Un médicament devenu drogue. Depuis la dernière décennie, le fentanyl provoque l’explosion des overdoses en Amérique du Nord. Redoutablement efficace, cet opioïde de synthèse est mortel en cas de surdosage. Son arrivée discrète en Europe et en Belgique incite les associations à anticiper sa montée en puissance… avec les moyens du bord.
Fentanyl. L’opiacé de synthèse est sous le feu des projecteurs. Après avoir causé la mort de Michael Jackson, celle de Dolorès O’Riordan, la chanteuse du groupe The Cranberries, on sait que le fentanyl est aussi associé au décès de Prince. On a retrouvé dans le sang du chanteur, mort en avril 2016, une concentration de 67,8 microgrammes de fentanyl par litre de sang. Voilà pour les victimes les plus connues. Il faut y ajouter les dizaines de milliers de morts partout dans le monde, notamment aux États-Unis et au Canada. À Vancouver, au cours de l’année passée, on comptait pratiquement un mort par jour à cause des opioïdes de synthèse.
Comment le fentanyl est-il passé du statut d’antidouleur de la dernière chance à la drogue responsable d’une hécatombe d’overdoses en Amérique du Nord? Petit retour en arrière. Nous sommes en 1959, le chimiste belge Paul Janssen brevette sa dernière trouvaille: le citrate de fentanyl. Un opiacé de synthèse qui vise à soulager les douleurs les plus insupportables: son «potentiel analgésique», c’est-à-dire sa capacité à diminuer la douleur, est 80 à 100 fois plus efficace que la morphine. Le fentanyl est alors réservé à la prise en charge des douleurs pour les patients atteints de cancer à des stades avancés. Le fentanyl fait alors l’objet d’un usage strict. Le tournant s’opère dans les années 2000 où le fentanyl est surprescrit en Amérique du Nord, particulièrement aux États-Unis. Les laboratoires encouragent les médecins à donner cet antidouleur à n’importe qui pour soulager n’importe quels maux: la mère de famille qui se plaint du dos, le caissier qui peste contre ces charges lourdes qu’il doit se coltiner quotidiennement. Le tournant des années 2010 est le point central de la crise des opioïdes de synthèse aux États-Unis. Là-bas, l’urgence a été déclarée: en 2016, 11 millions de personnes souffraient d’accoutumance aux opiacés obtenus sur prescription. À titre de comparaison, près d’un million d’Américains consommaient de l’héroïne cette même année. Conséquence: le fentanyl tue plus que l’héroïne (20.100 décès contre 15.400 en 2016).
Et en Belgique?
Le fentanyl et ses dérivés sont déjà présents dans le Royaume, comme en témoigne la dernière alerte précoce d’Eurotox, l’Observatoire socioépidémiologique alcool-drogue Wallonie-Bruxelles. Le 8 février 2018, l’asbl publie une information concernant le décès d’un jeune homme en Flandre après avoir consommé une poudre contenant un peu de cocaïne et beaucoup de methoxyacetylfentanyl, un dérivé du fentanyl. Pas connue pour être un consommateur d’opiacés, la victime a pu penser qu’elle allait utiliser de la cocaïne. «C’est l’un des problèmes du fentanyl: soit c’est un médicament détourné de son usage, soit il est coupé dans une autre substance», remarque Michaël Hogge, chargé de projets sur les études épidémiologiques. Quand on sait que la surdose est à quelques microgrammes près, le fentanyl laisse peu de chances. Eurotox lance, depuis ces dernières années, de plus en plus d’alertes précoces concernant l’arrivée des NDS, les nouvelles drogues de synthèse. Ces nouvelles substances, principalement fabriquées par des labos clandestins, se revendiquaient du «Legal High», c’est-à-dire des substances trop neuves pour que le législateur les classe illégales. Une difficulté contournée depuis la publication de l’arrêté royal du 26 septembre 2017: désormais pour interdire une molécule, plus besoin de l’identifier, il suffit de savoir si elle appartient à une structure chimique de base (comme celle du fentanyl, des amphétamines, du cannabis de synthèse, etc.) Difficile d’avoir des statistiques sur les décès liés à leur utilisation. La directrice d’Eurotox explique: «Quand on a un décès suspect, possiblement lié à la drogue, il n’est pas rare que le médecin, pour la tranquillité de la famille, ne le déclare pas aux autorités. Car cela entraîne une enquête, une autopsie et des analyses toxicologiques», observe Catherine Van Huyck, également directrice de l’asbl Modus Vivendi. Cette dernière est la seule en Belgique à réaliser des testings, examens de pilules, poudres et autres substances à la demande des usagers. Si l’asbl n’a encore jamais vu passer de fentanyl lors de ses testings, c’est aussi parce que le nombre de tests reste trop faible (120 chaque année pour tout le Royaume). Pourtant, le fentanyl est bien là. «Au travers de notre questionnaire annuel pour le programme d’échange de seringues en Flandre, 5% des personnes interrogées ont affirmé avoir consommé du fentanyl durant l’année. Ce groupe comprend 240 personnes», affirme Tessa Windelinckx, de la Free Clinic d’Anvers. En tant que coordinatrice du programme d’échange de seringues pour la Flandre, elle explique constater une utilisation du fentanyl avec l’héroïne.
Quand on sait que la surdose est à quelques microgrammes près, le fentanyl laisse peu de chances.
La SCMR, la salle de consommation à moindre risque, que l’on surnomme plus souvent «la salle de shoot», revient en force quand on pose la question de la consommation de fentanyl. «Si la personne vient avec un produit qui est dangereux et qu’effectivement, elle fait une overdose, il y a du personnel sur place qui peut directement donner, par exemple dans le cas des opiacés, un antidote qui s’appelle la naloxone», détaille Sébastien Alexandre, directeur de Fedito BXL, la fédération qui regroupe une vingtaine d’assocs liées à la réduction des risques. «On ne désespère pas de voir un jour à Bruxelles une salle de conso, veut croire Catherine Van Huyck. Tout simplement parce que c’est utile pour sauver des vies et accrocher un public de consommateurs qui nous échappe.» Le dossier est porté par les différentes Régions. Mais ça coince encore au niveau du fédéral.
Autre outil de prévention, la naloxone. C’est l’antidote en cas d’overdose aux opiacés: il bloque les récepteurs opioïdes du cerveau et permet à la victime d’éviter l’arrêt de son système nerveux et de sa respiration à condition de renouveler les doses régulièrement. La naloxone n’existe qu’en version injectable en Belgique. Ce qui pose de graves soucis. En cas d’overdose, il faut avoir l’entraînement et le sang-froid pour remplir une seringue et pour piquer une victime en plein arrêt respiratoire. La naloxone pose aussi des questions légales: «On a essayé de mettre en place une pochette de naloxone avec une formation à la clé. Mais les autorités nous en ont empêchés sous prétexte que la version injectable doit être administrée par un médecin», grince Tessa Windelinckx, de la Free Clinic d’Anvers. «Cela fait des années que l’on réclame la version en spray nasal, comme on le trouve en Amérique du Nord», appuie Catherine Van Huyck. Dans ses mains, une boîte vide de Narcan®, souvenir de son voyage au Québec. Cette version de la naloxone n’est pas encore en vente en Belgique. Pourtant son efficacité a été prouvée sur le terrain, notamment parce qu’elle est simple d’emploi. Une facilité qui doit permettre à tous ceux qui fréquentent de près ou de loin des consommateurs d’opiacés d’agir rapidement. «Imaginez une famille qui pourrait sauver son enfant en cas d’overdose», avance encore Catherine Van Huyck. Encore faut-il protéger juridiquement la personne qui interviendrait pour sauver la vie d’une victime d’overdose: s’assurer que le sauveur ne soit pas, par la suite, arrêté pour détention de produits illicites par exemple. Il faut penser à une protection équivalente à celle du «Bon Samaritain» qui existe au Canada. Dernier obstacle, le prix des deux doses de Narcan® reste prohibitif chez nos voisins québécois: 80 dollars. Nul doute que l’État belge devra rudement négocier pour obtenir un prix qui permettra de sauver des vies.
Une présence à relativiser
Une crise liée aux opioïdes de synthèse de même ampleur que celle connue en Amérique du Nord n’est pas une fatalité en Belgique. «Parce que le marché des substances illégales est déjà saturé de produits de relative bonne qualité à prix relativement abordable», juge Michaël Hogge. Toutefois, les opiacés de synthèse restent moins chers à produire pour les trafiquants qui les fabriquent. Une arrivée massive de ces produits sur notre sol provoquerait la chute des prix et piégerait dans l’addiction de nouveaux usagers. C’est aussi dans ce sens que va le dernier rapport annuel d’Eurotox: «Bien que peu présentes actuellement sur le marché européen, ces substances constituent une menace réelle pour la santé publique en raison de leur puissance, et nous ne sommes pas à l’abri d’un phénomène similaire à celui qui préoccupe en ce moment l’Amérique du Nord, où le nombre d’overdoses liées aux fentanyls a littéralement explosé.» Or, le coût humain, médical ou social est élevé lors des surdosages. Pour Catherine Van Huyck, le problème posé par les opioïdes de synthèse est une conséquence du jeu du chat et de la souris que se livrent police et trafiquants. «Avant, on bossait sur des produits que l’on connaissait bien: héroïne, MDMA, cannabis, cocaïne… énumère-t-elle. Aujourd’hui, les fabricants essaient d’innover et de prendre de vitesse les autorités. C’est comme ça que l’on s’est retrouvé avec du cannabis synthétique sur le marché, plus dangereux que son homologue naturel, une vraie merde!», peste-t-elle. Où finira cette course? C’est avec cette question que les associations pressent le gouvernement fédéral de réfléchir une nouvelle fois au régime d’interdiction stricte de l’usage de drogues, au travers de leur campagne «Stop 1921».
Les autres noms du fentanyl
Garder à l’esprit que le fentanyl est un nom générique. En réalité, beaucoup de médicaments à base de fentanyl portent d’autres noms. Le patch transdermique Effentora®, Actiq® et sa tige imprégnée à sucer. Le Breakyl® sous la forme d’un mince film à appliquer en bouche ou le Recivit® et son comprimé qui se diffuse placé sous la langue. On peut aussi parler de la plus ancienne version d’administration du fentanyl, injectable en ampoule par le laboratoire Janssen. Lorsque l’addiction au fentanyl pousse sa victime à aller en acheter en rue, les petits noms valsent: Chine blanche, Héro synthétique, Drop Dead, Flatline, Lethal Injection (sic), Dance Fever, Great Bear, Poison, Tango & Cash, TNT. La fameuse sucette de fentanyl (Actiq®) est revendue au marché noir sous le nom de Perc-o-Pops ou Lollipops (sucette).
En savoir plus
Dans son édition de janvier-mars, XXI consacre une longue enquête aux ravages causés par l’épidémie de fentanyl à Cincinnati, une ville du sud-ouest de l’Ohio, aux États-Unis.
« Camés sur ordonnances », Mathieu Palain, revue XXI n°41. 15,50 € sur la boutique en ligne http://www.revue21-6mois-boutique.fr