On connaît bien les droits de l’homme. On connaît en revanche moins bien les droits de l’enfant, coulés dans une Convention depuis seulement vingt ans. Au contraire,la vox populi a plutôt tendance à rappeler que « les jeunes n’ont pas tous les droits ! » Le délégué général aux droits del’enfant a donc mis sur pied une équipe de choc, les Jade – Jeunes acteurs des droits de l’enfant – pour sensibiliser les 10-16 ans à la question.
Arrêt sur image. Dans une salle de classe, le professeur pointe un doigt accusateur sur une jeune fille. Les autres élèves sont tournés vers elle, le regard dur.Traduite en mots, l’image révèle un cercle vicieux : abus de pouvoir d’un adulte sur un enfant, manipulation du groupe classe pour fabriquer un bouc émissaire,escalade de violences… et la descente aux enfers de l’enfant stigmatisé. C’est du vécu. Tous les jeunes présents peuvent en témoigner : eux aussi ontdéjà connu des moments d’injustice de la part d’un professeur qui a abusé de son pouvoir pour humilier ou maltraiter un élève. Pour l’heure, noussommes dans une pure fiction. Le professeur en question, c’est Manu, 18 ans, les élèves, ce sont Juliette, 21 ans, Amaury, 17 ans, Tarha, 16 ans, Bryan, 17 ans et Eda,l’aînée, 23 ans1. Ils ont été recrutés par le Délégué général aux droits de l’enfant, Bernard De Vos, pourpromouvoir la Cide2 à travers la Communauté française, grâce au super bus mis à leur disposition. Ils ne se connaissaient pas avant et viennent de milieuxdifférents. Tous ont passé une petite épreuve de sélection pour tester leur motivation à s’engager sur la durée. Leur seul point commun : avoir dutemps pour se consacrer à cette mission particulière pendant un an. En décrochage scolaire momentané, en recherche d’emploi, en attente de réorientation ousimplement en année sabbatique, peu importe : jusqu’en juin, ils sont tous embarqués dans l’aventure Jade. Et qui dit « jeunes acteurs » dit « jeud’acteurs ». Pas évident de s’improviser star des planches du jour au lendemain. Du coup, ils ont une dizaine de jours pour apprendre les méthodes duthéâtre-forum, sous la conduite de Sara Graetz, comédienne et animatrice du Théâtre de l’Opprimé3, « accoucheuse » hors pair desouvenirs enfuis.
Changer le cours de l’histoire
« Nous partons d’un moment vécu, d’une image fixe, pour créer une histoire, explique-t-elle. Ce doigt accusateur, c’est le temps zéro de l’abusde pouvoir, une image collective qui parle aux jeunes. Une fois qu’elle est mise en place, les jeunes se lancent dans des improvisations. Peu à peu, ils écrivent le texte etcréent le spectacle qui sera joué dans les écoles et les centres de jeunes. » L’image pourrait sembler anecdotique, pourtant, elle a été reconnueà l’unanimité par les participants. « Cette scène, elle ne vient pas de nulle part, elle vient de notre vécu. L’une des menaces aux droits del’enfant, c’est l’abus de pouvoir. On le retrouve dans les milieux scolaires, familiaux, au niveau de la justice ou des contrôles de police », explique Juliette. «Ce qui est important, c’est de montrer aux enfants qu’il y a des situations qui ne sont pas normales. De leur dire qu’ils ont des droits et qu’ils peuvent êtredéfendus, enchaîne Eda. Certains professeurs ont une attitude dénigrante. Il y a des phrases qui peuvent blesser durablement des enfants et perturber leur parcours scolaire.» Évidemment, les faits divers mentionnent plus souvent l’ado qui a lancé une chaise sur son professeur que l’élève systématiquementrabroué… « On n’excuse pas les actes, mais il faut savoir qu’avant d’en arriver à ce type d’incidents, le jeune a souvent subi une séried’humiliations, dans sa famille, à l’école, dans la rue. À force de dénigrements, il finit par faire ce qu’on attend ou redoute de lui : il sombredans la délinquance », résume Amaury.
La pièce des Jade devrait donc décortiquer ce mécanisme pervers qui peut conduire des maltraitances insidieuses au drame. Le but du jeu, c’est de faire réagir lepublic, lui permettre de dire « stop » à un moment donné, de trouver des pistes pour modifier la fin de l’histoire et sortir du piège. « Je suis le Jokerde l’histoire. C’est moi qui vais inciter le public à réagir, lui demander s’il est d’accord avec la réalité qui se déroule sous ses yeux,explique Bidali, coordinateur du groupe des Jade (voir encadré). Il y aura donc une interaction forte avec le public et les Jade vont devoir improviser avec les différentes propositionslancées. » Outre le spectacle, la troupe va donc être formée à d’autres outils afin de pouvoir répondre le mieux possible aux interrogations du public etle cas échéant lui expliquer les mécanismes d’aide et de soutien qui existent en Communauté française. Ils sont tous hyper motivés quels que soientleurs parcours ou leurs attentes dans ce projet. Pour Juliette qui a terminé ses études de droit en France l’an passé, l’expérience est clairement un tremplinpour travailler dans le secteur de l’enfance. « C’est ce qui me passionne le plus. Je ne me vois pas travailler ailleurs. Grâce aux Jade, je vais pouvoir développer unréseau social. » Pour Amaury, il s’agit surtout de faire une pause intelligente avant de reprendre des études, après une mauvaise orientation initiale. Pour Eda, ils’agit aussi de se rendre utile, pour éviter à d’autres jeunes des embûches et des expériences difficiles qu’elle a pu traverser. Tous ont une bonneraison d’être là et comptent bien démontrer sur les planches que le DGDE ne s’est pas planté dans le casting. La petite troupe se lance dès le mois defévrier avec une première étape au Petit Château, centre d’accueil des demandeurs d’asile qui comporte une section pour mineurs non accompagnés.
La jeunesse, ce n’est pas qu’une question d’âge
« Quand j’ai entendu parler du projet Jade, je me suis dit : c’est pour moi et personne d’autre ! » Bideli Sebatasi pourrait facilement passer pour un vrai «jeune » et il est bien conscient que sa génétique bienveillante, alliée à une solide expérience de « vieux », lui confère un atout detaille pour coordonner une équipe de gamins qui pourraient presque tous être ses propres rejetons… Bientôt quadra, rasta jusqu’au bout des dreads, ce grand gaillard a unparcours pro
fessionnel de près de vingt ans derrière lui. « J’ai fait une école de jazz à Anvers, travaillé pour un artiste jamaïcain aux Pays-Bas,travaillé plusieurs années comme taxi à Bruxelles », énumère Bideli. C’est un voyage sur la terre de ses ancêtres, le Rwanda, en 2000 qui varadicalement bouleverser son parcours. « Je suis allé au pays durant neuf mois et j’y ai monté un projet pour l’accueil des enfants des rues. Ça abouleversé toute ma vie, ma vision des choses. À partir de là, j’ai réorienté radicalement ma vie », poursuit Bideli. De retour dans son Bruxellesnatal, il se lance dans une formation d’éducateur, finit par lâcher le taxi et trouve un poste d’animateur dans une maison de quartier de Molenbeek. Il y travaille pendanttrois ans avec des ados, avant de découvrir le projet Jade dont il est devenu le coordinateur pédagogique en septembre dernier. La place dont il rêvait, donc. « C’estun projet formidable qui comporte deux volets. Il y a bien sûr l’aspect sensibilisation que nous allons mener en Communauté française auprès des enfants de 10à 16 ans. Mais il y a aussi un volet « projet personnel » pour les jeunes acteurs. » Ce volet est doté d’une petite cagnotte, un budget (limité) provenant du DGDE et dequelques sponsors, pour permettre aux Jade de défendre un projet qui leur tient à cœur, au terme de l’aventure : ça peut être reprendre des études,s’installer en autonomie, suivre une formation… Nul doute que les jeunes débordent d’idées pour utiliser à bon escient cette cagnotte. À l’instardu voyage au Rwanda de leur coordinateur, il y a dix ans, cette expérience Jade risque bien de faire naître des vocations ou, à tout le moins, de leur donner de nouvellesperspectives en cette année charnière pour eux.
1. Quentin, le 7e Jade de la troupe, était absent le jour du reportage. Voir le site du DGDE : www.dgde.cfwb.be.
2. La Convention internationale des droits de l’enfant, qui a fêté ses vingt ans en novembre dernier.
3. Le théâtre-forum est une technique de théâtre initiée dans les années 1960 dans les favelas du Brésil. Il mêle l’improvisation descomédiens sur le mode participatif et la conscientisation du public face à des situations d’oppression diverses. Théâtre de l’Opprimé,Théâtre Forum, rue Emile Vandervelde, 64 à 4000 Liège.