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Regard critique · Justice sociale

Migrations

Une politique pour Roméo et Juliette

La pièce de théâtre-action Amours mortes sensibilise les jeunes à la question des mariages forcés. Cette problématique semble de mieux en mieuxprise en considération par les pouvoirs publics.

12-03-2010 Alter Échos n° 291

Avec humour et subtilité, la pièce de théâtre-action Amours mortes sensibilise les jeunes à la question des mariages forcés. Lentement maissûrement, cette problématique semble de mieux en mieux prise en considération par les pouvoirs publics.

Dans la grande salle de théâtre de l’école Sainte-Marie de la Sagesse, à Schaerbeek, les élèves des dernières années sont venus assisterà Amours mortes. C’est la première fois que cette création de la Compagnie Maritime 1 est donnée dans une école.
Rideau. Sur scène, une jeune femme en pleurs dans son élégante robe de mariée pense à son caissier de Charleroi. Celui qu’elle aurait dû épouseraujourd’hui, pas ce fils de bonne famille imposé par ses parents. « Je ne suis pas Cendrillon, ma godasse est en cuir et y’a le talon qui s’barre », se plaint-elle à sonamoureux éconduit. « On s’est trompé de conte de fées, princesse, ça va pas l’faire », lui répond le Carolo.
Acte 2. Un jeune maroxellois se fait tirer les oreilles par sa mère. Elle entend lui présenter une cousine de Tanger. Une fille présentable, une fille dont ses parents seraientfiers, pas comme cette souillon belge avec qui il fricote ! « La vie est trop amère pour que l’amour le soit aussi », rétorque le garçon, visiblementaccablé.
Acte 3. Retour au XVIe siècle, pour s’inviter dans l’intimité de Roméo et Juliette.
Acte 4. On débarque au milieu d’une dispute dans une famille italo-flamande.
Quatre scènes, quatre destins tragiques de jeunes gens forcés d’épouser un partenaire qu’ils n’ont pas choisi. « L’idée était de ne stigmatiser aucunepopulation. C’est pourquoi on montre des scènes qui se passent à différentes époques, dans des milieux sociaux divers, avec des origines variées », expliqueDaniel Adam, directeur de la Compagnie Maritime.

Fruit d’une collaboration entre la Compagnie Maritime, le Groupe santé Josaphat 2, le Réseau bruxellois Mariage et migration 3 et la Fédérationlaïque des Centres de planning familial (FLCPF) 4, Amours mortes est un spectacle qu’on applaudit avec enthousiasme. On passe du langage impertinent d’une Zazie dansle métro à la prose de Shakespeare aussi vite que du rire aux larmes. Si l’objectif est de sensibiliser les jeunes à la question des mariages forcés, l’aspectartistique n’est pas relayé au second plan pour autant. « La pièce s’inspire de la connaissance que les travailleurs de terrain ont de cette problématique, mais il nes’agit pas de diffuser un message tout fait. Cela reste avant tout de la création artistique, pas de la communication », rappelle Daniel Adam.

Un phénomène difficile à évaluer

Des jeunes filles disparaissent à la veille des vacances scolaires, des travailleurs sociaux sont confrontés à des témoignages bouleversants… L’existence de mariagesforcés, ou conclus sous pression, est indéniable. Difficile pourtant de mettre un chiffre sur ce phénomène inquiétant. Les victimes parlent peu de cette questionjugée intime et, au contraire des coups physiques, les pressions morales et familiales ne sont pas toujours identifiées comme une violence injustifiable par leurs victimes. Pour trouverune piste chiffrée, il faut remonter à une étude publiée en 2004 par la Communauté française. Mariage choisi, mariage subi, quels enjeux pour les jeunes?5 pointe que sur un échantillon de 1.200 élèves du secondaire supérieur, « 23 % signalent avoir connu des cas de mariages forcés soit chez desconnaissances (16 %) soit dans leur entourage familial (7 %) ». Deux études plus récentes méritent aussi d’être signalées. La première porte surles facteurs limitant la liberté de choix d’un partenaire dans les groupes de population d’origine étrangère en Belgique6. La seconde a pourthème le choix de la conjointe et le mariage des hommes allochtones7.

En Belgique, les mariages forcés sont punis par la loi de 2007. Encore faut-il pouvoir les identifier quand ils se présentent. « Mariages forcés, arrangés,précoces, gris, blancs… De la libre union au mariage forcé, il existe une panoplie de termes et de situations, mais les frontières ne sont pas toujours simples àdécoder », remarque par ailleurs Claude Demulder, coordinatrice du Réseau bruxellois Mariage et migration.

Spectateurs acteurs

Au total, une soixantaine de représentations d’Amours mortes sont programmées sur le territoire de la Région bruxelloise et de la Communauté française,dans des écoles, des maisons médicales, des AMO, des centres culturels, etc. Cette pièce interpelle et sert d’amorce à un travail de réflexion en profondeur.

Après la représentation, les élèves de Sainte-Marie étaient invités à rejouer la dernière scène pour en faire changer l’issuedramatique. Deux semaines avant le grand jour, une fille annonce à ses parents qu’elle n’est pas amoureuse de Francesco, le fils des amis de la famille, dans les bras de qui on la poussedepuis sa tendre enfance. Furieux, son père la renie. Dans la salle, les réactions fusent. « Il veut le bonheur de sa fille, mais il fait son malheur. Dans le fond, il nel’aime pas vraiment », lance une demoiselle. « C’est faux, il veut ce qu’il y a de mieux pour elle. Et puis, on ne change pas d’avis comme ça, à ladernière minute. C’est une question d’honneur », réplique un camarade. « Moi, j’dis qu’elle mérite des baffes cette fille-là », lance unprovocateur.

Entre loyauté familiale, respect des traditions et désir d’émancipation, visiblement, la question divise. Marina Marini, la metteuse en scène, anime les débatsavec brio. De temps à autre, elle invite un étudiant à monter sur les planches pour prendre la place d’un des personnages. Passer du rôle de spectateur à celuid’acteur, sur scène comme dans la vie, tel est l’objectif poursuivi par le théâtre-action.

Dans la salle, les travailleurs du Groupe santé Josaphat scrutent les réactions de ce jeune public avec attention. Dans quelques jours, l’équipe reviendra pour mener desanimations en classe. « Les élèves seront invités à s’exprimer de façon anonyme à partir de photos de la pièce. Cela permettra à ceux quin’ont pas osé s’exprimer en public de le faire. C’est l’occasion aussi de les informer, par exemple, des services qu’ils peuvent trouver au planning familial », explique une travailleusesociale.

Théâtre-action made in Belgium

Né dans les années ’70, le théâtre-action est un mouvement qui utilise le théâtre comme outil d’émancipation. Des paysans brésiliens auxhabitants de quartiers populaires de Bruxelles, le théâtre-action s’adresse à un public qui ne fréquente pas les lieux culturels habituellement. C’est une forme dethéâtre participatif et politique. En quelques mots, l’idée est de créer un spectacle à partir de ce que les gens vivent, dans le but de faire changer leursituation. Le théâtre-action se veut aussi un espace de rencontre. « Nous vivons dans une société de consommation qui culpabilise celui qui n’a pas réussi. Lethéâtre-action est un lieu pour en discuter, pour se rendre compte que, si on n’y arrive pas, c’est normal aussi », explique Katty Masciarelli, directrice de Centre dethéâtre-action (CTA)8.

Le théâtre-action prend des formes variées. À côté des créations collectives – ateliers dans lesquels des personnes en situation difficilemettent en scène leur quotidien – des compagnies peuvent aussi réaliser des créations autonomes à partir de leur connaissance du terrain. Lethéâtre-forum relève de cette seconde catégorie. À partir d’improvisations, une troupe crée une pièce dont la conclusion est généralementcatastrophique. Après la représentation, le public est invité à prendre la place des acteurs pour tenter d’en faire changer l’issue.

Logement, mariage, emploi, consommation, etc. les thèmes abordés par le théâtre-action sont « aussi variés que ceux rencontrés dans la vie »,commente Katty Masciarelli. Aujourd’hui, on dénombre 17 compagnies de théâtre-action en Communauté française, qui travaillent main dans la main avec le mondeassociatif. En Belgique, le théâtre-action s’est rapidement constitué en un mouvement, ce qui lui permet aujourd’hui de bénéficier d’une assise importante etde revendiquer quelques moyens. Depuis 2005, ses missions sont fixées au sein d’un arrêté royal. D’un point de vue institutionnel, bien qu’il s’apparente àl’éducation permanente par certains aspects, il relève du secteur des arts de la scène. Créé en 1985, le CTA, assure la promotion de la discipline et organise leFestival international du théâtre action (Fita), premier festival du genre au monde. « En Belgique, le théâtre-action est un mouvement fort, parce que solidaire», conclut la directrice du CTA.

Mariage et migration

Lancé en 2006, le Réseau bruxellois Mariage et migration, autre partenaire du projet Amours mortes, regroupe seize associations confrontées, de par leursactivités, à des cas de mariages forcés. « C’est une initiative des acteurs de terrain. C’est à la fois un réseau d’échange deréflexions, de pratiques et d’outils », explique la coordinatrice Claude Demulder.

Pour aider des professionnels qui se sentent parfois dépourvus face à ces situations complexes, le réseau organise des formations qui intègrent à la fois aspectsjuridiques et sociaux. « Les professionnels qui rencontrent ces problèmes peuvent venir de secteurs très différents. Ce sont des assistants sociaux, des juristes, despsychologues mais aussi des policiers, des agents de l’état civil. Ces formations sont aussi l’occasion pour ces acteurs de se rencontrer, souligne Claude Demulder. De façongénérale, on met l’accent sur une approche transversale. » Au-delà des formations, le réseau mène des actions de concertation entre les différentsacteurs et relaie leurs revendications, pour plus de moyens entre autres, auprès des autorités responsables. Parmi une série de revendications récemmentélaborées en atelier – « et qui doivent encore être retravaillées, affinées et concrétisées par le réseau en 2010 »,précise Claude Demulder – un renversement de la charge de la preuve au niveau juridique est souhaité.

Des pouvoirs publics plus attentifs

Trop longtemps ignorée, la problématique des mariages forcés bénéficie d’une attention croissante de la part des pouvoirs publics. En mars 2009, Emir Kir(PS)9, ministre en charge de l’Action sociale et de la Famille à la Cocof, présentait un Plan d’action relatif aux mariages forcés et précoces en trois axes :sensibilisation des jeunes et des parents, formation des professionnels, renforcement du travail en réseau. Ce « plan cocofien », à son tour, inspirait Communautéfrançaise et Région wallonne, qui ont intégré la problématique des mariages forcés au Plan d’action national 2010-2014 en matière de luttecontre les violences entre partenaires. Pour information, ce plan national, dont la première version date de 2001, a également été étendu aux questions de crimesd’honneur et de mutilations sexuelles.

Essaimer

Dans ce contexte, le Réseau bruxellois Mariage et migration bénéficie depuis 2009 du soutien de la Région de Bruxelles-Capitale ainsi que de celui de laCommunauté française depuis 2010. Au total, un budget de 110 000 euros est alloué cette année par ces deux institutions, une partie pour le réseau (57 000 euros),une partie pour la pièce Amours mortes. Mariage et migration espère aujourd’hui développer des contacts avec des partenaires associatifs néerlandophones, ets’apprête à donner ses premières formations aux professionnels sur le territoire wallon. La volonté de développer des actions de prévention avec les paysoù ces mariages forcés sont parfois pratiqués est aussi sur le point de se concrétiser avec un voyage en Turquie programmé en juin.

1. Compagnie Maritime :
– adresse : chaussée Hourtart, 88 à 7110 Houdeng-Geognies
– tél. : 064 67 77 20
– courriel : lacompagniemaritime@yahoo.fr
– site : www.lacompagniemaritime.be
2. Groupe santé Josaphat, centre de planning familial :
– adresse : rue royale Sainte-Marie, 70 à 1030 Bruxelles
– tél. : 02 240 76 71
– courriel : centre@planningjosphat.org
3. Réseau bruxellois Mariage et migration :
– adresse : rue Royale Sainte-Marie, 70 à 1030 Bruxelles
– tél. : 02 241 91 45
– courriel : info@mariagemigration.org
– site : www.mariagemigration.org
4. Fédération laïque de Centres de planning familial (FLCPF) :
– adresse : rue de la Tulipe, 34 à 1050 Bruxelles
– tél. : 02 502 82 03
– courriel : nfontaine@planningfamilial.net
– site : www.planningfamilial.net
5. Faits et gestes n° 15, « Mariage choisi, mariage subi : quels enjeux pour les jeunes », publication du Secrétariat général de laCommunauté française, 2004.
6. En 2006, l’Université de Gand réalise pour le ministre de l’Intégration et l’Égalité des chances « L’Étude des facteurslimitant la liberté de choix d’un partenaire dans les groupes de population d’origine étrangère en Belgique ».
7. En 2009 est publiée l’enquête « Choix de la conjointe et mariage des hommes allochtones » par l’Institut pour l’égalité des femmes etdes hommes.
8. Centre de théâtre-action :
– adresse : place de La Hestre 19, à 7170 La Hestre
– tél. : 064 21 64 91
– courriel : theatreaction@skynet.be
– site : www.theatre-action.be
9. Cabinet d’Emir Kir :
– adresse : bd Saint-Lazare, 10 à 1210 Bruxelles,
– Botanic Building 12e étage
– tél. : 02 506 34 11
– site : www.emirkir.be

Sandrine Warsztacki

Sandrine Warsztacki

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