond que si l’âge de la retraite n’est pas repoussé,le pays devra augmenter drastiquement les cotisations sociales et le taux de TVA, ou réduire de 50 % le montant actuel des retraites.
La réforme des retraites a jeté une focale sur les contrats de travail et les revenus. Si une jeunesse dorée exhibe sans pudeur sa réussite, près d’unemployé sur trois a un statut précaire, qui ne lui garantit parfois aucun droit. A Varsovie, près de 60 % des nouveaux employés travaillent sur base de contratstemporaires, sans sécurité sociale, sans points de retraite, sans congés payés. Disponibles à tout moment, ils peuvent être congédiés du jour aulendemain. 27 % des actifs polonais sont embauchés à durée déterminée. C’est le taux le plus élevé de l’UE. Selon le ministère desFinances, 796 000 autres Polonais travaillaient en 2010 sous contrat de mandat ou sous contrat d’ouvrage. En réalité, le tigre de l’Est est devenu le champion des « contratspoubelles ». Les diplômés passent d’un stage non rémunéré à un autre, un jeune sur quatre est chômeur, trois sur cinq travaillent souscontrat temporaire. Plus que d’une « génération perdue », les médias parlent d’une « génération sur commande », corvéable etmalléable à souhait.
« Contrats poubelle »
Les âges se croisent à Varsovie, comme les tramways neufs et ceux de l’époque communiste, encore en circulation. Les enseignes mondialisées de fast-food côtoientles « bars à lait », les restaurants bon marché du passé. Ces derniers ont encore leurs fidèles. Car si la croissance est là, elle
n’est pas encorepartagée et son inévitable corollaire, la consommation, éveille chez certains rêves et désillusions. Cinéaste de formation, Urszula a étudié lesLettres à la Sorbonne, à Paris. Rentrée au pays il y a un an, elle a cherché plusieurs mois avant de décrocher un petit boulot. « Après mesétudes j’ai rêvé de travailler dans le secteur audiovisuel, mais j’ai essuyé des refus partout, faute de réseau », explique-t-elle dans un cafévarsovien, un plaisir qu’elle s’accorde aujourd’hui très rarement. « Avec le temps, j’ai réduit mes ambitions et j’ai postulé partout, en abrégeant mon c.v.pour ne pas paraître surdiplômée. Je suis actuellement « fixer » et « searcher » au sein d’une agence de production. Mon travail consiste à trouver des témoignages età organiser des interviews pour des équipes de journalistes étrangers. Surtout des Français », confie Urszula, entre deux tranches de croissant. Seulregret : pas de contrat. Juste un « bon de commande » pour chaque mission. « Je travaille en mode projet. On m’appelle quand mes compétences sontjugées utiles et on me paie au forfait, pour toute la durée de la mission », explique-t-elle. « Je preste généralement des journées de neufheures, comme tous les salariés. Mais mes horaires sont plus flexibles. La mission, quant à elle, peut durer plusieurs mois ». Son revenu : 4000 zlotys, soit 948 euros.Exemptés d’impôts et de cotisations sociales. Le revers ? Pas de sécurité sociale, pas de points de retraite, pas de congés payés, aucun soutien en casde maladie. Et un projet qui s’étale déjà sur deux mois.
Ancienne manager RH dans une agence d’intérim, Ewelina, 30 ans, a été confrontée de près à cette réalité. « Les employeursrecherchent des gens ultra-flexibles, qui peuvent travailler du jour au lendemain, presque sur commande. Ou alors trois mois sans être payés », explique-t-elle. Ceux qui ontun contrat de mandat bénéficient d’une couverture sociale, ils peuvent être remboursés de leurs visites chez le médecin et ont droit au congé maladie s’ilscotisent à une assurance spécifique. En revanche, ils n’ont pas de congés payés, pas de salaire minimum garanti, pas d’heures supplémentairesrémunérées. On peut les virer du jour au lendemain. « Le pire des statuts, c’est le contrat d’ouvrage. Pas de cotisations sociales, pas d’assurancemaladie, pas de retraite, pas d’incapacité de travail et pas de congés non plus. Bref, aucune protection », explique Ewelina. Malgré une loi qui protègeles travailleurs intérimaires, la plupart des agences doivent recruter sur ces termes, sinon elles perdent leurs clients. « Ces pratiques touchent surtout les métiers ducommerce, l’horeca et la grande distribution. Mais depuis quelques années, elles se répandent dans presque tous les secteurs, des PME locales aux groupesétrangers. »
Le marché du travail se dualise
Comme ailleurs en Europe, le marché du travail polonais creuse le fossé entre deux catégories : les salariés titulaires d’un CDI, bénéficiant de lastabilité, de l’avancement et d’augmentations de salaire ; et les travailleurs temporaires, plongés dans l’incertitude, constamment menacés par le chômage etconfrontés à des perspectives médiocres. Cette dualisation se répand. Ces derniers temps, les contrats d’ouvrage et les contrats de mandat tendent même às’imposer dans les bureaux communaux et les municipalités. « Les congés des employés, l’indemnité de départ, les délais de préavis, lescongés de maternité sont récemment devenus une question clé dans le processus de recrutement dans l’administration. Presque une hantise, explique Tomasz, économisteà PricewaterhouseCoopers Polska. On tente de faire des économies. Or même pour les employeurs publics, les CDI représentent aujourd’hui un danger. »
Et de poursuivre, amer : « Les jeunes ayant une formation universitaire ne peuvent plus s’attendre à ce qu’un employeur vienne leur tendre un CDI. Le contrat à vie,stable, sécurisant, c’est un concept qui appartient au passé. La nouvelle mentalité des Polonais est celle de l’entrepreneur : il doit se battre tous les jours pourremporter de nouveaux contrats. A chacun de faire ses preuves ». Si les syndicats ont tendance à déserter le paysage social, le gouvernement actuel prévoit d’instaurerde nouvelles formes de contrats hybrides, entre les contrats de mandat et les contrats à durée déterminée. Parmi eux, le « contrat de projet ».« Il s’agit d’un contrat à durée déterminée signé juste pour accomplir une tâche spécifique. Lorsque le projet se termine, lecontrat expire. Sans aucun engagement de l’employeur. Mais avec des points de retraite pour le travailleur », a expliqué au journal Gazeta Wyborcza, Jacek Mecina, vice-ministre duTravail et des politiques sociales, responsable du marché du travail. En tant que laboratoire de l’ultra-flexibilité, la Pologne dessine-t-elle les contrats d’avenireuropéens ?
Les chiffres du miracle :
Population
38 millions
Varsovie
1,7 million d’habitants
Taux de croissance
5 % en 2008, 1,6 % en 2009, 3,8 % en 2010, 4,3 % en 2011.
prévision pour 2012 : 2,5 %
Produit intérieur brut par habitant (PIB)
63 % de la moyenne européenne, contre 54 % en 2004.
Subventions européennes
67 milliards d’euros pour 2007-2013, 70 à 80 milliards attendus pour 2014-2020
Investissements directs étrangers
10 milliards d’euros en moyenne chaque année (mais 6 milliards d’euros en 2009).
Dette publique
58,3 % du PIB
Inflation
4,5 %
Déficit budgétaire
5,3 % du PIB en 2011
Chômage
Le nombre de chômeurs fin mai atteignait 2,01 millions, soit 12,6 % de la population active. Moitié moins qu’il y a dix ans.
Salaire mensuel moyen
3 666 zlotys (862 euros)
27 % des actifs polonais sont embauchés à durée déterminée. C’est le taux le plus élevé de l’UE.
Devant l’Espagne, le Portugal et l’Italie, la Pologne est le pays le plus inéquitable d’Europe. Les 10 % les plus riches y gagnent près de 15 fois plus que les 10 % les plus pauvres.Les inégalités entre riches et pauvres s’accroissent, car ce sont les salaires les plus bas qui augmentent le moins. Ainsi en 2010, alors que le revenu polonais médian n’a prisque 2,2 %, le salaire des cadres a lui gagné 7 %.
Le revenu minimum polonais a beau augmenter régulièrement (il était sous les 1 000 zlotys bruts en 2007) avec 1 500 zlotys bruts (340 euros) en 2012, il reste quatrefois plus faible qu’en Belgique.
Le prix des loyers à
Varsovie est comparable aux loyers bruxellois. Un appartement de 80 m² coûte plus de 650 euros.
Image : Urszula © Rafal Naczyk/Agence Alter