Porter la voix de celles et ceux qui offrent du sexe tarifé, telle était l’ambition initiale de l’Union des travailleu(r)ses du sexe organisé(e)s pour l’indépendance (Utsopi), lancée un jour de décembre 2015. Réunis dans une carrée du quartier Nord de Bruxelles, les quelques fondatrices et fondateurs dénonçaient alors en particulier la politique hostile menée à leur égard par le bourgmestre de Saint-Josse, Emir Kir. Plus fondamentalement, elles voulaient s’exprimer en leur nom1. «Les associations ne parlent pas pour les travailleu(r)ses du sexe. C’est important qu’on entende notre voix. Nous faisons partie des seuls secteurs où on parle constamment sans nous», déclarait alors Maxime Maes, travailleur du sexe BDSM qui allait devenir le premier directeur de l’association.
Huit ans plus tard, Utsopi a bien grandi. Né d’une poignée de bénévoles, le syndicat compte aujourd’hui plus d’une centaine de membres, sept salariés et un budget de 337.000 euros provenant de sept bailleurs de fonds, au premier rang desquels la Flandre, la Cocof et l’Institut pour l’égalité entre les hommes et les femmes.
La croissance se mesure aussi en termes d’impact dans le débat public: Utsopi est devenu un interlocuteur des médias et des responsables politiques. Ses porte-parole sont régulièrement invités sur les plateaux télévisés et dans les parlements. Parmi eux, Daan Bauwens, un ancien journaliste qui a repris les rênes d’Utsopi ad interim en 2021, est connu pour avoir été l’une des chevilles ouvrières de la récente décriminalisation de la prostitution.
«Utsopi encourage le spectacle et la glamourisation. On est dans le faux.»
Marie, une des fondatrices d’Utsopi
Le succès est d’autant plus éclatant quand on compare la situation belge avec la France voisine: dans notre pays connu pour sa liberté de mœurs autant que pour sa concertation sociale, un syndicat financé par les pouvoirs publics a contribué à sortir la prostitution du Code pénal. Outre-Quiévrain, le Strass, qui ne bénéficie pas de financement public, n’est même pas parvenu à éviter la pénalisation des clients. Le contraste ne pourrait pas être plus net.
Aujourd’hui, Utsopi poursuit son travail autour de trois axes principaux: le plaidoyer politique désormais axé sur le suivi de la dépénalisation; la déstigmatisation du travail du sexe à travers les événements et les relations publiques; et le travail communautaire et social. Celui-ci prend notamment la forme d’apéros permettant aux TDS de partager leur vécu avec d’autres ou de maraudes dans les quartiers de prostitution afin de distribuer des préservatifs, du gel ou des chèques-repas.
Les «tradis» se rebiffent
10 mai 2022. Utsopi fête la «décrim» avec ses membres, partenaires et relais politico-médiatiques. La fête donne lieu à des performances, notamment de Marianne Chargois. Cette performeuse BDSM, connue pour ses représentations très crues, choque certaines de ses collègues en urinant sur scène. Marie2, l’une des fondatrices d’Utsopi, s’étrangle. «Tu ne peux pas militer en choquant, car on n’avancera pas comme ça», déplore-t-elle. «Utsopi encourage le spectacle et la glamourisation. On est dans le faux.» S’ensuit un conflit ouvert, qui ne cessera de s’approfondir jusqu’à la suspension de Marie. L’organisation lui reproche d’avoir publiquement exprimé son désaccord avec la ligne suivie et d’avoir relayé des positions jugées abolitionnistes3.
Cette brouille est-elle révélatrice de divergences plus profondes? Marie le pense. «Utsopi ne représente plus qu’une seule catégorie», dit-elle. En substance: des femmes dotées de capital culturel et moins précaires que beaucoup de «prostituées», un terme dont elle se revendique encore. «Elles ne peuvent pas savoir ce que c’est de faire des clients à 30 balles pour payer le loyer.» Marie, qui se définit comme une «tradi» ne s’estime plus représentée au sein de l’association qu’elle a cofondée, en laquelle elle voit une dérive «woke».
«Dans une association ‘par et pour’, les gens qui s’investissent ne sont pas formés. Il y a un melting pot entre les objectifs personnels, les affects et les objectifs communs.»
Une ancienne membre
Elle n’est pas la seule à exprimer un tel ressentiment. D’autres anciennes membres actives à temps plein dans les vitrines ou les bars à champagne, ne s’y retrouvent plus. Elles font part d’un malaise face à un déséquilibre ressenti dans les priorités. Utsopi serait trop tournée sur l’organisation de festivals et sur les nouvelles pratiques, et pas assez sur le travail communautaire, notamment dans le quartier Nord de Bruxelles. «Ils ne font plus que des festivals de cul», lance Jennifer, une ancienne membre et employée, en référence également au Brussels Porn Film Festival (voir Alter Échos n°510: «Du porno mais pas celui que tu crois»), dont Utsopi est partenaire. Selon elle, un syndicat tel qu’Utsopi devrait se concentrer sur la défense des droits.
Ligne assumée
Daan Bauwens assume la ligne de l’association, qui compte également dans ses rangs des acteurs pornos. Utsopi travaille aussi à ouvrir les esprits à d’autres formes de sexualité parfois considérées comme déviantes, a-t-il expliqué à Alter Échos, même si cela «ne représente que 5% de notre travail».
Marianne Chargois4, de son côté, défend son approche, qui ne se veut pas «représentative de tous les enjeux ni de tous les vécus». «Dans mes œuvres vidéo, documentaires, écrits, ou performances, je m’inscris dans cette tradition féministe et minoritaire d’usage du DIY5 et du récit à la première personne», explique-t-elle. Elle rejette les «narrations victimisantes ou exotisantes, moralistes ou pudibondes» existant au sujet du travail du sexe, tout comme «le mépris et un rejet de certains corps ou de certaines pratiques physiques».
Le conflit reflète, en partie, une différence de génération, analyse une ancienne membre d’Utsopi. «Certaines travailleuses du sexe féministes ou queers, souvent plus jeunes, ont déconstruit leur rapport à la norme et, par conséquent, le stigmate intégré par de plus ‘tradis’ et certaines anciennes. Elles osent s’exprimer à visage découvert.»
Régulières contre occasionnelles, «tradis» contre «wokes», anciennes contre plus jeunes… aucune de ces catégorisations n’explique à elle seule les tensions qui ont conduit à plusieurs démissions et licenciements au cours des derniers mois et années. «Dans une association ‘par et pour’, les gens qui s’investissent ne sont pas formés. Il y a un melting pot entre les objectifs personnels, les affects et les objectifs communs», observe notre ancienne membre. Une autre évoque une organisation où les salariés auraient pris le pouvoir, au détriment des membres. Difficile de démêler l’écheveau des querelles internes, d’autant plus qu’un autre événement est venu attiser les tensions.
Démissions en cascade au CA
10 octobre 2022. À l’hôtel Bedford, à Bruxelles, le réseau européen des associations de TDS (ESWA) tient congrès. Utsopi s’y présente auréolée de sa récente victoire politique sur la décriminalisation. Daan Bauwens, ivre, aurait eu au cours de la soirée des comportements inappropriés qui ont mis mal à l’aise des travailleuses du sexe. Les témoignages varient, mais les faits sont jugés suffisamment problématiques pour susciter une plainte formelle d’ESWA auprès de son organisation membre. Le conseil d’administration d’Utsopi prend la chose au sérieux, et pousse son directeur intérimaire vers la sortie, à l’issue d’une réunion d’urgence. Daan Bauwens est interdit de tout contact avec le personnel, auquel la nouvelle est annoncée. Mais quelques jours plus tard, plusieurs administrateurs reviennent sur leur décision. Il y aurait eu méprise, et les accusations visant Daan Bauwens seraient infondées. Homme blanc, cis et par-dessus le marché directeur d’une association de TDS sans avoir lui-même jamais exercé cette activité, il aurait été ciblé pour de mauvaises raisons. Ce revirement provoque de vives tensions: les deux présidentes du CA démissionnent, une troisième membre fera de même quelques mois plus tard6. Lors d’une assemblée générale en juin dernier, des explications et excuses ont été données, et Daan Bauwens s’est vu confirmé à son poste, mais l’épisode a laissé des traces. Les membres démissionnaires du CA ne veulent aujourd’hui plus entendre parler d’Utsopi. Un manque de cohérence dans les valeurs est dénoncé. Au-delà des événements en cause, la question du leadership d’une organisation «par et pour» les travailleurs et travailleuses du sexe reste posée. Faut-il soi-même en être pour diriger une organisation comme Utsopi? Certaines le pensent.
Organisation qui a grandi très vite, Utsopi semble en proie à des maux de croissance d’autant plus aigus qu’elle travaille sur des enjeux qui sont au cœur des batailles culturelles contemporaines, comme le féminisme et l’identité sexuelle. Elle n’en reste pas moins une organisation nécessaire pour faire entendre la voix de celles à la place desquelles d’autres ont trop souvent pris la parole. «Je souhaite de tout cœur qu’Utsopi s’en sorte», conclut une ancienne membre. Nul doute qu’avec une dose d’introspection et de médiation, l’organisation y parviendra.
- Nous utiliserons la règle de la majorité, la féminin l’emportant puisque la majorité des TDS sont des femmes
- Prénom d’emprunt
- Le courant abolitionniste considère les prostituées comme victimes et s’oppose à toute forme de réglementation du travail du sexe.
- Ancienne employée du Strass et travailleuse du sexe depuis 2004, Marianne Chargois a été recrutée début 2023 à Utsopi pour encadrer la politique culturelle et événementielle.
- Do It Yourself
- L’une des présidentes démissionnaires se ravisera finalement et sera admise à nouveau au CA en tant qu’invitée.