L’École des sciences criminologiques de l’Université libre de Bruxelles organisait ce 19 octobre un colloque sur la fraude sociale1. Ce concept plurielrassemble des pratiques qui vont des arrangements d’allocataires sociaux cherchant à nouer les deux bouts avec des indemnités inférieures au seuil de pauvreté à latraite des êtres humains liée à la criminalité organisée.
Si, par définition, le phénomène est mal connu, une enquête récente d’Eurostat vient d’en esquisser l’ampleur. Ainsi, au cours des douze moisprécédant l’enquête, 18 % des Belges déclarent avoir acquis un produit ou un service pour lequel ils ont une bonne raison de croire qu’il comprenait du travail nondéclaré. Les biens et services achetés en noir concernent d’abord la vente au détail, les services ménagers (17 %) – y compris le jardinage et la garded’enfants – et la construction, soit des secteurs d’activités prioritaires dans la lutte contre la fraude sociale. Quant aux montants qui échappent annuellement aux pouvoirspublics, il est estimé entre 1,879 milliard d’euros (étude du Hoger Instituut voor Aarbeid de la KUL de 2003) et 4,4 milliards (étude de l’Inspection des loissociales de 1995).
Une typologie de la fraude sociale
Pour tenter de mettre de l’ordre dans les concepts, les chercheurs du Hoger Instituut voor Arbeid proposent la classification suivante :
I. Économie souterraine ou travail au noir :
a) activités visant à éviter le paiement de l’impôt sur les revenus, de la TVA ou d’autres types d’impôts,
b) activités visant à éviter le paiement des contributions de sécurité sociale,
c) activités visant au non-respect d’autres règles législatives telles que le salaire minimum, le temps de travail, la sécurité du travail,
d) activités visant au non respect d’autres obligations administratives.
II. Production illégale
a) production de biens et services dont la production, la vente ou la détention est interdite.
b) activité de production généralement légale mais qui devient illégale lorsqu’elle est effectuée par du personnel non autorisé.
III. Économie informelle
Activités qui se trouvent essentiellement dans les pays en voie de développement, aux premières étapes du processus de production. Le facteur travail associé estpeu organisé, soumis à peu de régulation, et souvent occasionnel. Il s’organise à travers des groupes familiaux et des contacts sociaux plutôt que par descontrats de travail. Ces activités peuvent donc ne pas être souterraines ou illégales.
IV. Production domestique à usage personnel
Jozef Pacolet, Sergio Perelman, Pierre Pestieau & Katleen Baeyens, Un indicateur de l’étendue et de l’évolution du travail au noir en Belgique. Disponible surhttp://www.hiva.be/docs/rapport/R1181b.pdf
Cette réalité complexe se traduit, sur le plan légal, par un empilement de lois relativement peu coordonnées entre elles et, en pratique, par la juxtapositiond’un nombre impressionnant de services d’inspection opérant sans logique globale – même si, depuis la création en octobre 2006, du Service d’informationset de recherches sociales (SIRS)2, la cohérence dans la lutte s’est accentuée.
Un nouveau projet de code
Un projet de code pénal social a d’ailleurs été déposé à la Chambre le 30 mars 2007, pour tenter de mettre de l’ordre en la matière. SelonFabienne Kefer, professeur de droit à l’Université de Liège (ULg) qui a présidé les travaux de la commission d’élaboration de ce code, il viseprincipalement deux objectifs : rendre le droit pénal social lisible et accessible, y rétablir la cohérence qui lui faisait défaut avec la multiplication noncoordonnée de nouvelles législations.
La lisibilité semble d’ailleurs devenir un enjeu central en matière de fraude sociale : évoquant la complexité croissante de la réglementation enmatière d’indemnisation des chômeurs, Karel Baeck, administrateur général de l’Onem, ironise : « Quand les règles deviennent à ce pointcomplexes que plus personne ne les maîtrise, qui sont encore les fraudeurs ? » De l’avis général, dans bien des cas – en dehors des fraudes organiséesà grande échelle et liées à des réseaux criminels –, la frontière est difficile à tracer entre simple méconnaissance de la norme etréelle volonté frauduleuse. Qui plus est, en matière de sanctions, le zèle punitif est souvent contrebalancé par la volonté de ne pas mettre à mal lacontinuité des activités économiques et donc des emplois… C’est probablement ce qui explique que seule une infime minorité (2 %) des procès-verbauxdressés par les quelque 800 inspecteurs sociaux fédéraux débouchent sur une procédure pénale. Le nouveau projet de code met d’ailleurs en avant lesprocédures de conciliation et, dans l’esprit de ses rédacteurs, les amendes administratives devraient à elles seules se montrer suffisamment dissuasives dans les cas lesmoins graves, sans qu’il soit nécessaire d’enclencher des procédures lourdes, longues et coûteuses.
Dans le même esprit, l’association des secteurs les plus concernés par la lutte contre la fraude (horeca, construction, nettoyage, etc.) apparaît capitale à saréussite : ce sont en effet eux qui connaissent le mieux le terrain et les pratiques déloyales de certains de leurs concurrents. De tels constats mènent d’ailleurs lescriminologues Sybille Smeets et Carla Nagels (ULB) à constater des divergences entre l’évolution du droit pénal social et celle du reste du droit pénal. Alors que lepremier serait caractérisé, dans les cas où les fraudeurs sont des entreprises, par l’autorégulation, la reconnaissance du rôle joué par les carences del’administration, la tendance à la « fiscalisation » via l’utilisation d’amendes plutôt que la pénalisation, le second évoluerait au contrairevers une accentuation de la responsabilisation individuelle. Et les criminologues de souhaiter dès lors que la créativité, l’innovation, et pour tout dire lacompréhension, qui irriguent le premier puissent imprégner le second.
Ne pas se concentrer uniquement sur le recouvrement
Reste que cette politique très pragmatique – orientée par le souhait de récupérer un maximum des montants fraudés – n’est pas sans effetspervers. Ainsi, selon Cédric Visart de Bocarmé, procureur g&ea
cute;néral de Liège, et chargé au sein du collège des procureurs généraux dudossier « fraude sociale », il y a une contradiction nuisible entre les objectifs pluriels de la lutte contre la fraude sociale (garantir la sécurité et les droits destravailleurs, assurer l’équilibre de la sécurité sociale, éviter la concurrence déloyale vis-à-vis des entreprises qui opèrent « au blanc», etc.) et l’objectif unique que le gouvernement assigne à sa politique criminelle en la matière, à savoir la récupération d’un niveaudéterminé de montants fraudés.
Se contenter du seul objectif de recouvrement, c’est, selon la plupart des intervenants, mener une politique à court terme, qui risque de passer à côté del’internationalisation croissante des activités frauduleuses… et de la créativité des fraudeurs ! Ainsi, depuis quelques années semblent se multiplier les carrouselsd’assujettissements fictifs : des entreprises sont enregistrées (« souvent auprès de mêmes notaires », remarque Cédric Visart de Bocarmé) etgérées par des hommes de paille, elles procèdent à des mises à l’emploi fictives, puis monnayent au prix fort de faux C4, donnant indûment accèsà toute une série de droits sociaux, avant de disparaître dans la nature.
Pour ce qui concerne les fraudes les moins organisées, les progrès dans la lutte passent aussi par des innovations informatiques : ainsi depuis le croisement des bases dedonnées de l’Onem et de l’ONSS, ce sont pas moins de 25 000 cas de cumul d’allocations de chômage et de revenus d’un travail déclaré qui ontété décelés !
1. Secrétariat de l’École des sciences criminologiques Léon Cornil :
– adresse : Campus du Solbosch, ULB CP137, av. F.D. Roosevelt 50 à 1050 Bruxelles
– tél. : 02 650 39 41.
2. Le SIRS a pour mission de mettre sur pied une approche structurée et globale de la lutte contre la fraude sociale et le travail illégal et ce, en concertation étroite avecles autorités judiciaires et les quatre services d’inspection de l’administration fédérale, à savoir ceux des SPF Emploi et Sécurité socialeainsi que les services de contrôle de l’Onem et de l’ONSS.
L’objectif que lui a assigné le gouvernement Verhofstadt : recouvrer 80 millions d’euros par an sur les montants qui échappent annuellement à l’État età la Sécu, du fait de la fraude sociale.