Un événement important s’est tenu à la veille du sommet de Laeken : le sommet social qui réunissait entre autres les partenaires sociaux européensinterprofessionnels et une partie des membres du Conseil des ministres de l’Emploi et des Affaires sociales. Une série de conclusions et de déclarations y ont étéconfrontées, qui se sont traduites le surlendemain dans les conclusions du sommet.
Ces échanges et débats se sont en partie déroulés en coulisses, et le sommet social comme tel a encore reçu peu d’échos. Il aura cependant desrépercussions sur le long terme puisqu’il refond les canaux officiels par lesquels les représentants des employeurs et des travailleurs s’impliquent dans la constructioneuropéenne. Un sujet essentiellement « procédural », mais dont il s’agit de démêler les conséquences à terme.
1. Les conclusions des partenaires sociaux
Sous l’impulsion notamment de la présidence, la Confédération européenne des syndicats (CES), le Centre européen des entreprises à participationpublique et des entreprises d’intérêt général (CEEP), et l’Union des confédérations de l’industrie et des employeurs d’Europe (Unice),s’étaient préalablement réunis informellement fin novembre pour préparer ce sommet social. Ils arrivaient ainsi le 13 décembre avec des conclusions communesà mettre sur la table1.
Les partenaires sociaux veulent que le dialogue social garde un rôle spécifique dans la construction européenne
> Ne pas en arriver à mettre sur le même pied les représentants de la société civile et les partenaires sociaux européens : les principes avancéspar la Commission pour renforcer la gouvernance européenne (transparence, participation, responsabilité, efficacité et cohérence) sont bien sûr “soutenuspleinement” par les partenaires sociaux, mais dans les mécanismes de consultation et de concertation à maintenir ou à développer, “la nature desresponsabilités des partenaires sociaux, leur légitimité, leur représentativité et leur capacité à négocier des accords donnent au dialoguesocial une place à part”.
> Les partenaires sociaux demandent à être observateurs actifs dans le tout prochain pow-wow sur l’avenir de l’Union.
Distinguer bipartite et tripartite
Le dialogue social doit rester un rapport bilatéral entre représentants des entreprises et représentants des salariés, sur des sujets mis à l’ordre du jourpar eux-mêmes ou pas. Mais il y a aussi une place pour des concertations avec les autorités de l’Union, en particulier le Conseil emploi et affaires sociales, et pour desconsultations des partenaires sociaux par ces dernières. Ces différentes modalités de participation des partenaires sociaux à la construction européenne doiventêtre maintenues et distinguées. Ils doivent aussi, chacun, être promus au sein des pays candidats à devenir membres de l’Union.
Clarifier la concertation tripartite
La concertation tripartite s’est largement complexifiée ces dernières années, au risque de s’éparpiller. En effet, différents processus de coordinationse déroulent conjointement, et se croisent : dialogue macroéconomique et définition des Grandes Orientations (Gope), stratégie pour l’emploi et définition desLignes directrices, etc. À Lisbonne en juin 2000, ces dynamiques ont été articulées entre elles, mais cette clarification n’a pas suivi pour la concertationtripartite liée à chacun de ces processus. Des lieux comme le Comité de l’Emploi (instance consultative tripartite) font surtout office de grand-messes.
Les partenaires sociaux proposent donc de créer un comité de concertation tripartite unique “pour la croissance et l’emploi” qui soit compétent pour toutes lesmatières reprises dans la stratégie adoptée à Lisbonne (y compris l’inclusion sociale, les nouvelles technologies, l’environnement, etc.). Chaque année,ce Comité tripartite remettrait un avis sur ces matières, à la veille du “Sommet de printemps” défini à Lisbonne comme le moment clé,décisionnel et annuel, de ces processus de coordination politique.
Programmer et autonomiser le dialogue social
Ces processus de coordination sont réellement devenus une nouvelle manière de faire avancer la construction européenne. Ils misent, se félicitent les partenaires sociaux,sur le pouvoir d’initiative de la Commission et sur le pouvoir de décision du Conseil des ministres. Cela ne les empêche pas de revendiquer un dialogue social plus autonome, telcelui qui s’est déroulé récemment en matière de formation tout au long de la vie ou de télétravail.
C’est la raison pour laquelle ils envisagent de lancer dès 2002 un Sommet européen du dialogue social, qui rassemble leurs représentants nationaux, et qui décided’un programme de travail pluriannuel du dialogue social. Ces programmes comprendront la négociation d’accords volontaires qui auront force de loi pour toutes les entrepriseseuropéennes et tous les salariés européens.
2. Les engagements tripartites
La participation à ce sommet incluait aussi les Premiers ministres belge, espagnol et danois, la Commission européenne (M. Prodi et Mme Diamantopoulou), le président de laCommis-sion des Affaires sociales du Parlement européen (M. Rocard), ainsi que Jacques Delors, initiateur il y a quinze ans du dialogue social européen.
La présidence affichait d’emblée ses ambitions : elle défendait les propositions des partenaires sociaux. En conclusion des débats, il faut retenir plusieurs acquisrepris le lendemain dans les conclusions du sommet de Laeken.
> La Déclaration de Laeken donne aux partenaires sociaux une place d’observateurs dans le débat sur l’avenir de l’Union ;
> Le programme de travail annuel du dialogue social sera acté par la Commission et le Conseil (“Les prémices de quelque chose comme notre Conseil national du travail”,murmurait-on entre participants belges à propos de ces sommets du dialogue social…) ;
> Dès le sommet de printemps à Barcelone, et annuellement ensuite, devra se tenir un sommet du dialogue social – même si les partenaires sociaux expliquent aujourd’huiqu’ils ont besoin d’encore quelques semaines pour se mettre d’accord sur les modalités du travail et qu’ils ne travailleront à l’élaboration del’agenda qu’ensuite : … pour décembre 2002 ;
> Passer systématiquement par une demande d’avis préalable aux partenaires sociaux sur tous les projets de rapport et de communication de la Commission ;
> Reprendre les conclusions des sommets sociaux dans les conclusions des Conseils Emploi et Affaires sociales.
3. Pourquoi maintenant ?
La Présidence voulait s’attaquer à l’architecture du dialogue social pour la bonne et simple raison qu’avec l&
#8217;achèvement de l’intégrationmonétaire de l’Union, la question de la régulation des différences entre normes de salaires et d’emploi dans les États membres devient capitale. Or cettequestion est actuellement prise en charge seulement par la Banque centrale européenne et par les Conseils Écofin. Caricaturalement, on n’imagine pas un marchéintérieur dont les objectifs prioritaires seraient pensés uniquement en termes de compétitivité des entreprises, de balances commerciales, d’inflation etd’équilibre des finances publiques. La présidence Emploi s’est donc félicitée du fait que les politiques de l’emploi et l’Agenda social ne restentpas au balcon de l’intégration économique européenne. Mais elle n’a pas eu grand-chose à faire, d’une certaine façon : CES, Unice et CEEP enétaient arrivés là tout seuls à acter les limites du dialogue social tel qu’il s’organise depuis dix ans.
« Personne n’a poussé les partenaires sociaux pour que ces conclusions soient passées maintenant, commente Philippe Pochet, directeur de l’Observatoire socialeuropéen. C’est la maturation de la réflexion sur le travail depuis Maastricht et le choc de l’échec sur le travail temporaire qui ont amené à cela. Ily a certainement aussi d’autres facteurs comme des changements de personnes dans les organisations. On peut se dire que le retour d’un Belge à la présidence de l’Unicea pu jouer : c’est quelqu’un qui a plus une culture de vouloir jouer le jeu, contrairement à son prédécesseur néerlandais. «
Pour Thérèse de Liedekerque (Unice), « la volonté des partenaires sociaux est clairement d’améliorer l’efficacité de leurs rapports bipartites ettripartites, mais il ne s’agit pas de changer de cadre ou de règles du jeu. Nous ne sortons pas des rôles qui nous sont impartis par les traités de l’Union, nous nousadaptons surtout aux nouvelles modalités de construction de l’Europe comme la coordination ouverte des politiques et l’ajout de nouveaux thèmes dans l’Agendasocial ».
Penny Clarke, conseillère à la CES, utilise une image claire « Le dialogue social s’est construit comme une maison à laquelle on a ajouté plusieurs fois des annexes.Aujourd’hui, nous avons voulu prendre un peu de recul et reconsidérer l’ensemble de l’édifice. Pour ne plus utiliser les différentes procédures pour tousles sujets, savoir ce que l’on traite de façon tripartite ou en bilatéral, etc. »
La ministre Onkelinx ajoute une touche au tableau : « Il est évident que la Présidence emploi voulait renforcer l’impact du dialogue social, comme le veut d’ailleurs l’Agenda socialapprouvé en décembre 2000 à Nice. Mais le Conseil n’est pas là pour dire aux partenaires sociaux comment ils doivent s’y prendre. Nous avons affiché unevolonté politique claire, nous avons soutenu le processus, et avons mis nos moyens à leur disposition, en reconnaissant leurs avancées, et en amenant les conclusions conjointesau sommet de Laeken. »
4. Des perspectives qui s’ouvrent ?
Mais ce remue-ménage va-t-il permettre d’engranger plus de résultats ? Nous avons tenté d’y voir plus clair avec Philippe Pochet, directeur de l’Observatoiresocial européen.
Alter Échos – Qu’est-ce qu’il y a de plus nouveau, dans ces différents éléments que les partenaires sociaux avancent ?
Philippe Pochet – Il faut se remettre dans le contexte de la concertation sociale au niveau européen. C’est depuis le traité de Maastricht que des conventions passées entreles partenaires sociaux peuvent être reprises par la Conseil « erga omnes » comme on dit, c’est-à-dire qu’elles acquièrent une force légale pour tous lesemployeurs et tous les travailleurs concernés, pas seulement ceux qui font partie des organisations signataires. Donc depuis une décennie est apparue en Europe de la législationnégociée. Cela a évidemment eu des effets importants. Il est clair qu’au départ, cela n’a pas été évident : il fallait régler desquestions du type ”Quels mécanismes de conclusion de conventions ? Quels mandats donner en interne dans les organisations qui participent à la négociation ?” Celaveut dire qu’en plus de cette législation négociée, on a vu depuis 1992 une accélération de la structuration des acteurs sociaux.
AE – Comment se porte aujourd’hui cette procédure négociée ?
PP – Cela a donné des fruits sur quelques gros sujets qui s’étaient enlisés au niveau de l’élaboration de directives par la procédure législative: congé parental et temps partiel sont deux accords importants. On a failli y arriver cette année sur le travail temporaire, mais cela a bloqué. Même chose surl’information et la consultation des travailleurs, en 1998, où les patrons ont refusé de négocier, et où les avancées se précisent aujourd’hui aumoyen de directives (voir l’article précédent). L’échec sur le travail temporaire a eu des répercussions : on se met à réfléchir et, avecl’anniversaire des 10 ans du traité de Maastricht, à faire des bilans. Et effectivement beaucoup de monde s’accorde sur le fait qu’on ne sait pas situer lesresponsabilités sur l’avancement de tel dossier, on se renvoie les balles entre partenaires sociaux, Conseil et Commission, etc. Plus personne ne sait où cela coince et oùcela passe.
AE – C’est donc cette complication des procédures que les partenaires sociaux se sont mis en condition de dépasser ?
PP – Dans leur nouvelle proposition, qui est essentiellement procédurale, il y a une volonté claire d’avoir une négociation autonome. Il faut bien se rendre compte quejusqu’ici, c’était pratiquement la Commission qui donnait leur agenda aux partenaires sociaux. Ici, les partenaires sociaux se donnent un lieu de négociation propre,institutionnalisé, et les conventions auxquelles ils arrivent remonteront au Conseil des chefs d’État et de gouvernement, ou pas.
AE – Cette nouvelle manière de s’y prendre donnera-t-elle selon vous de meilleurs résultats ?
PP – Cette volonté de clarifier la situation et de faire un pas supplémentaire vers plus d’autonomie est certainement risquée. En particulier parce que l’Unice neveut jamais vraiment se positionner comme interlocuteur social à part entière. Il faut aussi, je crois, que la Commission fasse évoluer sa manière de travailler sur cessujets sociaux : chaque Com-mission devrait pour bien faire se donner un programme social de législature, sur cinq ans. On saurait de quoi chaque partie s’occupe ou pas, sur quoi ellesréfléchissent, etc. Ce qui permettrait d’avoir trois grandes procédures législatives :
> la procédure classique par directive,
> la procédure négociée avec aboutissement « erga omnes »,
> et la nouvelle procédure négociée autonome.
Les conclusions c
onjointes du 13 décembre vont en tout cas dans la direction d’une telle réorganisation du paysage. Et ils provoquent aussi une rupture mentale ; la Commissionn’est plus au centre de tout.
AE – Est-ce que ces conclusions vont amener les partenaires sociaux à changer leurs agendas respectifs ? Quand nous les avons interrogés, ils sont restés très vaguesà ce sujet…
PP – De fait, il est encore un peu tôt pour le savoir. L’Unice n’est toujours pas convaincue de devoir devenir un partenaire social, mais elle va toujours plus loin dans lesnégociations à l’approche d’une Conférence intergouvernementale. Or il en est prévu une pour 2004. Donc on saura cela pour le sommet de décembre auDanemark. Il y aura en tout cas deux points tests : la convention en cours sur le travail à distance, et la manière dont la Commission va faire aboutir la question du travailtemporaire.
1 Voir le texte sur le site web de la CES :http://www.etuc.org/en/index.cfm?target=/en/dossiers/socialdialogue/splaeken.cfm
Archives
"Une nouvelle architecture pour le dialogue européen entre partenaires sociaux"
Thomas Lemaigre
24-01-2002
Alter Échos n° 113
Thomas Lemaigre
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