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Regard critique · Justice sociale

Dossier: prostitution

Une partie de campagne

Bien que moins visible qu’en ville, la prostitution à la campagne ne connaît pas la crise. Dans les provinces de Namur et de Luxembourg, le Net a considérablement changé la donne avec de plus en plus de travailleuses indépendantes qui reçoivent à domicile.

Illustration Mathilde Wauters

Bien que moins visible qu’en ville, la prostitution à la campagne ne connaît pas la crise. Dans les provinces de Namur et de Luxembourg, le Net a considérablement changé la donne avec de plus en plus de travailleuses indépendantes qui reçoivent à domicile.

À Arlon, «L’An 2000» est à vendre. Le long de la grand-route menant au Grand-Duché, les bars à champagne ne sont plus qu’un vestige du passé. La plupart sont en état de démolition. Il y a quelques années encore, ces clubs survivaient. «Il y avait une vie de nuit là-bas. On allait boire un verre, on y allait pour s’amuser. L’offre s’adressait à une clientèle occasionnelle. Mais il y a eu une volonté des autorités locales que ces bars disparaissent. Risques sanitaires, d’incendie ou de nuisances sonores, la commune avait toujours une bonne raison pour justifier une fermeture. À Arlon, la police a appliqué ces dernières années une politique plus ferme qu’ailleurs, en demandant aux prostituées de quitter la ville purement et simplement», commente Benjamin Boelen, coordinateur d’Espace P, qui, depuis 2014, tient une antenne locale au sein de la maison médicale arlonaise.

Avec la fermeture irrémédiable des vitrines, la prostitution luxembourgeoise a pris un autre visage. Internet est passé par là. Désormais, les femmes qui se prostituent fonctionnent via des petites annonces sur des sites comme VivaStreet ou Quartier rouge. «Les réalités sont très différentes de grandes villes comme Bruxelles ou Liège. La prostitution se veut discrète, pour ne pas dire cachée, et s’effectue essentiellement en privé. Les femmes louent des appartements et se prostituent à domicile», explique encore Benjamin Boelen. D’une manière générale, si la prostitution est moins visible, elle reste bien présente. Présence qui tient à la proximité de la France, où la législation sur la prostitution est stricte, et au Luxembourg, où le pouvoir d’achat est fort. «Les travailleuses peuvent tarifer en fonction. Cela coûte entre 150 et 250 euros de l’heure. À Liège, c’est autour de 50 euros.»

«La seule solution serait la légalisation, moyen d’en finir avec la marginalisation des prostituées et cette anarchie dans le métier.» Kenza, prostituée à Arlon

La majorité du travail d’Espace P est d’entrer en contact avec les prostituées, tâche complexe et longue parce que cela se fait essentiellement sur Internet désormais. «Nous essayons d’établir une relation de confiance via ces sites. Mais les canaux qu’elles utilisent et que nous utilisons pour entrer en contact avec elles, la police les utilise aussi. Beaucoup refusent de nous rencontrer par crainte de ce flicage», poursuit-il. Ces dernières années, les contrôles policiers se sont en effet intensifiés dans la région: d’abord, en sanctionnant les bars, et, depuis, en épluchant les petites annonces sur Internet, sous prétexte de lutter contre le travail au noir. «La police n’hésite pas à dénoncer les filles à l’Institut national d’assurances sociales pour travailleurs indépendants», ajoute Benjamin Boelen.

L’asbl ne peut pas avancer de chiffres sur le nombre de personnes qui se prostituent dans la région, mais la section d’Espace P à Arlon accompagne entre 70 à 100 personnes par an. «La majorité des personnes rencontrées sont des jeunes femmes des pays de l’Est. Il y a aussi une population latino, très mobile. Des jeunes femmes d’Amérique du Sud arrivent en Belgique, se prostituent quelques mois puis se rendent dans d’autres pays européens. On compte aussi un certain nombre de Belges qui exercent cette activité en plus d’un travail à temps plein ou à mi-temps.»

Plus libres, au final

C’est dans une chambre d’hôtel, situé sur une aire d’autoroute, à une dizaine de minutes du centre d’Arlon, que Kenza retrouve ses clients fidèles. Abordée via sa petite annonce, la jeune femme n’a pas peur de nous répondre. Elle aime ce métier, comme les hommes qu’elles rencontrent. «Je ne changerais pas ma situation contre une autre. J’aime bien les nouvelles rencontres, quand je tombe sur quelqu’un de bien foutu. Ce qui arrive plus souvent qu’on ne l’imagine», confie-t-elle. Elle est arrivée il y a dix ans dans la région à la suite d’un mariage avec un Belge. Divorcée, cette ancienne hôtesse de l’air se tourne vers la prostitution. Un métier qui la fascinait. Elle est aujourd’hui indépendante. «Internet a changé beaucoup de choses dans le métier, en facilitant le travail à domicile. C’est beaucoup mieux qu’avant parce qu’il n’y a plus d’intermédiaires. On est au final plus libres…»

Tantôt masseuse, tantôt psychologue, elle admet volontiers qu’elle ne couche pas tout le temps avec sa clientèle d’habitués. «On me paie aussi pour écouter. On néglige très souvent le rôle social de ce métier. Certains clients peuvent devenir des amis, voire des amants avec le temps. Ils peuvent même vous donner un coup de main de temps à autre.» Kenza se plaint de la concurrence déloyale qui s’exerce dans la région entre les travailleuses déclarées comme elles et celles non déclarées. «Déjà qu’on ne jouit pas de nos droits comme tout le monde, s’il faut aussi compter sur la concurrence alors qu’on essaie d’être réglo en payant ses taxes…, déplore-t-elle. C’est comme si un médecin non déclaré s’installait à deux pas d’un praticien référencé. Le médecin enregistré appelle les autorités et le problème est réglé. Mais moi, je fais comment face à des filles venues de l’Est qui cassent les tarifs à cinq kilomètres de là? Avant, ces filles passaient dans les clubs, mais Internet a tout changé là aussi en facilitant le développement de réseaux parallèles. La seule solution serait la légalisation, moyen d’en finir avec la marginalisation des prostituées et cette anarchie dans le métier.»

Car Kenza, comme Espace P, lutte contre la «putophobie» qui marginalise les travailleuses du sexe auprès des autorités comme de la société. «Elles ont peut-être choisi ce métier de par une situation économique déplorable dans leur pays ou ici, mais elles l’ont choisi et j’aimerais bien qu’on casse cette vision de la pute soumise, souligne, de son côté, Isabelle Buyssens, assistante sociale et thérapeute de l’association. Pour les côtoyer de manière régulière, ce sont des personnes chaleureuses. Elles ont un code d’honneur. Il y a une humanité qui est là, une vraie forme de solidarité entre elles. Elles ont aussi des clients qui sont des soutiens. Et cela, on l’entend tous les jours parce qu’il y a des liens d’amitié qui se créent. Le plus dur pour elles, c’est le stigmate de la pute car elles assument et aiment ce qu’elles font.»

«Il y a une prostitution consentie, renchérit Véronique Léonard, travailleuse sociale depuis onze ans à l’antenne d’Espace P à Namur. Il faut sortir de l’image que ce sont uniquement des pauvres filles qui sont maquées, comme on dit encore. Les politiques comme les médias vont toujours mettre en avant la parole des femmes qui ont été victimes, qui n’ont pas trouvé leur équilibre dans cette profession. Il y en a évidemment. Mais il faut entendre les travailleuses qui aiment ce métier. Leur parole est tout aussi légitime.»

«Cherche serveuse»

Dans le centre-ville de la capitale wallonne, le dernier bar a fermé ses portes l’an dernier dans un des vieux quartiers typiques de Namur. «Au début des années 2000, les bars du centre ont mis la clé sous la porte à la suite d’une taxe communale. Cela a touché les dames qui travaillaient principalement seules en tant qu’indépendantes, qui n’avaient pas les moyens de s’acquitter de cette taxe. Depuis, cette taxe a été gelée, mais le mal est fait…»

Aujourd’hui, Namur fait parler d’elle pour sa nouvelle réglementation pour les quatre bars situés à Lives-sur-Meuse, avec un règlement qui consiste à cacher le corps des travailleuses de 7 à 22 heures. Une forme de diabolisation, selon l’asbl, alors que ces établissements sont présents depuis 40 ans. En cause: un conflit de voisinage entre les riverains et les bars situés au bord de la route. «Les riverains se plaignent exactement des mêmes désagréments – sonores, notamment – que pour un night-shop ou un débit de boissons. De nombreux griefs ne concernaient même pas les bars, à savoir des problèmes de circulation et de sécurité routière. Certains citoyens pensent qu’en fermant les bars, tous les problèmes seront résolus», se désole Véronique Léonard. Des réunions ont eu lieu avec l’association, les autorités et les riverains, sans succès.

«Les aspects sociaux comptent beaucoup dans ces relations.» Laure, prostituée à Arlon

À quelques kilomètres de là, sur la nationale 4, il y a aussi un parfum de crise qui règne sur la dizaine de bars encore présents dans la commune de Gembloux. Sur les devantures, à côté des néons roses et bleus, une même annonce: «cherche serveuse» ou «demande hôtesse». «On sent la crise, c’est vrai», reconnaît Laetitia, qui a commencé la prostitution voilà près de 20 ans. «Il y a de plus en plus des jours sans. Il est difficile de savoir ce qu’on gagnera à la fin du mois. Ce qui n’était pas le cas il y a quelques années.»

Même constat pour un gérant d’un bar qui préfère garder l’anonymat. «Outre la crise, il y a surtout les taxes communales sur nos établissements. Elles sont sans cesse plus élevées et mettent en péril l’avenir des bars à champagne. Et à Gembloux en particulier qui, avec le montant de 18.900 euros par an et par établissement, a adopté le montant le plus élevé de Wallonie.» Pour Véronique Léonard, cette augmentation conduit surtout à une précarisation des travailleuses. Du coup, beaucoup de femmes préfèrent désormais se mettre à leur compte et travailler à domicile sur Internet.

C’est le cas de Laure. Elle a débuté dans la prostitution il y a quelques années, a travaillé dans un bar avant de devenir indépendante voici deux ans. «Je n’ai pas fait pas d’études. Je ne trouvais pas de travail à Gembloux. Je voulais joindre l’utile à l’agréable, sans être sous-payée en faisant un métier précaire», raconte-t-elle. «Il n’y a pas vraiment de concurrence avec les bars, même si Internet commence à prendre le dessus sur les bars», continue-t-elle. À ses yeux, ce sont deux manières de fonctionner, très différentes au fond: «On vise plus, d’un côté, la consommation avec les bouteilles de champagne, avec des clients plus occasionnels, là où, en privé, on retrouve des partenaires fréquents et fidèles. On travaille quand on veut aussi comme n’importe quel indépendant, tandis que, dans un bar, on n’a pas le choix, on ne peut pas refuser les clients comme on veut. J’ai connu ce type de situation.»

Désormais, Laure se donne le droit de choisir ses clients. «Si je ne me sens pas en sécurité, je refuse. Je n’ai jamais eu de problèmes jusque-là. Gembloux est une ville assez calme. D’une façon générale, les clients de la campagne sont totalement différents des zones urbaines. Les aspects sociaux comptent beaucoup dans ces relations. Ce sont des hommes plus matures, qui ne viennent pas uniquement pour le sexe. Ils ont juste besoin d’affection et de parler de leurs problèmes.» Si Laure ne se sent pas du tout contrainte dans ce travail, elle a décidé néanmoins d’entamer des études pour devenir secrétaire médicale. Elle obtiendra son diplôme à la fin de l’année. «Histoire d’entamer un nouveau chapitre à ma vie…»

 

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste

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