102 ans et 101 ans. C’est l’âge de deux grandes associations féministes belges. La plus ancienne se nomme aujourd’hui Vie féminine, l’autre Soralia. Deux structures qui ont traversé un XXe siècle émaillé de victoires – droit de vote, sécurité sociale, liberté financière – mais aussi de luttes inachevées contre l’inégalité salariale, la place des femmes dans le paysage politique et institutionnel ou encore les violences sexistes et sexuelles.
Ce siècle féministe est également celui de tourments, de débats, de frictions autour de la place des femmes au sein du Royaume. Car les organisations féministes du XXe siècle et d’aujourd’hui sont plurielles et s’opposent parfois…
Popelin et le début de l’associatif féministe
Marie-Thérèse Coenen est historienne et a notamment été présidente de l’Université des femmes, «un laboratoire de recherche, d’enseignement et de réflexions féministes sur la condition des femmes». Pour l’historienne, le début de l’associatif féministe belge commence en 1892. «C’est le moment où la première association féministe et réellement organisée est créée: ‘La Ligue belge du droit des femmes’.» Une association portée par la première femme médecin du pays, Isala Van Diest, par Marie Popelin et son avocat et ami Louis Frank.
L’affaire Popelin est un marqueur fort de l’histoire féministe. Après avoir réalisé des études de droit, cette femme d’une quarantaine d’années souhaite devenir avocate. Sauf qu’en 1888, sur décision de la cour d’appel et de la Cour de cassation, Marie Popelin n’est pas autorisée à s’inscrire au barreau… pour la seule raison d’être femme. À la suite de cette décision, quatre ans plus tard, Marie Popelin et ses alliés «créent la Ligue en 1892, explique Marie-Thérèse Coenen. Cette association d’étude et de propagande féministe voulait des réformes sur le plan économique, politique, moral, de l’éducation et la révision des lois discriminatoires». Le combat est lancé…
Pour Marie-Thérèse Coenen, historienne, le début de l’associatif féministe belge commence en 1892.
À cette époque et encore aujourd’hui, la société belge est clivée en trois grandes tendances: laïque versus catholique, francophone versus flamande, bourgeoisie versus prolétariat. «Les organisations féminines vont donc se calquer sur cette polarisation», continue l’historienne. Une polarisation illustrée au début des années 1920 par trois organisations. D’un côté, la Ligue du droit des femmes «rassemblait davantage des femmes éduquées, bourgeoises et laïques».
D’un autre, le mouvement catholique se forme autour des Ligues ouvrières féminines chrétiennes, l’ancêtre de Vie féminine. Son action s’adresse aux femmes du monde ouvrier, mais son public est à l’époque surtout composé d’épouses au foyer. Et pour cause, «ce mouvement propose une formation sociale, morale et religieuse pensée pour que chaque femme puisse se consacrer à sa ‘vocation’ d’épouse et de mère», explique Juliette Masquelier, historienne et spécialiste des mouvements féminins.
Et enfin Soralia, qu’on appelait jusqu’à il y a peu «Femmes prévoyantes socialistes», est une organisation qui résulte des premières caisses mutualistes de prévoyance pour les femmes. «À nos débuts, nous étions centrés sur les droits des mères ouvrières, sur la maternité, le droit des enfants, dans un esprit laïque, raconte Laudine Lahaye, chargée d’études chez Soralia. En échange d’une cotisation, les femmes recevaient des soins, une indemnité en cas d’incapacité de travailler ou encore pour l’arrivée d’un enfant.»
La friction autour du travail
Au début des années 1930, un mouvement plus «radical» et intellectuel composé de plusieurs organisations va faire son entrée: les égalitaristes. Pour ceux-ci, il n’est plus question que l’on puisse effectuer une distinction entre les sexes. En conséquence, les femmes doivent pouvoir accéder à des postes d’État, de juges, d’avocats, de médecins, etc. «Dans ce modèle, femmes et hommes ont les mêmes droits et compétences, en tant que caractéristiques de tout être humain, indépendamment de leur genre, explique un dossier pédagogique réalisé par Soralia à l’occasion de ses 100 ans. A contrario, les associations féministes dites modérées – comme celles citées plus haut, NDLR – proposent souvent une vision maternaliste, essentialiste du rôle des femmes. Elles interrogent rarement la vocation naturelle des femmes à l’égard des enfants et du foyer. Dans ce modèle, hommes et femmes sont complémentaires, chacun ayant une place bien définie dans la société.»
Une friction qui va se retrouver au moment de la crise économique de 1929 et ses corollaires: faillites et chômage de masse. «Cette raréfaction de l’emploi va mener à une volonté politique de renvoyer les femmes au foyer afin de privilégier les emplois disponibles pour les hommes», continue Laudine Lahaye. «Clairement, les femmes deviennent la variable d’ajustement», ajoute Marie-Thérèse Coenen.
Sur ce sujet, les mouvements féminins vont se polariser. D’un côté, les égalitaristes se positionnent fermement contre ces attaques au travail des femmes. De l’autre; les Femmes prévoyantes socialistes ne vont jamais soutenir ces propositions de loi, et vont petit à petit rejoindre le mouvement égalitariste tout en demandant des lois spécifiques sur la protection du travail des femmes. Enfin, les Ligues ouvrières chrétiennes se positionnent contre les égalitaristes. «Jusque dans les années 60, cette association porte un message très catholique, explique Juliette Masquelier. Si les femmes doivent travailler pour vivre, elles doivent et peuvent le faire aux mêmes conditions salariales que les hommes, mais cela ne doit pas devenir la norme. La norme veut qu’elles se consacrent à leur famille.»
Lutte des classes et avortement
Il est coutume de chapitrer l’histoire du féminisme en plusieurs vagues. Selon les historiennes, après de nombreuses victoires pour les femmes, la deuxième commence dans les années 70. Une période où vont se développer de nouveaux groupes féministes beaucoup plus radicaux aussi bien sur le fond que sur la forme: on parle d’organisations néo-féministes. «On retrouve notamment le Front de libération des femmes et le Groupe d’action pour la libération des femmes», explique le dossier pédagogique de Soralia. Des groupes beaucoup moins hiérarchiques, qui organisent des actions coups de poing, notamment dans l’espace public.
Dans les années 70, de nouveaux groupes féministes beaucoup plus radicaux aussi bien sur le fond que sur la forme se développent: on parle d’organisations néo-féministes.
Ces mouvements radicaux vont également attaquer un interdit: l’avortement, inscrit depuis 1867 comme un délit dans le Code pénal. D’un côté, les Femmes prévoyantes vont très vite rejoindre le combat pour la dépénalisation et le droit à l’information sur la contraception. Mais, pour le mouvement catholique, cela va prendre beaucoup plus de temps et représentera un long processus lancé dans tout le mouvement: «Pour l’association qui deviendra Vie féminine en 1969, il était impossible de se rallier à ce combat pour des raisons religieuses, explique Juliette Masquelier. Contrairement aux féministes laïques, pour qui contraception et avortement étaient les deux faces d’un même combat, la liberté de disposer de son corps, les chrétiennes soutenaient la contraception pour mieux combattre l’avortement. Mais les choses vont évoluer petit à petit et Vie féminine soutiendra la dépénalisation partielle de l’IVG à la fin des années 1980, au nom de la liberté de choix des femmes.» Finalement, c’est en 1990 que l’avortement sera dépénalisé partiellement, accessible aux femmes jusqu’à 12 semaines de grossesse.
S’identifier au «féminisme»
S’identifier au «féminisme» ne va pas de soi pour les chrétiennes, même si elles reconnaissent dès les années 1970 les apports de ces mouvements pour les droits des femmes. Autour des questions d’égalité économique, les collaborations se font plus nombreuses dès les années 1980, jusqu’à ce qu’en 2001, Vie féminine choisisse de se définir comme féministe. «C’est un moment important pour nous, car le Mouvement se détache de son identité religieuse pour mieux accueillir la diversité, explique Aurore Kesch, présidente de Vie féminine. Et puis surtout, devient ouvertement féministe et anti-patriarcal.»
Le début des années 2000 est un point essentiel pour le combat, notamment grâce à la Marche mondiale des femmes. Un moment où les organisations féministes se réunissent presque pleinement. «En Belgique, la Marche a mobilisé plus de 80 organisations de femmes, explique Marie-Thérèse Coenen. Le 14 octobre 2000, quelque 35.000 femmes ont participé à une manifestation européenne.» Une marche qui a permis de rendre visibles, de renforcer et de solidariser les groupes de femmes belges autour de revendications communes contre la violence et la pauvreté des femmes.
Mais le front commun féministe n’existe toujours pas. «Il y a encore de nombreux débats sur lesquels nous n’avons pas les mêmes avis, tranche Aurore Kesch. Par exemple, sur la question du voile ou encore de la prostitution. Mais c’est normal de ne pas être d’accord sur tout. Ce qui compte aujourd’hui, c’est qu’on se parle encore davantage pour accentuer nos essentiels communs.»
De nouvelles frictions?
La troisième vague du mouvement féministe pourrait commencer dans les années 2010, avec le mouvement qui a révolutionné le monde: MeToo. «Moment incroyable de libération de la parole sur les violences que subissent les femmes, raconte Malika Roelants, membre du jeune Collectif 8 mars. Et de là, on sent que tout a explosé avec de nouveaux collectifs qui se sont créés.» De nouveaux mouvements plus radicaux qui viennent, une fois encore, bousculer les grandes. «Nous, on se considère comme anti-racistes, anti-colonialistes, anti-capitalistes et contre les violences faites aux personnes LGBT, explique Julie*, membre d’un collectif bruxellois très connu. Parfois on sent que les grandes organisations subventionnées ne vont pas assez loin dans leur vision féministe, notamment dans le combat anti-raciste ou contre les violences LGBTQIA+. Et, surtout, qu’elles ne nous laissent pas trop de place. Même dans certaines manifestations.» Un avis que partage, en partie, Malika Roelants.
«Je ne suis pas vraiment d’accord, répond Noémie Van Erps, secrétaire générale de Soralia, qui est reconnue en 2007 comme mouvement d’éducation permanente. En revanche, je crois qu’il faut qu’on crée plus de plateformes pour se parler, ensemble. Ce n’est pas grave si on n’est pas d’accord sur tout. Mais il faut qu’on se respecte, le gros de nos combats va dans le même sens.»
«Il y a encore de nombreux débats sur lesquels nous n’avons pas les mêmes avis. Par exemple, sur la question du voile ou encore de la prostitution.»
Aurore Kesch, présidente de Vie féminine, à propos des dissensions entre mouvements féministes
«Moi je suis très admirative de la détermination et de l’agilité des mouvements plus ‘radicaux’ que les nôtres, ajoute Aurore Kesch. Je sais qu’on a encore du travail à mener sur certaines questions, pour lutter encore mieux contre le racisme ou les discriminations que vivent les personnes LGBT, etc. Mais on s’y attache et, selon nos principes d’éducation permanente, on veut le faire avec tout le monde, en partant des femmes qui nous rejoignent, quelles qu’elles soient! Vous savez, on est des gros paquebots. On a des milliers de femmes dans notre réseau. Dans l’histoire, les plus petits mouvements ont toujours réussi à nous inspirer, nous faire bouger, il nous faut juste du temps pour permettre à chacune d’embarquer, pour construire une parole collective commune, à partir de leurs situations individuelles concrètes. Cette question de la temporalité est essentielle: tout le monde ne bouge pas à la même vitesse. Mais on a toutes un horizon commun à promouvoir.»