La commune de Saint-Gilles a mis en place depuis 2012 une police de proximité pour assurer prévention et sécurité dans la zone de Midi. Son nom: Uneus. Des jeunes du quartier, notamment du square Jacques Franck, ont dénoncé plusieurs cas de violences et d’humiliations dans le chef de ces policiers, compilés dans le rapport du délégué général des Droits de l’enfant sorti cet automne. La commune réfute la plupart des faits. Par Marinette Mormont et Manon Legrand.
Dents et bras cassés, gifles, insultes racistes ou homophobes («On va attraper tous les bougnoules qui sont là-bas»; «Bande de petits pédés»), contrôles d’identité abusifs, arrestations arbitraires, usage disproportionné de la force sur des jeunes déjà menottés, étranglements ou étouffements… Le rapport de Bernard de Vos, délégué général des Droits de l’enfant (DGDE), «Pour un apaisement des relations entre les jeunes et Uneus», clôturé en février 2018, est sorti par voie de presse cet automne. Il regorge de témoignages issus d’une vingtaine de mineurs sur les comportements de certains agents du «koban» (petite «brigade» de police de proximité) de la zone de police du Midi.
À ces allégations s’ajoutent des accusations glanées çà et là à l’encontre de ce même «koban», mais émanant cette fois de parents vivant dans le quartier: perquisitions sauvages, maman plaquée au sol alors qu’elle ne faisait que «demander ce qui se passait», menaces, notamment lorsque des citoyens évoquent la possibilité de porter plainte, humiliations de parents devant leurs enfants («Les Arabes, ils ne travaillent jamais»).
Un projet pilote qui dérange
Le «koban» de la zone de police du Midi a été mis en place en 2012 dans le cadre du dispositif Uneus (pour Union pour un environnement urbain sécurisé), projet pilote de la commune de Saint-Gilles. Son volet policier rassemble la commune, la zone de police Midi, la police fédérale et le parquet de Bruxelles. Son objectif, tel que défini dans la convention de partenariat: «Œuvrer activement et de manière solidaire à une amélioration de la qualité de vie et au maintien d’un cadre de vie harmonieux et sûr à long terme dans les périmètres d’action définis (couvrant initialement la gare du Midi, la place Bethléem, le square Jacques Franck et le parvis de Saint-Gilles, NDLR).» Pour y parvenir, le bourgmestre socialiste Charles Picqué dégage une somme annuelle de 400.000 euros de dotation supplémentaire en faveur de la zone de police Midi. En 2015, le projet reçoit le prix «David Yansenne» (décerné par Rudy Vervoort, ministre-président de la Région), qui vise à récompenser les «projets remarquables en matière de prévention et de sécurité».
Plus largement, le projet Uneus se présente comme un projet «intégral et intégré» réunissant différents partenaires impliqués dans la gestion des politiques urbaines: services prévention, environnement, jeunesse et cohésion sociale de la commune, secteur associatif. Sur papier, le projet est séduisant. Pourtant, dès 2017, des protestations émergent au sein du conseil communal par le biais de plusieurs interpellations citoyennes émanant d’un groupe de mamans de la commune et en particulier du quartier du square Jacques Franck, à côté de la porte de Hal.
C’est une mère en particulier, Latifa Elmcabeni, qui a révélé au grand jour des agissements qui restaient jusque-là cantonnés aux voitures de flics et aux appartements des familles. Tout a commencé alors qu’elle aidait un jeune sorti d’IPPJ, en décrochage scolaire. Un cas non isolé dans le quartier du square Jacques Franck. «Je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas grand-chose dans le quartier fait pour eux», se souvient-elle. Mais surtout, un mot revient toujours dans la bouche des jeunes qu’elle rencontre: Uneus. Et une réputation loin de celle de «police de proximité» telle que décrite officiellement. «Les jeunes me disaient que la brigade agissait comme des Rambo»…
2017, veille du ramadan. «Mon fils de 18 ans me dit que son frère s’est fait gifler par la commissaire qui voulait qu’il témoigne d’un fait auquel il n’avait pas assisté. J’arrive en courant puis je vois en effet qu’elle l’a giflé. Elle m’a dit: ‘Vous allez passer un sale ramadan.’» Quelques jours plus tard, ses deux fils sont restés au bloc jusqu’à 3 h du matin. Raison invoquée: ils ne portaient pas leur carte d’identité. Des histoires comme ça, Latifa Elmcabeni en a à la pelle, provenant principalement de la place Morichar et du square Jacques Franck.
Face à la violence des témoignages qui lui sont rapportés, elle décide de créer le Collectif des Madre, avec d’autres mères concernées. Une mobilisation qui se concrétise par une première interpellation citoyenne en mars 2018. Le bourgmestre Charles Picqué (PS) voit rouge et réfute les faits. Julia Galaski, qui accompagne le travail de sensibilisation de ces mamans, se rappelle un immense «mépris» du bourgmestre. «Pourtant, on n’est pas contre la police de proximité, poursuit Latifa, on reconnaît aussi l’existence de la délinquance dans le quartier. Mais… pas une telle violence de la part de la brigade!»
Les incriminations sont ensuite relayées par Écolo (alors dans l’opposition), mais aussi par la Ligue des droits de l’homme et le DGDE, qui se saisit du dossier et remet à la commune son rapport, faisant état des relations tendues entre jeunes et police, et émettant une série de recommandations visant à protéger les droits des mineurs mais aussi à apaiser le climat tendu entre jeunes, habitants et police.
Plusieurs mois plus tard, Charles Picqué réplique et fournit, en une trentaine de pages, ses réponses au DGDE. Son rapport est également transmis au procureur du Roi de Bruxelles et au Comité P (organe de contrôle externe sur la police). «À défaut d’éléments tangibles et en l’absence du moindre dépôt de plaintes, j’en arrive à la conclusion que ces témoignages sont non fondés, affirme-t-il. Les policiers du ‘Koban Uneus’ gardent donc toute ma confiance.»
«Tout le monde sait que porter plainte, pour un public fragilisé, c’est un vrai problème.» Bernard De Vos, délégué général aux Droits de l’enfant.
Rapport et contre-rapport
«Le souci majeur, c’est cette croyance selon laquelle il n’y a pas de problème parce qu’il n’y pas de plainte, rétorquent Bernard De Vos et Madeleine Guyot, attachée au DGDE. Le Comité P a donc classé l’affaire. Or tout le monde sait que porter plainte, pour un public fragilisé, c’est un vrai problème.» Car les jeunes, désabusés, ont perdu toute confiance dans les institutions, et les procédures ne sont pas toujours simples. «Et leurs parents ne comprennent pas toujours non plus la question des violences policières. Les jeunes ne se sentent donc pas écoutés et pris au sérieux», renchérit Latifa Elmcabeni. Sans parler des risques de représailles: «Les gens préfèrent faire profil bas.»
Une plainte, il y en a pourtant au moins eu une. Elle n’émane pas d’un mineur, mais d’un éducateur de l’AMO Itinéraires, située sur la place Morichar, à quelques centaines de mètres du parvis de Saint-Gilles. «Notre éducateur John s’est fait arrêter juste parce qu’il filmait une intervention policière. On l’a attrapé par le cou, on lui a pris son téléphone, ses images. Il a porté plainte au Comité P. Cela a été balayé. On l’a accusé d’incitation à l’émeute. Mais quand ils ont vu qu’il était soutenu par l’institution, qu’il avait un avocat… ils ont laissé tomber», témoignent Yves Kayaert, Carlos Riosbassi et Jonathan Vard, travailleurs de l’AMO. Du côté du Comité P, silence radio à la suite de nos questions sur l’existence ou non d’autres plaintes à l’encontre de la brigade et sur leur suivi.
Au rang des autres arguments développés par la commune: les témoignages sont «vagues et non datés» et «leur caractère anonyme rend l’analyse de la situation particulièrement difficile». «Il y a des faits décrits qui concernent des véhicules qu’Uneus ne possède pas. Ils concernent donc peut-être d’autres agents de la police zonale ou fédérale», explicite Charles Picqué. «Notre méthodologie était au point, répond-on au bureau du DGDE. Nous avons travaillé pendant plusieurs mois et récolté la parole des jeunes de manière individuelle, avec un questionnaire assez précis. On accepte de prendre en compte le sentiment d’insécurité des gens, mais il faut aussi écouter celui des jeunes. Or beaucoup de témoignages se recoupent. Et le sentiment général est que ces jeunes vivent mal la relation avec les forces de l’ordre.»
Au sein du rapport de Charles Picqué s’ensuit une analyse détaillée des statistiques criminelles touchant à une «mouvance urbaine», autrement dit une centaine de jeunes se déplaçant sur le territoire et commettant des actes de délinquance parfois très lourds. «Certains de ces jeunes sont des récidivistes lourds, d’autres juste des gamins qui suivent et commettent des incivilités. Il y a une vraie souffrance de la part des habitants et certains policiers ont été agressés», commente le bourgmestre. Les jeunes qui ont témoigné reconnaissent en effet avoir commis des actes de délinquance. «Mais ils veulent être respectés dans l’usage que font les forces de police», objecte le DGDE, qui tient aussi à préciser qu’il n’a pas la commune de Saint-Gilles dans son collimateur. «Cela existe dans tous les quartiers, de manière un peu moins forte dans les quartiers aisés. La commune de Saint-Gilles ne doit pas rougir par rapport à d’autres. Ils ont peut-être l’une ou l’autre personne au sein de la brigade qui est particulièrement agressive. Mais c’est pareil partout: il y a souvent dans la police l’une ou l’autre personne pourrie.»
«Certains de ces jeunes sont des récidivistes lourds, d’autres juste des gamins qui suivent et commettent des incivilités. Il y a une vraie souffrance de la part des habitants et certains policiers ont été agressés.» Charles Picqué, bourgmestre de Saint-Gilles.
Évaluation et dialogue structuré
«On demande trois choses: une évaluation externe d’Uneus, un dialogue structuré et des projets de réinsertion pour les jeunes», martèle Latifa Elmcabeni. Une évaluation externe, c’est aussi ce qu’exige la Ligue des droits de l’homme, d’autant, souligne-t-elle, «que le dispositif Uneus est cité en exemple de police de proximité et pourrait être répliqué dans d’autres communes».
En attendant, la voie du dialogue semble être ouverte. Récemment, habitants, associations et le délégué général aux Droits de l’enfant se sont mis autour de la table le temps d’une soirée. Une première. «L’objectif est de créer du lien, de rassembler le point de vue des habitants qui considèrent pour le dire simplement que ‘les jeunes font chier’ et l’autre qui considère qu’il ne s’agit pas d’une raison valable pour que la police fasse tout et n’importe quoi», explique Yves Kayaert, de l’AMO Itinéraires. «Les habitants eux-mêmes ont réalisé que ça pourrait changer si on s’y mettait tous ensemble, on est en train de casser un cercle vicieux», se réjouit Latifa Elmcabeni. «Parmi les habitants mobilisés, il y a des gens qui râlent et d’autres pas. Mais il y a une volonté commune d’agir, observe aussi Bernard Devos à l’issue de cette rencontre. Or quel sac de nœuds cela représente! J’étais très surpris. Quelqu’un d’un peu doué sait faire quelque chose avec ça…»
Depuis la dernière interpellation citoyenne (en juin dernier), grand moment d’accalmie. L’été et la période préélectorale ont-ils eu raison du malaise? «On a eu l’impression que la police n’occupait plus le terrain comme avant, qu’on les a tenus en laisse parce que c’était une période fragile», commentent les travailleurs sociaux d’Itinéraires. Un calme que ne troublent que les yeux des caméras nouvellement installées tout autour du square Jacques Frank. «Là, ils nous regardent en train de vous parler… Ils ne viennent plus. Mais après les élections, ça va recommencer», glisse un groupe de jeunes attroupés le long des grillages du nouveau terrain de foot.
Le bourgmestre saint-gillois voit plutôt dans la cause de cette «accalmie» un «sentiment d’impuissance et d’échec» rapporté par le personnel d’Uneus au lendemain de ces accusations embarrassantes. Par ailleurs, le bourgmestre, s’il a déjà demandé des sanctions dans le passé à l’égard d’autres agents de police, s’est dans ce cas entretenu avec les agents d’Uneus, leur expliquant que «même s’ils n’avaient pas commis d’actes répréhensibles en soi, ils devaient faire attention à leur attitude, tels un regard ou une parole».
Le 14 octobre dernier, Écolo fait un carton lors des élections communales. Le Parti socialiste perd deux sièges et, par là même, sa majorité absolue. Écolo, désormais deuxième parti après avoir évincé le MR, monte dans le bateau et signe un accord d’alliance avec le PS. Côté associatif comme chez les mamans porteuses des interpellations, on espère un changement. Car alors qu’il se trouvait dans l’opposition, le conseiller communal Mohssin El Ghabri avait suivi de près le dossier, intervenant à plusieurs reprises dans le débat communal. Catherine Morenville, en passe de devenir première échevine, compte mettre le dossier sur la table des négociations. Mais ses espoirs semblent ténus. «On veut continuer dans ce sens-là et essayer d’intégrer cette question dans l’accord de majorité. Mais la prévention et la police demeurent des compétences de Picqué, explique-t-elle. Si la commune se dit prête à faire une évaluation basée sur une méthode universitaire, je pense que cela va coincer sur le fait qu’elle accepte une évaluation externe.» Charles Picqué nous annonce pourtant timidement la possibilité d’une évaluation indépendante.
«L’objectif est de créer du lien, de rassembler le point de vue des habitants qui considèrent pour le dire simplement que ‘les jeunes font chier’ et l’autre qui considère qu’il ne s’agit pas d’une raison valable pour que la police fasse tout et n’importe quoi.» Yves Kayaert, de l’AMO Itinéraires.
Community policing : loin du but?
La vingtaine de policiers du koban ont été recrutés sur une base volontaire et en fonction de leur expérience. Leur travail de proximité exige une connaissance pointue des quartiers dans lesquels ils opèrent, la finalité étant de créer une relation de confiance avec les habitants et de collaborer avec différents acteurs. «Cette coproduction de la sécurité, condition du ‘community policing’, repose sur l’implication des institutions et services locaux (…)», explique Charles Picqué dans la note défendant son projet.
Le concept de community policing a vu le jour aux États-Unis, à la suite des dénonciations portant sur les agissements de la police dans le contexte des actions antiségrégationnistes des années soixante. «Le rôle et la légitimité de la police ont été remis en question», rappelle Els Enhus, professeure en criminologie à la VUB. En Belgique, il prend corps en 2002 dans le cadre de la circulaire ministérielle GPI 19 relative à la fonction, aux compétences et aux missions des assistants de police (6 mai 2002).
Dans cette nouvelle manière de concevoir le rôle de la police, elle n’est plus uniquement le bras droit de ses responsables fédéraux et locaux, mais elle prend en considération les aspirations des citoyens. Cinq piliers charpentent cette nouvelle approche: une plus grande proximité avec la population (via des polices de quartier), la mise en place de partenariats (avec les citoyens et le tissu associatif), la nécessité pour la police de devoir rendre des comptes sur son travail, l’idée que la police doit être orientée «résolution des problèmes», ainsi que l’empowerment (autonomisation), tant des citoyens que des policiers autour des problématiques à résoudre.
«C’est une philosophie, quelque chose vers lequel on doit tendre, mais on n’y arrive jamais à fond, décrypte la criminologue. Mais avec Uneus, il semble qu’on en soit loin…» De fait, la confiance semble rompue. «Maintenant, moi j’ai peur d’eux, souffle un jeune. Quand je les vois, je me casse. Pourtant on est né ici. On n’a nulle part d’autre où aller…» Côté policier non plus, la tranquillité n’est pas de mise. «Quand ils sont en congés, ils ont peur d’aller se balader dans ces quartiers, explique Catherine Morenville. Après ce qui s’est passé, les jeunes ne sont pas tendres avec eux…» Quant aux habitants, Bernard De Vos s’en fait l’écho sur la base de la dernière réunion qui s’est tenue récemment dans le quartier: «D’après ce que j’ai entendu, ce dispositif ne fonctionne pas en termes de vie de quartier. Tout le monde sait que les politiques sécuritaires ne marchent pas. Mais la réponse des politiques, c’est: si cela ne marche pas, il faut aller plus loin…»
Une réponse sécuritaire qui, selon certains, serait liée à une politique de gentrification (boboïsation) menée par la commune. «C’est un nettoyage des rues. Mais on ne règle pas un problème en mettant le couvercle sur la casserole», dénoncent les travailleurs sociaux d’Itinéraires. Une hypothèse qui pourrait être étayée par des constats réalisés dans d’autres pays. «Des enquêtes états-uniennes ont montré que, dans les quartiers en voie de gentrification, on observe une augmentation des contrôles policiers proactifs et agressifs ciblant les populations perçues par les nouveaux arrivants comme source de désordres et d’incivilités, notamment les SDF et les jeunes Noirs et Latinos», observe Magda Boutros (sociologue de la Northwestern University [Illinois], invitée au Centre Maurice Halbwachs à Paris), qui a relevé à Paris ce même phénomène de «contrôle-éviction». La finalité de ces actions: évincer de l’espace public certaines populations, notamment des «regroupements de jeunes», composés principalement d’adolescents noirs et maghrébins issus des classes populaires(1). Charles Picqué s’en défend: «Saint-Gilles reste une des communes les plus pauvres de la capitale. Au square Jacques Franck, on se trouve dans un phénomène proche de ce que l’on constate dans certaines périphéries des grandes villes françaises. Ce qu’il faut, ce sont des moyens pour accompagner en milieu ouvert ces jeunes en pleine dérive, qui cumulent des problématiques éducatives, familiales, d’assuétudes. Et prendre en compte la dignité et la sécurité de l’environnement dans lequel vivent les habitants les plus vulnérables.» Mais d’ajouter aussi, en fin d’interview… «L’attractivité d’une ville passe par la sécurité.»
(1) «La police et les indésirables», La Vie des idées, ISSN: 2105-3030, 14 septembre 2018, Magda Boutros, http://www.laviedesidees.fr/La-police-et-les-indesirables.html.